En décembre 2014, la revue Ballast a publié un article de Daniel Zamora & Nic Görtz, à propos de Saul Alinsky. L’article est à lire ici. Et comme il m’a plus, j’en ai noté les extraits qui m’ont le plus marquée.
Extraits choisis
Ces extraits sont nécessairement sortis de leur contexte du fait qu’ils sont extraits de leur texte initial. Je ne peux que conseiller la lecture de cet article, qui en plus n’est pas très long.
Sauf mention contraire, les passages entre guillemets sont d’Alinsky.
Saul Alinsky est l’une des figures les plus emblématiques de la culture populaire radicale nord-américaine des années soixante-dix.
Noyau dur de sa pensée : il est temps d’en finir avec la critique purement théorique et les formes élitistes de la contestation.
Alinsky a travaillé sur les deux principaux points aveugles des théoriques et des mouvements politique critiques actuels : l’organisation et l’action collective.
L’organisation du pouvoir populaire
Pour Alinsky, la question du pouvoir des opprimés ne se pose pas dans le cadre des formes officielles du pouvoir et de la démocratie. Il exprime ouvertement son scepticisme à l’égard de la démocratie parlementaire et de sa capacité à faire changer fondamentalement les choses. Il préconise donc que les opprimés luttent contre leur exclusion de la politique en construisant leurs propres outils politiques. Son analyse le mène à la conclusion que les instruments légitimes ne peuvent pas servir les opprimés pour changer leurs conditions.
Hillary Clinton à propos de Saul Alinsky : « Nous nous opposions pourtant sur un point fondamental : il estimait qu’on ne pouvait changer le système que de l’extérieur. »
Son but est d’organiser les démunis afin d’affronter « le gouvernement et le pouvoir économique ».
C’est reproduire l’idéologie des élites que de demander constamment aux dépossédés de s’exprimer par les formes légales et institutionnelles de la politique : « Si tu es possédant, tu es là pour conserver, alors tu parleras toujours du caractère sacré de la loi et de la responsabilité que l’on a d’agir graduellement via les voies « acceptables » de la politique ».
Les institutions démocratiques ne sont pas « neutres » : elles représentent l’ordre établi. S’il ne recommande pas de les détruire, Alinsky tient à les maintenir sous pression constante, au moyen d’organisations populaires.
Les opprimés doivent développer des outils pour eux, radicalement différents de ceux des dominants, des outils pour le changement.
On ne peut pas séparer les questions d’organisation des questions politiques, l’une et l’autre étant intrinsèquement liées.
« Le pouvoir se répartit en deux principaux pôles : entre ceux qui ont de l’argent et ceux qui ont des gens ». C’est de l’organisation que les dépossédés pourront devenir une force agissante, un collectif mobilisé. Elle est leur seule source de pouvoir durable.
Notion de pouvoir selon Alinsky : le pouvoir n’est plus seulement conçu selon des positions au sein de la structure sociale – et de l’État plus particulièrement – , mais comme la capacité par un groupe social donné de mobiliser ses ressources via ses formes organisationnelles.
Deux critères importants sont au centre de la conception d’Alinsky : l’organisation, comme forme par laquelle le pouvoir peut s’exprimer, et le but du pouvoir lui-même, défini comme « la capacité d’action ».
Action et organisation
« Life is action »
Si Saul Alinsky rappelle à l’envi que le pouvoir vient de l’organisation, il n’en considère pas moins sa substance comme la capacité d’action.
Cette capacité, pour les plus démunis, se décline en deux volets principaux : la capacité d’agir sur leur propre devenir ; la capacité « d’influencer (ou d’affecter) les actions des puissants et leurs institutions ».
L’action n’est jamais conçue comme la caractéristique d’un individu, mais comme le pouvoir d’un groupe social donné exprimé au travers de l’action collective.
