Après le texte de Julien Salingue, je relaie celui de Saïd Bouamama : « ne pas renoncer à penser face à l’horreur ».
Ce texte a été publié le 15 novembre par Saïd Bouamama sur son blog, dont je conseille fortement la lecture :
https://bouamamas.wordpress.com
Un monde immonde engendre des actes immondes : Ne pas renoncer à penser face à l’horreur
A l’heure où nous écrivons le bilan des tueries parisiennes est de 128 morts et de 300 blessés. L’horreur de cette violence injustifiable est absolue. La condamnation doit l’être tout autant, sans aucune restriction et/ou nuance. Les acteurs et/ou commanditaires de ces meurtres aveugles ne peuvent invoquer aucune raison légitime pour justifier ces actes immondes. La tragédie que nous vivons débouchera sur une prise de conscience collective des dangers qui nous menacent ou au contraire sur un processus de reproduction dramatique, en fonction de notre capacité collective à tirer les leçons de la situation qui engendre un tel résultat. L’émotion est légitime et nécessaire mais ne peut pas être la seule réponse. La réponse uniquement sécuritaire est également impuissante. C’est justement dans ces moments marqués par l’émotion collective que nous ne devons pas renoncer à la compréhension, à la recherche des causes et à la lucidité face aux instrumentalisations de l’horreur.
Les postures face à notre tragédie
En quelques heures toute la panoplie des postures possibles face à la tragédie s’est exprimée. Il n’est pas inutile de s’arrêter sur chacune d’entre elles. La première se contente de dénoncer Daesh et à exiger cette dénonciation de manière pressante de nos concitoyens musulmans réels ou supposés. Le projet politique de Daesh et les actes qui en découlent ont déjà été dénoncés par la très grande partie des habitants de notre pays, populations issues de l’immigration incluses.
Il faut vraiment être coupés de nos concitoyens musulmans réels ou supposés pour en douter. Ces concitoyens français ou étrangers vivant en France sont les premiers à souffrir de cette instrumentalisation de leur foi à des fins politiques, réactionnaires et meurtrières. « Qu’est-ce qu’on va encore prendre » est la réaction la plus fréquente qui suit l’émotion face à ces meurtres, conscients qu’ils sont des instrumentalisations de l’émotion à des fins islamophobes qui ne manquerons pas. Il ne s’agit pas d’une paranoïa mais de l’expérience tirée du passé et en particulier des attentats du début de l’année. Dans ce contexte les injonctions à la dénonciation sont ressenties comme une suspicion de complicité ou d’approbation. Une nouvelle fois ce qui est ressenti c’est une accusation d’illégitimité de présence chez soi. Voici ce qu’en disait Rokhaya Diallo dans une émission radio à la suite des attentats de janvier :
« Quand j’entends dire que l’on somme les musulmans de se désolidariser d’un acte qui n’a rien d’humain, oui, effectivement, je me sens visée. J’ai le sentiment que toute ma famille et tous mes amis musulmans sont mis sur le banc des accusés. Est-ce que vous osez me dire, ici, que je suis solidaire ? Vous avez vraiment besoin que je verbalise ? Donc, moi, je suis la seule autour de la table à devoir dire que je n’ai rien à voir avec ça(1). »
La seconde posture est l’essentialisme et le culturalisme. Les actes barbares que nous vivons auraient une explication simple : ils sont en germe dans la religion musulmane elle-même qui à la différence des autres, porterait une violence congénitale, une barbarie consubstantielle et une irrationalité dans son essence. Cette religion à la différence des autres religions monothéiste serait allergique à la raison et inapte à la vie dans une société démocratique. De cette représentation de la religion découle la représentation de ses adeptes. Les musulmans seraient, contrairement aux autres croyants, une entité homogène partageant tous le même rapport au monde, à la société et aux autres. Une telle posture conduit inévitablement à l’idée d’une éradication, l’islam apparaissant comme incompatible avec la république, la laïcité, le droit des femmes, etc. Résultat de plusieurs décennies de diffusion politique et médiatique de la théorie du « choc des civilisations », cette posture s’exprime dans des formes plus ou moins nuancées mais est malheureusement bien ancrée dans notre société (2).
