Ce texte m’a été signalé par son auteur, Saïd Oner, qui vient de créer le blog https://regardscritiks.blogspot.com . Je reproduis ce texte ici, et vous invite à visiter ce blog et à lire ses articles.
Réhabiliter l’éducation populaire politique
Le champ du travail social, de l’animation et de l’éducation en général s’inscrit dans des orientations diverses et variées, dont l’une peut être celle de l’éducation populaire.
Cette dernière mérite un éclairage afin de mieux comprendre son ancrage historique, ses aspirations et les différentes réappropriations dont elle a pu faire l’objet.
L’on peut remonter à l’entre-deux guerres pour percevoir des aspirations démocratiques et révolutionnaires, notamment à travers le front populaire qui revendiquait alors le droit aux congés payés ou à la semaine de 40 heures, par exemple. A cela on peut ajouter une effervescence autour des questions de pédagogie et d’éducation, mobilisées à des fins d’encadrement d’enfants dans le cadre de séjours de vacances.
Cette époque est traversée par un dynamisme autour d’ambitions émancipatrices qui mobilisent citoyens, collectifs, organismes ou encore formations politiques. C’est aussi une période marquée par le mouvement de l’éducation nouvelle qui cherche à reconsidérer le rapport à l’autre dans des perspectives pédagogiques délestées de tous rapports de domination. Le champ de l’éducation est ainsi bouleversé et cherche à se réinventer, en donnant davantage de place à l’apprenant, en questionnant la toute-puissance du maitre et en revendiquant l’importance de sensibiliser et de former les encadrants à la pédagogie.
Dans ce cadre là, nous pouvons parler d’une période où l’éducation populaire est politique, comprise dans le sens où ce mouvement a permis de développer un regard critique sur la société et a pu mobiliser des populations gagnées par l’ambition de transformer cette société.
Après la libération, les questions d’éducation et de pédagogie continuent de rythmer le quotidien des instructeurs, des encadrants et plus largement de la société. Cependant, l’éducation populaire va progressivement connaître une double transformation. En effet, dès le début des années 1950 et portée par les maisons des jeunes et de la culture, l’éducation populaire est plus ou moins redéfini subrepticement comme étant un champ d’accès à la culture. Il s’agit désormais de démocratiser la culture et de la rendre accessible à tous, l’éducation populaire se voit ainsi dotée de cette mission de démocratisation de la culture pour tous. Ou dit autrement, la démocratisation de la culture devient l’apanage de l’éducation populaire.
Dans le même temps, l’éducation populaire s’institutionnalise. Le statut d’animateur professionnel est créé par l’INEP, l’institut national d’éducation populaire. Dans cette perspective, se développe l’animation socioculturelle. Champ professionnel dans lequel l’éducation populaire est labelisé institutionnellement et qui donc répond à des missions d’accès à la culture dans un cadre défini.
Si les maisons des jeunes et de la culture vont jouer un rôle certain dans l’accès à la culture et aux savoirs, c’est précisément durant cette période que le caractère politique et militant de l’éducation populaire se verra transformé par des ambitions éducatives et culturelles. La capacité critique, la construction d’une conscience politique, l’émancipation et la perspective d’une transformation sociale se voient grandement remplacés par l’accès aux loisirs, aux activités culturelles et plus globalement à l’animation socioculturelle.
Tout cela étant la condition pour obtenir des subventions afin « d’animer » associations et maisons de jeunes et de la culture.
Dans les années 1980, on assiste à l’avènement du néo libéralisme et sa doctrine économique du « New public management » qui consiste à réformer les services publics dans une logique gestionnaire issue du privé et dont le but est d’améliorer la performance. Le service public est donc repensé selon la théorie économique du « new management public » qui fait la part belle à la productivité et à la performance.
Le néo libéralisme amène avec lui aussi tout un discours encourageant une vision apolitique et apolitisée de la société. Il faut coupler à la flexibilisation des entreprises une politique de destruction des structures collectives, afin de ramener l’individu à ce qu’il doit être, à savoir un individu responsable de lui-même. « Le chômeur est responsable de son chômage. »
Cet assaut du néo libéralisme va frapper de plein fouet le champ de l’animation et de l’éducation populaire, ce dernier étant lui aussi soumis aux injonctions de performance et de rentabilité. Dès lors, le caractère politique et militant de l’éducation populaire dont les quelques braises subsistaient encore se voit totalement étouffé par l’imposition de procédures bureaucratiques et de critères de la part des organismes financeurs.
Les années 90, sous fond de crise économique, favorise un léger retour à la dimension originelle politique de l’éducation populaire, notamment à travers l’association ATTAC fondée en 1998 qui milite pour la justice sociale et qui se réclame de l’éducation populaire politique. Néanmoins, la période est également marquée par l’accélération de la « bureautisation » et de la technicisation des associations qui seront sommées de se conformer à la logique d’appels d’offres, instituée dès le début des années 2000.
Cette logique d’appels d’offres va entériner la concurrence entre les différentes associations et structures et va ainsi reconfigurer leurs actions. Désormais, il s’agira d’obtenir de nouveaux marchés dans le but de croître économiquement, et potentiellement de jouir d’un monopole dans un secteur d’activités en particulier. Ici, le public est vu comme un marché, les personnes comme autant d’éléments pouvant participer à la viabilité économique d’une structure.
L’éducation populaire politique parlait de compagnons de lutte, l’éducation populaire labelisée institutionnellement parlait de « public », l’éducation populaire aujourd’hui aura tendance à parler de « marchés », s’alignant ainsi sur des ressorts entrepreneuriaux dans une visée managériale.
