LA PARTICIPATION CITOYENNE
Sur les ambiguïtés du « pouvoir d’agir »
Par Clémence Bernardet et Alain Thalineau
Je reproduis ici cet article publié dans la Revue Savoir / Agir 2018/1 n°43 aux éditions du Croquant, et que l’on peut retrouver sur la plateforme Cairn.
Alors que les métiers du travail social, de l’animation socio-culturelle, du développement local, de la démocratie participative s’interrogent sur leurs postures pour « faire participer », le thème du « développement du pouvoir d’agir » monte en puissance. Il s’agit d’accompagner les personnes dans une transformation d’elles-mêmes, afin qu’elles puissent avoir prise sur ce qui les concerne. Une ambition fortement émancipatrice, mais qui peut s’avérer glissante si on se limite à changer les individus, faute de pouvoir (ou vouloir ?) changer la société qui les exclue / opprime / exploite.
Un article qui pose deux questions. Celle de la place de l’action collective et de l’ambition de transformer les rapports sociaux structurels. Et celle, posée aux professionnel-les : ne serions-nous pas en train de transférer sur le public dont nous avons la charge, l’injonction à changer que nous ne sommes nous-mêmes pas capables de réaliser ?
LA PARTICIPATION CITOYENNE
Sur les ambiguïtés du « pouvoir d’agir »
Par Clémence Bernardet et Alain Thalineau
Depuis le début du chômage de masse et les premières émeutes dans les grands ensembles du début des années 1980, les intervenants sociaux tendent à souligner que les difficultés des usagers sont principalement liées aux transformations économiques et sociales. Dès lors, agir pour et avec les personnes pour qu’elles puissent retrouver une reconnaissance sociale par l’emploi apparaît nécessaire, mais insuffisant pour soulager leurs souffrances individuelles. Il devient souhaitable d’agir sur les conduites des personnes afin qu’elles puissent « s’affranchir de leur souffrance » en restaurant leur statut d’acteurs sociaux, « d’êtres capables ».
Le terme « d’empowerment », dans son acception sociale-libérale [1], devient au cours des années 2000 le maître-mot des intervenants sociaux pour qualifier cette émancipation aboutie [2]. Les centres sociaux qui se désignent comme des associations historiques de l’éducation populaire, une catégorie aux contours complexes [3], et qui sont également des opérateurs des politiques d’interventions sociales, aspirent à jouer ce rôle émancipateur [4].
Cette contribution entend interroger les dispositifs participatifs et leur mise en œuvre au sein des centres sociaux. Dans un premier temps, il s’agira de montrer que l’invitation des habitants des quartiers populaires à se vivre comme citoyens n’a pas pour finalité émancipatrice une conscientisation de classe en vue d’un changement de l’ordre économique. Les problèmes sociaux ne sont pas appréhendés comme la conséquence d’une domination de classe et de genre ; ils sont « une conséquence directe des modalités d’accessibilité et de distribution des ressources collectives [5] ». Pour des raisons liées à l’histoire de la lutte contre la pauvreté au sein des sociétés capitalistes et du rôle de l’État dans cette lutte, l’action des travailleurs sociaux reste centrée sur la responsabilisation des individus [6]. Dans un contexte de transformation du salariat et de critique de l’État social, il s’agit désormais de les accompagner vers un changement personnel en leur permettant de développer leur « pouvoir d’agir » sur leur propre destinée par des actions qu’ils entreprennent pour eux-mêmes, en fonction des problèmes qu’ils rencontrent pour accéder aux ressources collectives.
