En 2014, l’association étatsunienne INCITE! Women of color against violence a sorti le livre The Revolution Will Not Be Funded – Beyond the non-profit industrial complex (La révolution ne sera pas subventionnée – Au-delà du complexe associativo-industriel). Le contexte : l’association venait de se voir refuser le renouvellement d’un financement à cause de son soutien à la lutte de libération de la Palestine. Dans ce livre, différent-es contributeurs-trices analysent la façon dont les Fondations privées, grâce au système fiscal 501(c)(3) propre aux « non-profits » (organismes à but non-lucratif, que l’on peut comparer à nos associations en France), influencent fortement la stratégie politique et organisationnelle de ces dernières.
La thèse du livre est fortement à charge : que sont devenus les mouvements sociaux de masse des années 60 ?, demandait en 1969 Robert L. Allens dans sont livre Black awakening in capitalist America. Ils ont obtenu des financements, répondait-il, décrivant la façon dont la Fondation Ford avait contribué, en les finançant, à dé-radicaliser les organisations du mouvement noir-américain. Aujourd’hui, le système de financement des non-profits est profondément ancré dans la culture des activistes de gauche, qui désormais peinent à imaginer d’autres façons de financer leur fonctionnement. Mais ce système de financement corrompt la mission de ces non-profits, les poussant à devenir des « services sociaux » plutôt que des agents de transformation sociale : plutôt que de lutter pour éradiquer les inégalités, les non-profits se retrouvent à se limiter à gérer leurs conséquences, ce qui devrait être la mission de l’État. Or l’État dit ne plus avoir les moyens de ce travail social : c’est que d’énormes sommes d’argent échappent à l’impôt du fait du système fiscal 501(c)(3) qui permet à des Fondations privées d’utiliser cet argent comme bon leur semble.
Quelle résonance avec la situation en France ?
La liberté d’association existe en France depuis 1901. Le statut légal associatif laisse une grande liberté, sa principale contrainte est la non-lucrativité. Malgré le fait que la Révolution française, dans son idéal universaliste et Républicain posant des individus égaux devant l’État, avait interdit de reformer les associations d’ouvriers ou d’habitants qu’elle avait dissoutes (décret d’Allarde et loi Le Chapelier en 1791), on a vu dès le début du XIXème siècle le développement d’un associationnisme solidaire mis en œuvre par des citoyens libres et égaux se référant à un bien commun (lire à ce sujet les travaux de Jean-Louis Laville).
Professionnalisation des associations
C’est dans les années 1970 que les associations, notamment celles d’éducation populaire qui se donnaient une ambition de transformation sociale, se sont largement professionnalisées et institutionnalisées. Les militant-es qui s’y investissaient jusque là avaient lutté pour obtenir des financements publics afin de développer leurs actions. Mais le revers de ces financements a été la nécessité de justifier que ceux-ci étaient bien utilisés.
Et c’est là que le milieu associatif professionnalisé s’est enfoncé dans un triple paradoxe : pour avoir une action plus importante, il faut des permanent-es, qu’il faut salarier, donc des financements pour les payer, et donc justifier de la bonne utilisation de ces financements. Et pour cela, il faut d’une part passer du temps à faire cette justification, ce qui augmente le temps – salarié le plus souvent – nécessaire à l’association (1er paradoxe). Il faut d’autre part réaliser et communiquer des évaluations, qui doivent être convaincantes et plaisantes au financeur (sinon autant s’en dispenser), ce qui a forcément des conséquences sur la stratégie politique et organisationnelle, et qui peut pousser les associations à l’auto-censure ainsi que dans des directions qu’elles n’auraient pas prises sans ces financements (2ème paradoxe). Par ailleurs les salarié-es associatifs demandent légitimement à ce que le droit du travail leur soit appliqué, ce qui les éloigne d’un engagement militant qui devrait pourtant être le moteur des structures sous statut juridique associatif. Ce qui n’empêche pas qu’aujourd’hui les associations soient des lieux de maltraitances salariales particulièrement fortes et fréquentes, et où la précarité est quasiment la règle. 3ème paradoxe.
Privatisation du financement associatif
Aux États-Unis, les Fondations privées ont un rôle primordial dans le financement des non-profits. Les États ne contribuent qu’assez peu, et la philanthropie est une pratique très ancrée dans la culture collective.
En France, si l’État se désengage dramatiquement, il reste néanmoins encore beaucoup plus présent qu’outre-Atlantique. Le mécénat est très valorisé par l’État, les banques, les gestionnaires, et les associations sont poussées à se tourner vers les Fondations. C’est un véritable enjeu, aujourd’hui, d’empêcher la privatisation du financement des associations.
Le financement par appels à projet
Les financements en France, qu’ils soient privés ou publics, sont désormais affectés « par projet ». Il y a une dizaine d’années, il était encore possible pour les associations d’obtenir des subventions dites de « fonctionnement », basées sur le projet associatif et laissant un cours relativement libre à la définition des actions de mise en œuvre de ce projet associatif. De plus, ces financements étaient souvent pluriannuels, ce qui permettait une certaine sécurité dans le temps.
