Je relaie ici une intervention qu’a faite Laurent Sochard, psychosociologue, lors des Assises du CNAEMO (Carrefour National de l’Action Éducative en Milieu Ouvert) en 2015.
Le thème des Assises était : AEMO (Action Éducative en Milieu Ouvert) et AED (Aide Éducative à Domicile) : contrôle social des pauvres ?
L’intervention portait sur le triple défi clinique, éthique et épistémologique.
Vidéo et extraits choisis.
Voici quelques extraits, nécessairement sortis de leur contexte : le mieux est encore de suivre l’intervention en entier.
Le témoignage entraîne une rupture d’égalité, car ceux qui écoutent sont obligés d’être dans la commisération. Or le but est de réfléchir ensemble.
La société est partagée entre potence et pitié : la sanction et la commisération.
Dans l’idéologie dominante, les pauvres sont décrits comme responsables de leur situation.
Ce qui n’est l’intention de personne peut devenir le résultat de tous. D’où le fait que chacun a la responsabilité d’aller y regarder.
Défi clinique
Comment prétendre restaurer l’autonomie des personnes en commençant par la leur restreindre ?
Coluche disait à propos des gardiens de la paix : « Plutôt que de la garder, ils feraient mieux de nous la foutre ». N’est-ce pas la même chose avec l’autonomie ?
Freud parlait des métiers impossibles : gouverner, éduquer, soigner. Des métiers où la posture frise en permanence avec l’imposture, car pour prétendre aider l’autre ou lui faire du bien, on commence par avoir un rapport de pouvoir avec lui. Ce n’est pas une accusation, c’est constitutif même de ces métiers.
Carl Lacharité, qui travaille au Québec sur le Développement du pouvoir d’agir, souligne que, pour les populations très précaires, la méfiance a valeur de survie.
Paulo Freire parle de la culture du silence. Il faut aller vers le dialogue, et sortir de l’illusion de la « bonne distance » : il n’y a pas de bonne distance.
Attention aux prophéties autoréalisatrices. La fascination morbide pour des théories comme celle de la reproduction transgénérationnelle. Non pas que cela n’existe pas, mais attention à ne pas la provoquer du fait de notre croyance.
Défi éthique
Emmanuel Levinas : « L’humain ne s’offre que dans une relation qui n’est pas celle du pouvoir ».
On n’est jamais à l’abri d’un abus de position dominante.
Par exemple, la possibilité de recours à une personnalité qualifiée est quasiment la seule mesure de la Loi 2002-2 qui n’est pas mise en œuvre : c’est parce qu’elle pose la question du pouvoir en faisant intervenir une personne extérieure.
Défi épistémologique
Déconstruire certains de nos savoirs qui ont des usages et des fonctions idéologiques.
Bourdieu : les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées. Les pauvres ne sont pas une classe, ils sont parlés comme tels.
Chantier de la recherche avec les personnes elles-mêmes : un continent à découvrir.
Cf. les savoirs situés : non académiques, non surplombants, partiels, singuliers, documentés par l’expérience des gens. Offrent un point de vue tr-s juste, qui débouche des zones d’ombre que le savoir académique échouait à regarder.
Foucault : retour des savoirs assujettis = possibilité de soutenir une critique sociale.
Les savoirs assujettis sont des savoirs disqualifiés.
Il faudrait créer des collèges de personnalités disqualifiées.
Écouter les expériences subjectives des premiers concernés : on le fait pour les personnes handicapées, mais pas pour les plus pauvres.
Kierkegaard : « Pour aider un autre, je dois certainement comprendre plus que lui, mais je dois d’abord comprendre ce qu’il comprend. »
Les personnes en grande pauvreté ont un rapport particulier aux pouvoirs publics, aux institutions, à la participation citoyenne.
La participation des personnes les plus pauvres rime toujours d’abord avec la disqualification (cf. Loïc Blondiaux, Marion Carrel).
L’humiliation nait de l’incapacité à avoir les rennes de sa propre vie, du fait d’être déterminé par les autres.
Fred Poché (philosophe social) : l’expérience de l’humiliation, du rejet et de la stigmatisation, entraine la perte du sentiment de singularité.
« Être pauvre, c’est passer ta journée à rencontrer des gens qui sont payés pour te voir ».
Les plus pauvres ont intériorisé qu’ils n’ont rien à dire, que leur pensée n’est pas intéressante.
Être pauvre, c’est vivre une expérience permanente de la parole bafouée.
L’enjeu n’est pas que les personnes témoignent, ce n’est pas de connaître leurs problèmes. C’est qu’ils nous aident à réfléchir. Sinon on est dans une condescendance bienveillante insupportable.
Nietzsche : « Tout plutôt que la pitié »
Camus : « Une certaine somme d’années vécues misérablement suffit à construire une sensibilité »
Invisibilisation des plus pauvres dans l’espace social, par peur notamment du placement.
Vivre dans la misère = vivre dans la peur.
Invisibilisation aussi dans le temps social. Par exemple, les plus pauvres ne partent pas en vacances, alors que les médias ne parlent que de ça.
Rapport de pouvoir très inégal avec les services publics, les institutions, les services sociaux, les professionnels.
« Être pauvre, c’est dire Oui quand on pense Non ».
Interroge notre rapport à la contractualisation.
Place des hommes dans les milieux très populaires.
En ce qui concerne l’enfance : le plus souvent, se taisent ou gueulent, et s’excusent. Très mal à l’aise.
Les services sociaux de l’enfance sont très materno-centrés, y compris dans le vocabulaire (PMI…). Fascination pour la diade mère-enfant.
Le rôle du père reste de ramener de l’argent, et donc de travailler.
Figure du Pater-familias, qui doit affirmer une forme d’autorité.
Pour se mettre en horizontalité, il faut avoir confiance en sa verticalité. Si on ne se sent pas sa colonne vertébrale sociale assez forte, se mettre en horizontalité revient à se mettre en danger.
Ethnocentrisme de classe.
La norme de la parentalité est celle de la classe moyenne.
Il existe une tension de classe autour de la définition légitime de la bonne parentalité.
Effacement de la question sociale au profit de la responsabilité individuelle. Cet effacement est en soi une injustice sociale, et ceci d’autant plus quand on ne peut pas l’analyser.
Les discours politiques parlent de solidarité, mais pas d'(in)justice sociale.
Les évaluations sont, la plupart du temps, décontextualisées.
Il faut aussi cesser de systématiquement psychologiser les analyses.
Parentalité / Employabilité / Citoyenneté : c’est le catéchisme républicain qu’on oppose aujourd’hui uniquement aux plus pauvres.
Il sert à masquer les causes sociales des problèmes, en donnant à penser que les problèmes sont intrinsèques aux gens.
Les immigrés des années 50, quand ils ne parlaient pas français, n’étaient pas « employables » tel qu’on l’entend aujourd’hui. Et pourtant ils étaient employés.
Le concept d’employabilité a été créé pour masquer un problème social d’emploi.
C’est la même chose avec la parentalité. Aujourd’hui, tous les parents, de toutes les classes sociales, sont embêtés avec l’éducation de leurs enfants.