Dans un deuxième temps, notre propos consistera à analyser les processus permettant aux participants, travailleurs sociaux (assistant.e.s de service social, professionnel.le.s de l’animation sociale) et habitants inscrits dans les activités, de fabriquer de l’empowerment. Cette réflexion s’appuie sur l’observation des pratiques [7] de mise en œuvre de la participation citoyenne au sein d’un centre social situé dans un quartier d’habitat social d’une ville de deux cent cinquante mille habitants. De cette étude, il apparaît que les habitants participants, principalement des femmes, s’inscrivent dans ces activités essentiellement à la demande des assistant.e.s de service social de secteur et plus rarement en se rendant directement au centre social. Selon les professionnel.le.s, elles développent un « pouvoir d’agir » qui constitue un atout individuel pour mettre fin à leurs difficultés économiques et sociales. La participation permet à ces femmes de prendre confiance en elles à travers des supports d’animation sociale. Pour autant, si la participation produit une mise en conformité des comportements de sociabilité et de citoyenneté, elle constitue pour les femmes participantes un moyen personnel de desserrer les tensions produites par la position qu’elles occupent au sein de l’espace social. Leur participation pendant plusieurs années ne se traduit pas par une affirmation d’un rapport plus égalitaire entre l’aidant et l’aidé, ainsi qu’au sein du foyer familial ; elle ne leur permet pas d’accéder plus aisément à un emploi stable qui leur offrirait la possibilité de s’émanciper de la tutelle de leur conjoint et des services sociaux. Si la socialisation politique est présente au sein même des activités qui leur sont proposées, elle ne constitue pas un levier pour des revendications collectives.
L’institutionnalisation de la « participation citoyenne »
Le travail avec les groupes mené par les professionnel.le.s du secteur social – notamment dans le cadre de leurs missions de création et de restauration des liens sociaux dans les quartiers populaires – a pour objectif, selon les termes d’une figure emblématique [8] de la profession d’assistante de service social , « d’apporter des réponses collectives à des problèmes collectifs, de faciliter l’accès aux ressources existantes ou en créer de nouvelles, et de développer l’autonomie personnelle et sociale par la participation citoyenne à la vie sociale locale [9]». Ce propos met en évidence une double intention. Il s’agit d’améliorer le cadre de vie d’un collectif d’habitants spatialement et socialement situés ainsi que les dispositions des habitants eux-mêmes. Cette façon de dire institue de fait une ligne de partage des rôles entre les travailleurs sociaux et les habitants. Si l’intervention du travail social, en particulier de l’animation sociale exercée au sein des centres sociaux, est menée dans une tradition d’éducation populaire, elle se déploie dans le cadre de politiques publiques descendantes [10].
Afin de « redonner du pouvoir » aux personnes en leur rendant le statut de citoyen, en reconnaissant leurs droits, leurs capacités et non uniquement leurs problèmes, l’empowerment est appréhendé comme un rapport d’égal à égal entre les travailleurs sociaux et les citoyens. Dans ce cadre théorique, l’accompagnant ne serait plus celui qui doit posséder le savoir et la connaissance. Selon les préconisations formulées par les derniers États Généraux du travail social (2015), il doit accepter « d’abandonner un peu de pouvoir, et de prendre des risques pour laisser la place à ceux qui sont accompagnés, et se saisir de toutes les opportunités offertes allant dans ce sens [11] ». Pour autant, l’usage de la locution adverbiale « un peu de » signifie la reconnaissance de positions inégalitaires que le discours égalitaire permet d’effacer. Plus que les écouter, les entendre et leur « donner la parole », l’enjeu constitue bien pour les travailleurs sociaux d’apprendre aux « usagers » à co-construire pour participer ; il convient de former les « habitants » à la prise de parole, en affirmant leurs atouts et leur utilité sociale pour qu’ils deviennent « acteurs », qu’ils s’impliquent dans des manifestations publiques et par extension, pour qu’ils « réussissent leur insertion ». Aussi, si le développement de l’ « empowerment » comme cadre de référence des pratiques professionnelles implique de ne plus « faire pour », mais de « faire avec », il n’en demeure pas moins que le rôle du travailleur social consiste à agir sur l’individu, le changer, lui qui est considéré comme la source première des difficultés qu’il rencontre ; lui qui est apprécié selon ses capacités et non selon son champ des possibles associé à sa position dans l’espace social. Le travailleur social intervient à cet effet dans un cadre socialisateur, admettant de « responsabiliser » les « usagers » et recelant des attentes particulières en termes de articipation, de sociabilité, et de « mise en conformité de leurs comportements [12] ». Ce système de valeurs – faisant référence à des normes sociales implicites et définies comme légitimes par les groupes qui dominent les espaces participatifs au sein des quartiers – amène à cultiver la figure du « bon usager », à l’instar de celle des good citizens énoncée par Nina Eliasoph [13].