Aujourd’hui, de tels financements de fonctionnement sont devenus extrêmement rares, voire quasi-inexistants. Désormais, l’État et les Fondations financent des projets spécifiques par le biais d’appels à projets. Cela a pour conséquence la mise en concurrence des associations entre elles, ce qui les pousse à présenter des projets au plus près de la demande, et donc les plus conformistes possibles – l’injonction d’ « innovation » n’ayant rien à voir avec une invitation à l’audace politique et à la subversion. Ces financements court-termistes donnent une grande place à l’évaluation, ce qui limite la créativité et l’adaptation au fil du projet – autant dire l’intelligence et l’ambition -, et mettent les structures, leurs salarié-es, bénévoles et bénéficiaires dans une grande insécurité.
Ce financement « par projet » est aujourd’hui dénoncé par la quasi-totalité du monde associatif.
Les Contrats à impact social & l’entrepreneuriat social
Le Collectif des Associations Citoyennes (CAC) dénonce la récente importation en France des Social Impact Bonds (SIB), créés en Grande-Bretagne en 2010. Renommés Contrats à Impact Social (CIS) : ils consistent pour l’État à déléguer à des « organismes financiers intermédiaires » la charge de récolter des fonds auprès d’investisseurs privés (banques, fondations d’entreprise, épargnants), de sélectionner un « opérateur » (une association ou une entreprise privée) chargé de la mise en œuvre de l’action sociale, le résultat de celle-ci étant évaluée par un cabinet d’audit « indépendant ». Les rémunérations de l’intermédiaire et de l’évaluateur se rajoutent, de façon considérable, au coût de l’action, lequel est tiré au maximum vers le bas pour des raisons de rationalité économique. C’est ainsi que le social devient un marché et une source de revenus pour les groupes financiers.
Ce virage accompagne celui, en cours depuis plus longtemps, qui tend à remplacer le travail social par l’ « entrepreneuriat social ». Il devient ainsi de plus en plus commun de voir des personnes formées sur les bancs des grandes écoles, et cherchant un métier « ayant du sens », créer des structures agissant dans le secteur social selon des méthodes néolibérales. Pour ces structures du social business, pas question d’être dépendantes des pouvoirs publics : le modèle est plutôt celui de la start-up, recherchant l’efficacité, privilégiant les résultats au détriment du temps long des processus, dénonçant la lourdeur des pouvoirs publics, les idéologies sclérosantes et l’ « amateurisme ». Il ne s’agit pas de transformer la société en luttant contre le capitalisme, source des inégalités : ces structures ont plutôt un effet de légitimation d’un capitalisme au visage prétendument social. L’économie collaborative (Air BnB et autres Uber) relève de cette dynamique, mais le secteur de l’action sociale est également touché (Groupe SOS, Comptoir de l’innovation, centres ressources sur l’Économie Sociale et Solidaire poussant à devenir « entrepreneurs du changement »…). Le développement d’un très grand nombre de filières de formation spécialisées est une cause et une conséquence de cette dynamique : leurs contenus sont fortement dépolitisés, alors que ces secteurs reposaient jusque là sur des valeurs et des engagements militants. C’est que ces secteurs doivent devenir des « gisements d’emplois », quitte à ce que ceux-ci soient systématiquement précaires, voire relèvent d’un retour à une « néo-domesticité », notamment pour les services d’aide à la personne.
La nécessaire politisation des projets associatifs
The revolution will not be funded ne donne pas de solution miracle.
Aux États-Unis, certaines non-profits ont choisi de sortir du système, de fonctionner avec des budgets nettement plus réduits, sans salarié-es ou presque, et de s’auto-financer via leurs membres ou des donateurs-trices individuel-les. Mais, première limite, celles et ceux qui peuvent s’autofinancer ainsi sont globalement celles et ceux qui en ont les moyens. Et, deuxième limite, c’est au risque d’un repli sur soi, l’argent ainsi collecté servant préférentiellement à celles et ceux qui ont contribué. Ou alors on en revient au scénario avec de généreux-ses donateurs-trices.
D’autres non-profits font attention à diversifier leurs sources de financement de manière à être moins dépendantes de chaque financeur. C’est ce que font l’immense majorité des associations en France, étant d’ailleurs fortement incitées à cela par leurs financeurs mêmes : il est rare qu’un financeur ne demande pas la preuve de co-financements.
En France, certain-es cherchent des solutions du côté de statuts juridiques différents, tels que la SCOP ou la SCIC (afin de tenter de sortir du paradoxe des associations menées politiquement par leurs salarié-es). D’autres explorent la piste des financements alternatifs (auto-financement par les membres, crowdfunding, etc.).
Au-delà de ces tâtonnements, il est certain que la privatisation des financements de l’action sociale et associative en France aggrave encore la tendance, en cours depuis les années 1970, à la dépolitisation des projets associatifs. Ce qui en est d’ailleurs sans nulle doute un objectif. Il est donc urgent de lutter contre cette privatisation des financements, car avec elle c’est une liberté d’action collective qui disparait.