La troisième posture est celle de la relativisation de la gravité des tueries. Celles-ci ne seraient que le résultat d’une folie individuelle contre laquelle on ne pourrait rien si ce n’est de repérer le plus tôt possible les signes annonciateurs dans les comportements individuels. Nous ne serions qu’en présence d’accidents dans les trajectoires individuelles sans aucune base sociale, matérielle, politique. Une telle posture de « psychologisation » occulte que les individus ne vivent pas hors-sol et que leur mal-être prend telle ou telle forme en rencontrant un contexte social précis. C’est à ce niveau que se rencontre l’individu et sa société, la trajectoire individuelle et son contexte social, la fragilisation et les offres sociales et politiques qui la captent pour l’orienter. Il est évident que les candidats « djihadistes » sont issus de trajectoires fragilisées mais cela ne suffit pas à expliquer le basculement vers cette forme précise qu’est la violence nihiliste (3).
La quatrième posture s’exprime sous la forme de la théorie du complot. Les tueries seraient le fait d’un vaste complot ayant des objectifs précis : complot juif mondial, « illuminati », actes des services secrets, etc. Elle conduit à un aveuglement face au réel et à l’abandon de l’effort de compréhension du monde et des drames qui le secouent. Elle suscite une dépolitisation se masquant derrière une apparente sur-politisation : dépolitisation car il serait vain de rechercher dans l’économique, le social, le politique, etc., les causes de ce que nous vivons et sur-politisation car tout serait issu d’une cause politique occulte portée par un petit groupe secret. Elle est entretenue par la négation dominante de la conflictualité sociale, des oppositions d’intérêts et des stratégies des classes dominantes pour orienter l’opinion dans le sens de ses intérêts matériels. A ce niveau l’accusation de « confusionnisme » de toute dénonciation des stratégies des classes dominantes conduit consciemment ou non à entretenir la théorie du complot. Certains « anti-confusionnistes » de bonne foi ou non entretiennent en effet boomerang le « complotisme ». Ce faisant, certains « anti-confusionnistes » entretiennent la confusion (4).
La cinquième posture est l’explication en terme du « virus externe ». Notre société serait victime d’une contamination venant uniquement de l’extérieur contre laquelle il faudrait désormais se prémunir. Elle débouche sur une logique de guerre à l’externe et sur une logique sécuritaire à l’interne. Elle est créatrice d’une spirale où la peur et le discours sur la menace externe suscite une demande d’interventions militaires à l’extérieur et de limitation des libertés à l’interne. Susciter une demande pour ensuite y répondre est un mécanisme classique des périodes historiques réactionnaires. L’absence de mouvement anti-guerre dans notre société est le signe que cette posture est largement répandue. Or comme la précédente, elle conduit d’une part à l’abandon de la recherche des causes et d’autre part au sentiment d’impuissance (5).
Il reste la posture matérialiste ne renonçant pas à comprendre le monde et encore plus quand il prend des orientations régressives et meurtrières. Minoritaire dans le contexte actuel, cette posture est pourtant la seule susceptible d’une reprise de l’initiative progressiste. Elle suppose de recontextualiser les événements (et encore plus lorsqu’ils prennent des formes dramatiques) dans les enjeux économiques, politiques et sociaux. Elle nécessite la prise en compte des intérêts matériels qui s’affrontent pour orienter notre demande et qui produisent des conséquences précises. Elle inscrit les comportements individuels comme étant des résultats sociaux et non des essences en action. Elle prend l’histoire longue et immédiate comme un des facteurs du présent. Elle peut certes se tromper en occultant par méconnaissance une causalité ou en la sous-estimant, mais elle est la seule à permettre une réelle action sur ce monde.
Dans un monde marqué par la violence croissante sous toutes ses formes, le renoncement à la pensée nous condamne pour le mieux à une posture de l’impuissance et pour le pire à la recherche de boucs-émissaires à sacrifier sur l’autel d’une réassurance aléatoire.
Une offre de « djihadisme » qui rencontre une demande
Il existe une offre de « djihadisme » à l’échelle mondiale et nationale. Elle n’est ni nouvelle, ni inexplicable. Elle a ses espaces de théorisations et ses États financeurs. L’Arabie Saoudite et le Qatar entre autres, pourtant alliés des États-Unis et de la France, en sont les principaux (6).
Ces pétromonarchies appuient et financent depuis de nombreuses années des déstabilisations régionales dont elles ont besoin pour maintenir et/ou conquérir leur mainmise sur les richesses du sol et du sous-sol du Moyen-Orient. Cette base matérielle est complétée par un besoin idéologique. Elles ont besoin de diffuser une certaine vision de l’Islam pour éviter l’émergence et le développement d’autres visions de l’Islam progressistes et/ou révolutionnaire qui menaceraient l’hégémonie idéologique qu’elles veulent conquérir. Plus largement les pétromonarchies sont menacées par toutes les théorisations politiques qui remettent en cause leur rapport aux grandes puissances qui dominent notre planète : nationalisme, anti-impérialisme, progressisme dans ses différentes variantes, communisme, théologie de la libération, etc.