Cette volonté institutionnelle d’agir par la « participation citoyenne » sur le devenir de collectifs d’habitants et d’individus singuliers prend une place importante dans les formations des assistants de service social et des animateurs sociaux. De surcroît, le cadre d’intervention de ces professionnels au sein des centres sociaux et des conseils départementaux s’appuie sur des missions similaires visant la famille, la lutte contre les exclusions ou encore
l’insertion sociale et professionnelle. À cet effet, assistants sociaux et animateurs sont conduits à travailler en partenariat et en réseau autour de projets globaux de quartier pilotés par les centres sociaux, admettant la mise en œuvre d’activités requérant la participation des « usagers ». Cette convergence actuelle des pratiques collectives résulte du processus de transformation concomitante du marché de l’emploi et du rôle de l’État social.
Au sein de la société salariale, l’État social assure une protection aux personnes inaptes au travail et aux travailleurs en emploi ou au chômage dans une perspective dite d’ « inclusion [14] ». Dans la période historique dite des « Trente glorieuses », « prendre place au sein de la société » [15], c’est avoir un emploi au sein de la société salariale ; c’est également avoir, en situation de chômage ou d’incapacité au travail, des droits sociaux directement issus du travail. Avec l’appui de l’État social, il s’agissait de donner l’illusion d’une « société de semblables » – au sein de laquelle tous les membres sont reliés par des relations d’interdépendance et disposent d’un socle de ressources communes à tous pour former une communauté dont nul ne serait « exclu » [16]. À partir de l’occupation d’un emploi, les individus peuvent ainsi exercer pleinement leurs fonctions de citoyens. Dans ce contexte historique de plein emploi, le fait de ne pas travailler tout en étant apte au travail relève de la responsabilité individuelle. Lorsque les individus n’ont plus d’emploi, c’est à eux de tout mettre en œuvre pour en trouver un. Cette responsabilité devient entière lorsqu’ils n’ont plus droit au chômage. La perte de ce droit leur signifie qu’ils sont les premiers responsables de leur misère. L’État solidariste intervient malgré tout auprès de ces populations. Des salariés au sein d’organisations publiques, parapubliques ou associatives et des bénévoles agissent pour qu’ils puissent « s’insérer dans la société ». Ces pratiques, désormais désignées communément aujourd’hui par le terme « d’interventions sociales », ont pour vocation d’aider individuellement les personnes à trouver les moyens pour « s’en sortir ». Ce modèle d’intervention « solidariste » a été bousculé avec la crise du marché de l’emploi liée aux transformations des économies capitalistes à partir des années 1980. Depuis, le nombre des exclus du marché de l’emploi et privés de protection sociale est tel que leur responsabilité ne peut plus être la seule explication de leur désaffiliation. Par ailleurs, si être citoyen consiste à avoir un socle de ressources communes à tous, ces populations dites « exclues » apparaissent comme des « sous-citoyens » [17]. Pour autant, il ne s’agit pas pour les pouvoirs publics de remettre en question l’ordre économique et social. Seul l’ordre politique peut être pensé comme le siège d’une défaillance collective par les acteurs politiques et les administrations chargées de mettre en œuvre les politiques sociales.
Il convient de ce fait pour l’action publique de créer des dispositifs « distribuant » de la citoyenneté à cette frange de la population, tout en lui demandant d’être actrice dans la vie de la cité. Prendre en compte les « usagers » a été le premier objectif des politiques publiques dès les années 1980. Dans le domaine du développement social local, cette notion a progressivement évolué vers celle d’ « habitant »-« acteur »-« citoyen ». « Redonner du pouvoir » aux personnes en leur permettant de se vivre comme citoyennes, d’accéder aux droits sociaux, de développer leurs capacités par des activités collectives, vise à rééquilibrer les pouvoirs démocratiques. Mais il ne s’agit nullement de participer au processus de conscientisation politique visant à remettre en question l’ordre économique et social producteur des inégalités sociales. Si la tradition de l’éducation populaire présente au sein des centres sociaux appelle à des changements structurels, il s’agit objectivement de prendre appui sur la participation citoyenne pour produire des changements circonscrits aux espaces habités et aux individus qui demeurent dans les quartiers populaires.