Les non-profits étatsuniennes portent souvent volontiers un discours sur la lutte contre les inégalités et pour la transformation sociale. Un très grand nombre d’entre elles sont des lieux d’organisation collective. Certaines mènent de réelles luttes, d’autres tendent à organiser l’auto-prise en charge de leurs « problèmes » par les gens.
En France, les associations ont beaucoup moins ce caractère d’organisation collective. Elles sont le plus souvent au service de « bénéficiaires », d’ « usager-es », et se positionnent plutôt sur l’action sociale, le soutien aux populations en difficulté, l’animation de quartier.
C’est pourquoi la dénonciation portée par le livre The revolution will not be funded ne concerne peut-être pas de façon pertinente le secteur associatif français. Pour la simple raison que celui-ci ne se définit pas comme « révolutionnaire ». En France, le rapport à l’argent est teinté de tabou, et rares sont celles et ceux qui, à l’instar de nos cousin-es d’Amérique, pensent que l’argent n’a pas d’odeur. Les mouvements et organisations révolutionnaires sont donc restés majoritairement éloignés des mécanismes de financement public et privé, tandis que les associations subventionnées assument de ne pas être directement révolutionnaires.
Aux États-Unis, le pragmatisme ayant le dessus sur la pureté idéologique, même dans les milieux de gauche, de nombreuses organisations se disant révolutionnaires se sont semble-t-il laissées corrompre par leur besoin de financement. Mais, pendant ce temps, si elles se sont dé-radicalisées, elles ne s’en sont pas moins développées.
Ce débat est finalement celui de la tension entre l’utopie et les moyens de sa réalisation, sur la balance entre le fond et la forme de l’action, sur la façon de les agencer au mieux pour aller le plus loin possible sans se laisser éloigner de la direction que l’on voulait initialement prendre.
Quelques liens vers des sites étatsuniens à propos du livre :
- http://dissidentvoice.org/ 2014/03/why-we-are-really-beyond-the-non-profit-industrial-complex/
- http://www.utne.com/Politics/Revolution-Will-not-be-Funded-Nonprofit-Industrial-Complex
- http://philanthropynewsdigest.org/off-the-shelf/the-revolution-will-not-be-funded
- https://nacla.org/article/revolution-will-not-be-funded-edited-incite
Bonus
Et, bonus, l’excellent morceau de Gil Scott Heron auquel fait référence le titre du livre : The revolution will not be televised.
Avec les paroles en-dessous parce qu’il parle vite, le salaud… !
You will not be able to stay home, brother
You will not be able to plug in, turn on and drop out
You will not be able to lose yourself on skag and skip
Skip out for beer during commercials
Because the revolution will not be televised
The revolution will not be televised
The revolution will not be brought to you by Xerox
In 4 parts without commercial interruption
The revolution will not show you pictures of Nixon
Blowing a bugle and leading a charge by John Mitchell
General Abrams and Spiro Agnew to eat
Hog maws confiscated from a Harlem sanctuary
The revolution will not be televised
The revolution will be brought to you by the Schaefer Award Theatre and
will not star Natalie Wood and Steve McQueen or Bullwinkle and Julia
The revolution will not give your mouth sex appeal
The revolution will not get rid of the nubs
The revolution will not make you look five pounds thinner
Because The revolution will not be televised, Brother
There will be no pictures of you and Willie Mays
Pushing that cart down the block on the dead run
Or trying to slide that color television into a stolen ambulance
NBC will not predict the winner at 8:32or the count from 29 districts
The revolution will not be televised
There will be no pictures of pigs shooting down
Brothers in the instant replay
There will be no pictures of young being
Run out of Harlem on a rail with a brand new process
There will be no slow motion or still life of
Roy Wilkens strolling through Watts in a red, black and
Green liberation jumpsuit that he had been saving
For just the right occasion
Green Acres, The Beverly Hillbillies, and
Hooterville Junction will no longer be so damned relevant
and Women will not care if Dick finally gets down with
Jane on Search for Tomorrow because Black people
will be in the street looking for a brighter day
The revolution will not be televised
There will be no highlights on the eleven o’clock News
and no pictures of hairy armed women Liberationists and
Jackie Onassis blowing her nose
The theme song will not be written by Jim Webb, Francis Scott Key
nor sung by Glen Campbell, Tom Jones, Johnny Cash
Englebert Humperdink, or the Rare Earth
The revolution will not be televised
The revolution will not be right back after a message
About a white tornado, white lightning, or white people
You will not have to worry about a germ on your Bedroom
a tiger in your tank, or the giant in your toilet bowl
The revolution will not go better with Coke
The revolution will not fight the germs that cause bad breath
The revolution WILL put you in the driver’s seat
The revolution will not be televised
WILL not be televised, WILL NOT BE TELEVISED
The revolution will be no re-run brothers
The revolution will be live
Une réflexion sur « The revolution will not be funded »