« L’action sociale n’est pas simplement un événement contingent ou spontané. Au contraire, il y a des manières spécifiques pour générer du pouvoir collectif. »
Aaron Schutz
Si une démocratie, aussi formellement idéale soit-elle, ne se fonde pas sur une intense participation citoyenne, elle est condamnée à mourir.
L’organisation populaire doit constamment créer les conditions pour que ses membres « deviennent actifs et conscients de leurs potentialités et obligations ».
« Les organisations ont besoin d’action comme les individus ont besoin d’oxygène, l’arrêt d’action mène à la mort de l’organisation via le factionnalisme et l’inaction, au travers de dialogues et conférences qui sont une forme de rigidité mortifère plutôt qu’une forme de vie. »
Sans pratique effective, l’organisation communautaire devient une institution de plus, un organisme bureaucratisé qui ne remplit pas sa tâche principale.
Aliénation, pratique et théorie
La question de la conscientisation occupe à la fois une place secondaire et primordiale dans les textes d’Alinsky. Secondaire, car elle n’est pas au cœur des enjeux de l’organisation ; primordiale, car elle constitue le moyen par lequel les opprimés acquièrent une autonomie idéologique face aux dominants, une conscience propre.
L’apathie, la division et la désorganisation civique d’une communauté a pour effet l’aliénation et l’émiettement des savoirs. Alinsky postule en effet que les acteurs exploités, lorsqu’ils sont séparés les uns des autres, rentrent dans une spirale négative qui ne leur permet pas de formuler explicitement et consciemment les problèmes et la situation dans laquelle ils se trouvent.
Une communauté désorganisée est également une communauté où les savoirs sont des « ressentiments inarticulés », incapable d’atteindre une forme de conscience collective explicite.
« Alinsky croyait que la participation des citoyens dans une organisation communautaire démocratique pouvait servir comme un puissant antidote contre l’aliénation et le désespoir » (Reitzes et Reitzes).
Le savoir critique ne doit pas être enseigné de façon passive, dans une relation verticale du maître et de l’élève. Le savoir critique ne peut être saisi par les acteurs que par leur propre expérience. Il n’est donc pas question d’assommer les dominés à grands coups de Vérité – une démarche chère à bien des groupuscules radicaux…
L’idée très répandue selon laquelle le savoir aurait par lui-même des vertus émancipatrices est pour Alinsky une thèse idéaliste.
Le savoir ne peut devenir « un corps agissant », « une force matérielle » (expression de Marx), que si les dépossédés l’acquièrent vie leur praxis collective. Le dévoilement produit par la connaissance ne peut survenir de manière individuelle.
Alinsky se montre très proches des thèses de Paulo Freire dans sa Pédagogie des opprimés, où il affirme que « la conscience ne se transforme que dans la praxis, le contexte théorique ne peut pas se réduire à un cercle d’études non engagées » et que « cette découverte ne peut être faite à un niveau purement intellectuel, mais doit être liée à l’action ».
Pour Freire comme pour Alinsky, « c’est uniquement dans l’unité de la praxis et de la théorie, de l’action et de la réflexion, que nous pouvons dépasser le caractère aliénant du quotidien […]. À vrai dire, dévoiler la réalité sans orientation vers une action politique claire et nette n’a tout simplement pas de sens ». (Freire)
Être radical
Le vrai radical est celui qui ne se satisfait pas uniquement du discours critique.
Être radical présuppose de ne jamais séparer la théorie de la pratique.
Alinsky refuse l’idée que l’on résolve le problème des opprimés à leur place, qu’une élite éclairée prenne des décisions pour les « aider » sans daigner se soucier de leur réelle participation.
« Aider les gens tout en leur déniant une part significative dans l’action ne contribue en rien à leur émancipation individuelle. »
Être radical ressemble, en ce sens, à la révolution : « un long et pénible chemin » qui nécessite un travail difficile sur soi-même. Nous renvoyant, d’une certaine façon, à la fameuse phrase de l’Association Internationale des Travailleurs : « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».