L’observation des pratiques de fabrication de l’empowerment dans un rapport inégalitaire au sein d’un centre social situé dans un quartier d’habitat social donne à voir le sens donné à la participation citoyenne par les participants, les travailleurs sociaux et les habitants inscrits dans les activités.
Les usages de la participation citoyenne
Les « usagers » s’impliquant dans les actions de développement social local impulsées par les professionnels du travail social dans les quartiers sont plus particulièrement des femmes, souvent issues de l’immigration, en situation de désaffiliation vis-à-vis du marché de l’emploi et de fragilisation des relations familiales. Elles peuvent être introduites au sein de ces collectifs par le biais de leur voisinage, ou encore par leurs relations amicales ou familiales ; dans d’autres cas, elles sont orientées par des travailleurs sociaux, notamment par les assistants de service social de secteur exerçant au sein du Conseil Départemental. Cela s’inscrit alors dans le cadre d’un projet d’accompagnement individualisé, visant à agir sur leurs difficultés économiques et sociales. Elles sont invitées à participer à des activités collectives qui leur sont présentées comme des moments essentiels pour développer un « pouvoir d’agir » comme citoyennes. Il peut s’agir d’ateliers théâtre, de la création d’une chorale de quartier, recouvrant des objectifs en lien avec la solidarité, la lutte contre les exclusions et les discriminations et des valeurs de tolérance et d’écoute de l’autre et de soi.
La saisie des usages de la participation citoyenne a été réalisée dans le cadre d’une étude visant à comprendre ce qui conduit des femmes demeurant dans un quartier d’habitat social à participer ou non aux activités du centre social. Un diagnostic de territoire a été réalisé pour repérer les caractéristiques de la population et de leur environnement, afin de pouvoir la comparer avec celle d’un territoire plus large. Nous avons par la suite mené une étude statistique avec la diffusion d’un questionnaire auprès de 60 % des ménages de chacune des tours du quartier, dans l’objectif d’identifier des profils d’habitants en lien avec la participation aux actions, ainsi que leurs pratiques quotidiennes et leurs représentations du quartier. Enfin, des entretiens à domicile et d’autres plus informels ont été menés auprès de 18 femmes participant ou non aux actions, ayant des caractéristiques similaires : elles ont entre 30 et 50 ans et sont sans profession ou à temps partiel ; elles résident sur le quartier depuis plus de cinq ans et demeurent dans des immeubles situés autour des locaux du centre social. Pour avoir accès à des paroles dégagées des contraintes de la participation institutionnalisée, cette étude a été menée sur deux ans et par l’établissement de relations interpersonnelles avec les participantes. Par ailleurs, des observations des femmes participant aux actions ont été réalisées sur trois mois en 2016 et huit mois en 2017. Elles ont consisté à suivre la mise en place d’activités collectives en vue d’actions spécifiques, telles que le festival des solidarités.
De ces observations, il apparaît que ces activités sont « coconstruites » et tiennent compte des préoccupations des femmes qui y participent, tout en constituant pour les travailleurs sociaux des supports de développement des ressources personnelles et de valorisation de soi. Ainsi, si ces personnes sont invitées à participer à ces dispositifs, c’est parce qu’il est socialement admis qu’il leur « manque » quelque chose, aux yeux des normes dominantes. Nesrine [18] raconte comment elle a pris connaissance des actions menées par le centre social : « Par l’assistante sociale et par des gens aux alentours de chez moi, des amis. L’assistante sociale elle m’a dit que ça serait bien pour moi d’aller à ce groupe-là, pour parler avec d’autres femmes, faire des activités, et pour pas rester seule, suite aux problèmes médicaux que j’ai eus… [19] ». La participation de ces femmes apparaît comme une ressource dans leur processus d’insertion : « Cela permet aux personnes accompagnées de trouver une place au sein de leurs communes, de vivre pleinement leur citoyenneté, parfois simplement de se réapproprier un espace qu’ils considéraient comme excluant [20] ». Le développement de la confiance en soi devient alors le maître-mot de l’intervention de ces professionnels du travail social.
