Dans le livre « Young Lords – L’histoire des Black Panthers latinos (1969-1976) » (éditions L’échappée, 2017, 254 pages, 19€), Claire Richard nous fait découvrir, grâce à des extraits d’entretiens qu’elle a réalisés et de publications de l’époque, l’histoire et la lutte méconnue des Young Lords. Ces jeunes militant-es, enfants étatsunien-nes de l’immigration portoricaine, ont mené au début des années 1970 une lutte pour l’émancipation et contre le capitalisme en commençant par ramasser les poubelles dans El barrio, quartier portoricain de New-York, puis en développant la santé communautaire. Le livre donne une image très concrète de leur action militante, et notamment de leur conviction de la nécessité de « faire la révolution dans la révolution », c’est-à-dire de traquer en soi (individuellement et collectivement) les structures de la domination.
Je reproduis ici quelques extraits traitant en particulier de la construction d’une fierté collective (celle qui nous rend capable de rêver à un changement, et de lutter pour le faire advenir), ainsi que de la lutte contre la « mentalité colonisée » (intériorisation de l’infériorité).
Un livre à lire…
L’éducation populaire et la reconstruction d’une identité de lutte (p.187)
Être opprimé, c’est aussi s’entendre dire constamment par l’oppresseur qu’on n’a pas de racines, pas d’histoire, pas de passé, rien sur quoi s’appuyer.
Lorsque les « droits civiques » ont laissé la place au Black Power, les gens se sont mis à porter des coupes afros, à mettre des dashikis, ils redevenaient fiers, ils étudiaient leur histoire, leurs racines, retrouvaient des épisodes de l’histoire escamotés par l’histoire américaine officielle… Les gens commençaient à retrouver leurs racines et à dire « Je viens d’une culture riche et passionnante, qu’est-ce qui vous donne le droit de me traiter comme de la merde ? »
L’éducation tient une place centrale dans l’action des Lords. Les règles de conduite du parti précisent que « les cours d’éducation politique sont obligatoires pour tous les membres », et que « tous les membres doivent lire au moins un ouvrage politique par mois, et s’informer au moins deux heures par jour sur les questions contemporaines ».
Les Young Lords saisissent toutes les occasions qui leur sont offertes pour faire de l’éducation à l’histoire politique : les distributions de petits déeuners gratuits, l’occupation de la People’s Church, ou encore des meetings politiques.
Une « contre-histoire » de Porto Rico.
Contre les cadres imposés par l’oppresseur, ces articles s’efforcent de mettre en circulation d’autres représentations et de renverser le récit colonial pour recréer des motifs de fierté et des héritages de lutte.
Il faut distinguer le nationalisme culturel du nationalisme révolutionnaire. Pour les nationalistes culturels, si tous les Portoricains se faisaient appeler « Borinqueños », ça y est, on aurait la révolution. Suaf qu'(…) Amerikkka adore valoriser le mode de vie des opprimés, tant que ça ne lui fait pas mal au portefeuille. (…) Avec le nationalisme culturel, les Portoricains joueront des congas dans les rades.
Retrouver notre culture ne suffit pas. Nous devons utiliser notre culture comme une arme révolutionnaire pour être plus forts, pour savoir d’où nous venons et pour pouvoir analyser plus efficacement ce que nous devons faire pour survivre ici.
Les gens étaient affamés de savoir. (…) Nous apprenions que ces peuples n’avaient jamais été passifs, que leur histoire était jalonnée de révoltes… Comme d’autres peuples latinos, les Portoricains ont subi un lavage de cerveau et accepté l’idée qu’ils étaient dociles et passifs, alors qu’en réalité, nous avons toujours été des guerriers !
Découvrir ma culture sous cet angle me remplissait de fierté, me donnait une mission, une idée du sens de notre travail et de tout ce qu’il nous restait à faire.
Je vais être un peu lyrique, mais quand vous sortiez de ces réunions, vous marchiez dans la rue avec deux ou trois gard, vous regardiez autour de vous et soudain tout était différent. (…) Et vous pensiez « Nous méritions mieux, beaucoup mieux que tout ça, et nous pouvons faire beaucoup mieux que ça. Maintenant que je sais tout ce que je sais, nous allons pouvoir nous battre ». C’était un sentiment extrêmement puissant.
La lutte contre la « mentalité colonisée » et le racisme interne (p.191)
Nous parlons beaucoup de « mentalité colonisée » quand nous hésitons à prendre des responsabilités. On nous a conditinnés à penser que nous ne sommes pas capables. (…) Nous avons peur de prendre la parole en public, parce qu’on nous a appris à ne pas élever la voix. (…) Les traces et les vestiges de l’esclavage demeurent. Ils ont ôté les chaînes du corps des esclaves et les ont mis dans leur crâne.
La « mentalité colonisée » désigne l’intériorisation de l’infériorité sans cesse ressentie dans un système raciste et les comportements et attitudes qui en découlent : passivité, servilité, manque de confiance en soi. Les actions des Lords visent à lutter contre cette mentalité colonisée, en projetant des images de force et en offrant l’occasion aux jeunes membres de s’éprouver dans l’action.
Le socialisme n’adviendra pas tant que nous ne serons pas libérés de ces chaînes mentales.
La lutte contre la mentalité colonisée et la réinstauration d’un sentiment de fierté nationale figurent parmi les plus grandes réussites des Lords – une réussite moins palpable qu’une occupation d’hôpital, mais plus profonde et plus essentielle.
Les Young Lords ouvraient de nouvelles portes. Elles étaient pour la plupart ce qu’Aldous Huxley avait appelé « les portes de la perception ». (…) Nous prenions conscience du fait que le colonialisme n’était pas seulement un système économique, mais un système qui affectait chaque fibre de notre conscience.
Table des matières de l’ouvrage
- Introduction : l’offensive des poubelles
- Chapitre 1 : La naissance – « Nous étions les fils et les filles de pionniers portoricains »
- Chapitre 2 : Les débuts – « Servir le peuple »
- Chapitre 3 : La santé – « Des soins gratuits pour tous »
- Chapitre 4 : Féminisme, grève du sexe et luttes pro-gays – « La révolution dans la révolution »
- Chapitre 5 : La vie quotidienne des Lords – « 25 heures par jour et 7 jours sur 7 »
- Chapitre 6 : Nationalisme et conception fluide de la race – « Tengo Puerto Rico en mi corazon »
- Chapitre 7 : Partir ou rester – L’ofensiva Rompacadenas
- Chapitre 8 : La fin des Young Lords – « Winter in America »