Les années 2000 sont aussi l’occasion de réformer en profondeur la formation professionnelle. Dans un continuum néo libéral, les différentes réformes de la formation professionnelle vont introduire un champ sémantique qui renvoie en permanence à la responsabilité de l’individu. Des termes comme « compétences » ou « projet » sont pensés dans une logique de savoir être et de responsabilité de l’individu. Ce dernier doit développer des « compétences » pour se conformer à une autorité, il doit développer son savoir être pour entretenir son employabilité, il doit réaliser un projet pour faire valoir sa motivation…
Ce langage s’inscrit dans une vision néo libérale au sens économique du terme mais aussi dans une vision dépolitisée des rapports de pouvoir. Dans ce cadre-là, la question de l’accès à l’emploi (par exemple) ne se pose pas selon des conditions sociales, économiques et/ou territoriales qui pourraient contraindre l’individu à l’accès à l’emploi. Non, dans ce cadre-là, seul l’individu est responsable et donc s’il souhaite trouver un emploi, il doit travailler sur lui-même. L’individu est invité à chercher des réponses en lui, sans jamais questionner les rapports sociaux.
Terminons par évoquer cette injonction au bonheur et à la positivité qui gagne aussi le milieu de l’éducation populaire. L’arrivée en masse de termes tels que la « bienveillance » ou encore « le vivre ensemble » participe de cette vision dépolitisée de la société. Là encore, ces termes qui orientent la pratique des professionnels encouragent une vision de la société où chacun peut s’il le veut. En étant bienveillant et en étant respectueux de ton prochain, tu évolueras.
Ces mots « valises » s’imposent dans les milieux de l’éducation populaire et sont désormais les décideurs potentiels de l’obtention de nouveaux marchés. Ils sont exploités à des fins de visibilité, de communication et de viabilité économique des différentes structures. Il faut aujourd’hui valoriser le « vivre ensemble » et faire preuve de « bienveillance » pour rester compétitifs sur le marché associatif et de la formation professionnelle.
Aujourd’hui, la société est traversée par des crises économiques, sociales et écologiques comme chacun peut le percevoir au quotidien. Certaines et certains d’ailleurs subissent ces crises plus fortement que d’autres. Les mouvements sociaux récents ont eu le mérite de politiser les colères et de permettre à des personnes de s’impliquer et de s’investir dans des luttes sociales de premier plan, parfois au péril de leur vie. Si le pouvoir politique a rarement la main qui tremble, les manifestations populaires ont pu visibiliser les violences d’état incarnées par les forces de l’ordre. De ce point de vue-là, l’éducation populaire a tout intérêt à renouer avec une certaine forme de radicalité avec en ligne de mire la transformation sociale.
Les militants et autres défenseurs de l’éducation populaire ont sûrement un rôle à jouer quant à l’importance de redéfinir ce mouvement en des termes moins élogieux sur le plan communicatif, mais beaucoup plus radicaux sur le plan de sa finalité originelle. Refuser les termes consensuels qui sclérosent ce mouvement et l’orientent uniquement dans des directions apolitiques et de convenance. Refuser le chantage aux subventions ou aux appels à projets, refuser la logique de marchandisation qui tend à s’imposer, elle aussi, dans les structures se réclamant de l’éducation populaire. Refuser la labélisation des pouvoirs publics. Refuser l’injonction à la rentabilité, à la performance, à la productivité…Bref, refuser finalement tout ce qui relève d’une société débarrassée de services publics et qui vise à faire des rapports sociaux, des rapports de marchandisation et de pouvoirs entre celles et ceux qui décident et celles et ceux qui exécutent.
Oui, l’éducation populaire doit refuser un bon nombre d’impositions, souvent présentées comme « allant de soi ». Or les réformes et les directives données sont des choix politiques et sociétaux, ils s’imposent grâce à un rapport de forces gagnant par celles et ceux qui ont le pouvoir de décider et d’imposer. Si l’éducation populaire veut peser politiquement, elle ne peut fermer les yeux sur les rapports de pouvoir, elle se doit d’en encourager la lecture et la compréhension afin de développer un regard critique, préalable et condition sine qua non à toutes aspirations émancipatrices. On ne s’émancipe d’une domination que si l’on connaît la structure qui nous domine.
Pour autant, refuser est une position défensive qui ne saurait mobiliser avec engagement et enthousiasme. C’est pourquoi le refus doit s’accompagner de tout un imaginaire où le pouvoir d’agir est une des perspectives des classes dominées. Entretenir des perspectives où le champ des possibles se dessine, où la notion de sens et de plaisir retrouve une résonnance véritable dans le quotidien de chacun est absolument fondamental. Il est important de créer des conditions favorables à l’engagement, tout en gardant en tête qu’il ne faut faire à la place d’eux mais permettre à celles et ceux qui vivent les oppressions au quotidien d’imaginer et de construire des perspectives nouvelles.
Comprendre le monde dans lequel on vit est une démarche fondamentale. Créer des espaces où l’expérience et la connaissance de chacune et chacun peuvent se confronter, et s’alimenter est d’une importance capitale. Quand la parole peut être prise par celles et ceux à qui elle a toujours été confisquée, cela peut être le début d’une dynamique de compréhension et de remise en question de « l’état des choses », en plus de travailler à une conscience de classe. La perspective révolutionnaire est aux mains de celles et ceux qui en décideront ainsi, ou pas.
En attendant, la société néolibérale continue de s’exercer en paupérisant et en oppressant les classes dominées. Le discours apolitique de neutralité et le recours à la « bienveillance » ne tiendra plus très longtemps. Il faut ainsi espérer que l’éducation populaire politique aura eu la bonne idée de retrouver du politique dans ses différents champs d’action, afin de permettre à toutes ses colères populaires légitimes de ne pas se tromper de cibles.
Saïd Oner