Par la pratique de ces activités, ces femmes acquièrent des dispositions à prendre la parole en public. Certaines d’entre elles se distinguent par leur très forte implication dans les actions menées. Elles seront considérées comme des éléments « moteurs » du groupe et seront plus facilement sollicitées pour la participation à l’organisation de manifestations publiques et de projets soutenus par l’action publique, tels que le festival des solidarités, impliquant la collaboration avec des acteurs associatifs locaux et des travailleurs sociaux exerçant dans d’autres équipements de quartier. À travers l’organisation et leur mobilisation dans des actions citoyennes, ces femmes voient leur fonction sociale reconnue et légitimée par les acteurs institutionnels. Leur implication en tant que femmes immigrées issues des quartiers populaires dans les mobilisations publiques fait l’objet d’une valorisation de la part des élus, des travailleurs sociaux et des agents de la politique de la ville. Elles apparaissent également pour les travailleurs sociaux comme des « bons usagers », ayant les dispositions nécessaires pour s’exprimer selon les formes requises et intégrant les normes et les valeurs dominantes au sein du champ de l’intervention sociale : le goût de l’effort pour être « autonome » et ainsi développer leur « capacité à être ». De surcroit, l’engouement pour de tels dispositifs participatifs s’adosse à la « mise en scène d’une demande [21] », une demande sociale de participation, que les professionnels du travail social doivent penser pour légitimer leur exercice auprès des organismes financeurs.
Le cadre socialisateur de ces dispositifs amène les femmes participantes à s’identifier en apparence aux travailleurs sociaux. Elles s’expriment progressivement de la même façon. Elles s’approprient le savoir-faire de l’écoute active (« Il faut être à l’écoute de l’autre ! »). Elles intègrent les attendus des professionnels. Tout comme Sarah, certaines d’entre elles fréquentent presque chaque jour le centre social depuis plus de six ans et témoignent de leur expérience au sein du collectif : « Le groupe ça m’a vraiment permis de sortir de mon isolement et ça m’a ouvert au monde… via des échanges enrichissants ! Ça m’a fait travailler la mise en relation avec l’autre. J’ai rencontré des belles personnes en animateurs et en usagers parce que… on peut dire que le groupe m’a portée à un moment où ça n’allait pas… Aujourd’hui c’est beaucoup plus facile pour moi d’aller vers les autres et de prendre du recul dans ma vie [22] ». Conformément aux attentes des travailleurs sociaux, elles ont assimilé les discours des professionnels. Elles savent également dire à la sociologue, en « situation d’enquête asymétrique [23] », ce qu’elles pensent qu’elle veut bien entendre quand elle discute avec elles. Les discours recueillis dans le cadre des activités sont également très proches des objectifs institutionnels de ces actions : « Ce groupe accueille des personnes de tout milieu, ce qui est intéressant pour la diversité des cultures. À titre personnel ça me permet de couper ma solitude… d’aider aussi ! [24] ». Les animateurs tentent de rendre compte de cette « émancipation » pour légitimer leur travail – notamment auprès du sociologue – par l’exposé des progrès réalisés par les « usagers » en termes de prise de parole et de confiance en soi. Dans cette perspective, pour Sylvia Faure et Daniel Thin [25], « le travail de socialisation commence sans aucun doute [26] avec l’action pour faire venir les femmes aux réunions de l’association. […] C’est la possibilité que les femmes sortent de chez elles, c’est-à-dire de ce qui paraît à la fois comme un isolement et comme un enfermement dans les rôles féminins traditionnels ou associés à la division sexuelle du travail ». Pour autant, interpréter les propos des enquêtés nécessite de savoir si les discours tenus ne sont pas ce qu’il convient de dire dans l’ordre de l’interaction et dans l’ordre social. Quand la relation entre la chercheuse et ces femmes sort du cadre administratif, d’autres propos émergent. Certes, les paroles tenues sont dépendantes de leur contexte de production. Toutefois, la relation intime établie au cours des rencontres [27] permet d’accéder à un autre discours. Il apparaît alors que leur participation prend sens en référence à leur statut de mères au sein de familles populaires.