C’est à ce double niveaux matériel et idéologique que s’opère la jonction avec la « réal-politique » des puissances impérialistes. Elles aussi ont un intérêt matériel à la déstabilisation de régions entières pour s’accaparer les richesses du sol et du sous-sol, pour justifier de nouvelles guerres coloniales en Afrique et au Moyen-Orient, pour supplanter leurs concurrents, pour contrôler les espaces géostratégiques et pour balkaniser des Etats afin de mieux les maîtriser. Elles aussi ont un besoin idéologique de masquer les causes réelles du chaos du monde c’est-à-dire la mondialisation ultralibérale actuelle. Il n’y a aucune amitié particulière entre les classes dominantes occidentales et les pétromonarchies et/ou les « djihadistes », mais une convergence relative d’intérêts matériels et idéologiques. Comme le soulignait De Gaulle pour décrire la réal-politique : « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». C’est cette réal-politique qui a conduit dans le passé à présenter les « djihadistes » en Afghanistan comme des combattants de la liberté et qui conduit un Fabius à dire aujourd’hui : « El Nosra fait du bon boulot ».
Mais se limiter à l’offre ne permet pas de comprendre l’efficacité actuelle du phénomène. Encore faut-il expliquer le fait que cette offre rencontre une « demande ». Nous disions plus haut que cette offre n’est pas nouvelle. Nous l’avons-nous même rencontrée dans les quartiers populaires, il y a plus de trois décennies. Simplement à l’époque, elle ne rencontrait aucune « demande ». Nous pensions à vivre, à nous amuser, à militer et à aimer et regardions ces prédicateurs comme des allumés. C’est la raison pour laquelle il faut se pencher sur les processus d’émergence et de développement de cette demande « made in France ». A ce niveau force est de faire le lien avec les processus de paupérisation et de précarisation massive qui touchent les classes populaires. L’existence avérée de candidats « djihadistes » non issus de familles musulmanes souligne que c’est bien l’ensemble des classes populaires qui sont concernés par ces processus conduisant les plus fragilisés de leurs membres à sombrer dans des comportements nihilistes. Force également est de faire le lien avec les discriminations racistes systémiques et institutionnelle qui abîment des vies pour nos concitoyens noirs, arabes et musulmans. Force enfin est de prendre en compte dans l’analyse les effets des discours et pratiques islamophobes qui se sont répandus dans la société française et qu’il de bon ton de relativiser, d’euphémiser, voir de nier. Ce sont l’ensemble de ces processus qui conduisent à l’émergence du nihilisme contemporain.
Enfin la vision méprisante des habitants des quartiers populaires comme « sous-prolétariat » incapable de penser politiquement conduit à sous-estimer le besoin du politique dans les classes populaires en général et dans leurs composantes issues de l’immigration post-coloniale en particulier. Ces citoyennes et citoyens observent le monde et tentent de le comprendre avec les grilles disponibles dans une séquence historique donnée. Ils et Elles ne peuvent que constater que des guerres se multiplient et que l’on trouve des financements pour le faire alors qu’on leur serine que les caisses sont vides. Elles et ils ne peuvent qu’interroger la soi-disant nécessité urgente d’intervenir en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Lybie, en Côte d’Ivoire, au Mali, etc. et à l’inverse la soi-disant nécessité urgente à soutenir l’État d’Israël en dépit de ses manquements à toutes les résolutions des Nations-Unies. Tous ces facteurs conduisent pour la majorité à une révolte qui cherche un canal d’expression et pour une extrême minorité à l’orientation nihiliste.
À ne pas vouloir comprendre qu’un monde immonde conduit à des actes immondes, on constitue le terreau de la rencontre entre l’offre et la demande de nihilisme.
Notes :
1) http://www.atlasinfo.fr/Charlie-Heb…
2) Voir sur ce sujet : Jocelyne Cesari, l’Islam à l’épreuve de l’Occident, La Découverte, Paris, 2004.
3) Sur la rencontre entre le contexte social et effets fragilisant sur les trajectoires individuelles voir Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Le Seuil, 1952.
4) Luc Boltanski, Enigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, Paris, 2012.
5) Voir notre article avec Yvon Fotia « Discrimination systémique » , Dictionnaire des dominations de sexe, de race, de classe, Syllepse, Paris, 2012.
6) David Benichou, Farhad Khosrokhavar, Philippe Migaux, Le jihadisme, comprendre pour mieux combattre, Plon, Paris, 2015. Et Richard Labévière, Les dollars de la terreur, Les Etats-Unis et l’islamisme, Grasset, Paris, 1999.