Les femmes « participantes » disent être intéressées par les activités que propose le centre social, car « ça change du quotidien, du ménage, des enfants », ce qui pourrait laisser croire à une aspiration à l’ « épanouissement personnel » tant recherché dans les pratiques institutionnelles du travail social. Or, comme nous le rapporte Saida : « On va pas oublier les enfants, le mari, non ! Mais on fait autre chose ! Moi quand j’en ai marre de faire ce que je fais je lâche mon balai, j’viens boire un café, et puis ça fait du bien ! Et puis quand je rentre je leur dis qu’est ce que j’ai fait hein ! Ah maman tu chantes, bah c’est bien ! Tu fais du théâtre, bah c’est bien ! Au moins ça te change ! Bah oui je fais du théâtre ! Et puis quand je fais du théâtre ou de la chorale, ils viennent me voir, mes enfants, donc ça veut bien dire qu’ils s’intéressent à ce que je fais ! [28] ». Lorsque l’existence sociale est circonscrite à la sphère domestique et à l’espace du logement ou du quartier, la participation aux activités permet d’obtenir une reconnaissance des proches pour des activités au sein de l’espace public. Cette reconnaissance ne peut être obtenue qu’en contrepartie d’un maintien du rapport de la domination masculine au sein du foyer.
Ces aspirations liées à leurs positions au sein de l’espace social pourraient se heurter aux objectifs institutionnels valorisés par les travailleurs sociaux, incarnés par la conduite de « projet » : instrument de conversion dans lequel chacun(e) est appelé(e) à « devenir entrepreneur de soi-même [29] » en faisant preuve d’autonomie, de motivation et de capacité de mobilisation pour entrer sur le marché du travail ou développer sa « capacité à être ». Toutefois, la bonne connaissance des attendus du champ du travail social, des façons de faire et d’agir pour donner le change, constitue chez ces femmes le meilleur moyen de se protéger des pressions exercées sur elles par les travailleurs sociaux et, dans le même temps, de desserrer la tension que génère la domination masculine qu’elles subissent au sein de la sphère domestique. Ces actes de défense pour exister socialement sont marqués par le « souci de l’autre » qui est au centre de la socialisation des femmes [30]. Il ne faut pas déplaire aux travailleurs sociaux, à son conjoint, à ses enfants. Le « souci de l’autre » devient, comme le suggère Elsa Dorlin, un dirty care – un « care négatif » [31], c’est-à-dire un « sale soin » que l’on porte à soi-même à sa « puissance d’agir ». Si les activités de participation citoyenne sont une porte s’ouvrant vers l’extérieur du monde domestique, il s’avère que les changements dits « émancipateurs » produits sur les femmes participantes ne relèvent pas tant de leur propre choix, ni de leur bonne volonté, mais de leur inscription dans des rapports de pouvoir. Elles se situent au croisement des rapports entre ces deux « objets-rois » que sont leur conjoint et les travailleurs sociaux : objets qui les dominent et tendent à leur imposer leurs propres perspectives. L’ « émancipation » est telle que des libertés peuvent être accordées ou permises par les dominants (pouvoir sortir du domicile pour retrouver d’autres femmes du quartier, prendre la parole devant des élus). Cependant, encore faut-il que ces femmes aient la possibilité de s’affranchir d’une naturalisation imposée de l’extérieur. Les efforts développés pour se conformer et « plaire » dans un système où le point de vue du dominant se confond avec la réalité objective les assignent à un travail cognitif aliénant et laissent a priori peu de place à la conscientisation de leur réelle puissance d’agir, qui leur devient étrangère.
Conclusion
Si l’empowerment impulsé dans un cadre institutionnalisé par le biais d’actions participatives « citoyennes » peut permettre le développement de l’estime de soi, il ne contribue pas à développer les dimensions politiques (la conscience des inégalités de pouvoirs) et économiques (la possibilité d’avoir accès à un emploi stable et de subvenir à ses besoins de façon indépendante) nécessaires à une action sociale transformative. Ces limites sont inhérentes au caractère institutionnel des dispositifs participatifs. En effet, pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu [32], la « main gauche » de l’État est ici au service de sa « main droite ». Il s’agit de fabriquer des citoyens désireux de devenir des travailleurs-consommateurs, et non des révolutionnaires souhaitant instaurer un nouvel ordre politique, économique et social. Selon les processus de construction de la professionnalité des intervenants sociaux, la mise en œuvre de la participation « citoyenne » compose entre le désir d’une émancipation individuelle et collective des participants, et l’aspiration à une efficacité sociale. Les activités réalisées et les discours tenus par les professionnels de l’animation varient en fonction de leurs parcours individuel et social, de leur expérience plus ou moins difficile d’entrée sur le marché de l’emploi, de leurs pratiques d’engagement politique. Toutefois, quelles que soient leurs trajectoires, ils agissent dans le cadre d’une logique d’État socio-libéral qui fait du « pouvoir d’agir » un outil d’endormissement de la conscience de classe des milieux populaires. Ce système repose sur des rapports de pouvoirs niés, ou tus, opérant dans un climat déconflictualisé car pouvant porter atteinte au sacro-saint « vivre ensemble », et ne permettant que le « pouvoir de faire » au détriment du « pouvoir sur [33] ».
Les auteures
Clémence Bernardet
Étudiante en Master 2 de sociologie
Assistante de service social
Référente famille en centre social
Alain Thalineau
Professeur de sociologie
UMR CITERES 7324
Université de Tours
Notes
1. Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener distinguent trois modèles théoriques, le modèle libéral, le modèle radical et le modèle sociolibéral. Ce dernier vise à articuler la défense des libertés individuelles avec une attention à la cohésion sociale et aux communities. Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, « L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? », Idées économiques et sociales, n° 173, 2013.
2. Bernard Vallerie (dir.), Interventions sociales et empowerment (développement du pouvoir d’agir, Paris, L’Harmattan , 2012
3. Laurent Besse, Frédéric Chateigner et Florence Ihaddanene, L’éducation populaire, Paris, L’Harmattan, 2016.
4. Voir le site de la fédération des centres sociaux et socio-culturels : http ://www.centressociaux.fr/qui-sommes-nous/projet/, consulté le 15 février 2018.
5. Yann Le Bossé, Annie Bilodeau, Manon Chamberlan et Suzie Martineau, « Développer le pouvoir d’agir des personnes et des collectivités : quelques enjeux relatifs à l’identité professionnelle et à la formation des praticiens du social », Nouvelles pratiques sociales, vol. 21, n° 2, 2009.
6. Alain Thalineau, « Les effets sociaux de la pensée politique sur l’insertion – L’exemple du RMI », L’homme et la société, n°25, 1997.
7. Ces données complétées par des entretiens avec les différents acteurs impliqués constituent les matériaux d’une recherche menée dans le cadre d’un master de sociologie effectuée par Clémence Bernardet.
8. Cristina de Robertis, assistante de service social, diplômée de l’École universitaire de service social de Montevideo, Uruguay, formatrice, a dirigé l’École de service social de la Croix-Rouge française de Toulon. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages et articles sur la méthodologie du travail social. Son ouvrage Méthodologie de l’intervention en travail social (Paris, Centurion, 1982) constitue un ouvrage de base de la formation des assistants de service social depuis trente ans.
9. Laurent Puech, et Cristina de Robertis, « Travail social communautaire : une interpellation bienvenue, une question au travail pour les assistants de service social », Revue française de service social, n° 225, 2007.
10. Les missions des centres sociaux sont définies par la circulaire CNAF n° 56/1995 en ces termes : « Le centre social offre en particulier aux familles, aux enfants, et aux jeunes un lieu d’accueil, de rencontre et d’information, ainsi que des activités destinées à faciliter leur vie quotidienne, à les soutenir dans leur relation et rôle parentaux, à leur permettre de mieux maîtriser leurs conditions de vie économique et sociale. »
11. Marcel Jaeger, « Rapport au ministère des Affaires sociales, de la santé et des droits des femmes – États généraux du travail social, Groupe de travail : place des usagers », 2015, consultable en janvier 2018 sur le site : http://solidarites-sante.gouv.fr/affaires-sociales/travail-social/archives-travail-social/article/rapports-des-egts
12. Élise Palomarès et Aude Rabaud, « Minoritaires et citoyens ? Faites vos preuves ! », L’Homme et la société, vol. 160-
161, n° 2, 2006.
13. « People Equipped to Discuss, Debate, Understand how their Concerns are Connected to a Wider World », in Nina Eliasoph, Avoiding Politics. How Americans Produce Apathy in their Everyday Life, Cambridge University Press, 1998.
14. Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 sur « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes en situation de handicap ». Recommandation du 3 octobre 2008 relative à l’inclusion active des personnes exclues du marché du travail.
15. Cette expression est utilisée par les acteurs politiques lors des débats sur la mise en place d’un droit social pour les personnes sans emploi mais aptes au travail. Alain Thalineau « Les effets sociaux de la pensée politique sur l’insertion : l’exemple du RMI », L’Homme et la société, n° 125, 1997.
16. Robert Castel, L’injustice sociale, quelles voies pour la critique ?, Paris, Presses Universitaires de France, 2013.
17. Robert Castel, « La citoyenneté sociale menacée », Cités, vol. 35, n° 3, 2008.
18. Les entretiens ont été réalisé dans le cadre d’une recherche menée par Clémence Bernardet, Intervention sociale d’intérêt collectif, dynamique participative et cohésion sociale : la participation des habitants des quartiers populaires aux projets de développement social local, master de sociologie, 2017.
19. Nesrine, trente-neuf ans, séparée avec deux enfants dont un à charge, sans activité professionnelle, participante depuis deux ans.
20. Marcel Jaeger, op. cit.
21. Alice Mazeaud et Magali Nonjon, « De la cause au marché de la démocratie participative », Agone, n° 56, 2015. Voir aussi Alice Mazeaud et Magali Nonjon, Le marché de la démocratie participative, Vulaines sur Seine, éditions du Croquant, 2018.
22. Sarah, trente-six ans, en couple avec un enfant à charge, sans activité professionnelle, participante depuis six ans.
23. Gérard Mauger, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, n° 6, 1991.
24. Ravo, cinquante-et-un ans, séparée, deux enfants, sans activité professionnelle, participante depuis quatre ans.
25. Sylvia Faure et Daniel Thin, « Femmes des quartiers populaires, associations et politiques publiques », Politix, n° 78, 2007.
26. Souligné par nous
27. « En tant qu’il possède ce statut [statut « d’altérité reconnue »], il peut, dans certains cas, jouer le rôle de « tierce personne », c’est-à-dire de l’interlocuteur à la fois proche et hors-jeu à qui l’on dit ce que l’on ne dirait pas à d’autres ». Olivier Schwartz, « L’empirisme irréductibe », postface de Nels Anderson, Le Hobo, Paris, Nathan, 1993, p. 279.
28. Saida, cinquante-quatre ans, mariée, neuf enfants dont deux à charge, sans activité professionnelle, participante depuis six ans.
29. Gérard Mauger, « Les politiques d’insertion, Une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 136-137, mars 2001.
30. Patricia Paperman, et Sandra Laugier, (dir.), Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005.
31. Élsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017.
32. Pierre Bourdieu, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 221-223.
33. Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, (dir.), L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, Paris, La Découverte, 2015.