Je reproduis ici un texte de Johann Kaspar, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par les éditions Senonevero.
La brochure est disponible en téléchargement ici.
Dans ce texte, Johann Kaspar nous propose une vision de ce que signifient les revendications : elles justifient la lutte en même temps qu’elles en préfigurent la fin, puisque la lutte est censée cesser quand les revendications sont satisfaites. À l’inverse, les luttes sans revendications, souvent insurrectionnelles et enragées, et qualifiées avec mépris d' »émeutes », s’élèvent contre le « tort en soi » qui est subi, et qu’une simple réforme ne saurait suffire à réparer. Les luttes sans revendications refusent de respecter les « règles du jeu », de prendre les formes « convenues » du conflit social, celles qui présupposent qu’il est néfaste de détruire des biens matériels, et qu’il faut faire des demandes précises pour pouvoir avancer. Si elles semblent , dans leur forme, en contradiction avec leur objectif (puisqu’elles ne présentent pas de revendication qui pourrait être satisfaite, elles sont qualifiées de « suicidaires »), peut-être qu’au contraire plus cohérentes que les luttes réformistes, puisqu’elles assument que la réelle opposition ne saurait se résoudre grâce à un simple pansement. Cependant, on ne peut éluder la question de leur efficacité, puisqu’elles restent généralement soit le fait de groupes ultra-minoritaires, soit des moments insurrectionnels très limités dans le temps et ne construisant pas d’organisation durable pour la lutte.
C’est donc sans aucun doute dans un aller-retour perpétuel et une complémentarité que luttes avec et sans revendications doivent lutter ensemble, et faire vivre les tensions qui les opposent, pour aller vers une nécessaire transformation sociale radicale de la société.
« Je ne revendique aucun droit, par conséquent je n’ai pas non plus besoin d’en reconnaître aucun »
Stirner [Johann Caspar Schmidt]
La nuit du 8 août 2009, des centaines de détenus de la California Institution for Men à Chino [ville située dans le comité de San Bernardino, dans l’état de Californie] déclenchèrent une émeute de 11 heures, causant des dommages « significatifs et étendus » à la prison de moyenne sécurité. 250 prisonniers furent blessés, dont 55 admis à l’hôpital. Le 1er mai 2009, trois pâtés de maisons du quartier de luxe furent démolis par une foule mouvante, laissant une trainée de verre brisé tout le long du trottoir, de sorte que les boutiquiers, la police et les journalistes en restèrent bouche bée le lendemain matin. À l’aube du 10 avril 2009, 19 personnes s’emparèrent d’un bâtiment vide de l’université, de la taille d’un pâté de maisons, sur la cinquième avenue à Manhattan, et le cadenassèrent, déployant des banderoles et lisant des communiqués depuis le toit. La police et les responsables universitaires répliquèrent en envoyant des hélicoptères, des groupes d’intervention et des centaines de policiers pour y pénétrer et tous les arrêter. Après qu’Oscar Grant, un noir désarmé, eut été assassiné par des policiers de la route à Oakland, en Californie, le 1er janvier 2009, une marche de 250 personnes prit une tournure sauvage quand un groupe de discussion, digne des rêves de multiculturalisme, saccagea le centre-ville, causant plus de 200 000 $ de dommages en brisant des vitrines, brûlant des voitures, enflammant des poubelles et en jetant des bouteilles sur des officiers de police. La police en arrêta plus de 100. Du 6 décembre 2008 au jour de Noël, une rébellion balaya la Grèce après que la police ait abattu un garçon de 16 ans à Athènes. Des centaines de milliers de gens y prirent part, dévastant les rues, attaquant les commissariats avec des bombes incendiaires, pillant les magasins, occupant les universités et les bâtiments syndicaux, affrontant pendant tout ce temps les flics quotidiennement avec une intensité et une coordination digne d’une armée. Après les morts «accidentelles» de deux jeunes qui étaient poursuivis par la police dans la banlieue parisienne, à Clichy-sous-Bois, le 27 octobre 2005, les jeunes des banlieues* françaises brûlèrent des milliers de voitures, fracassèrent des centaines de bâtiments et détruisirent petits et grands magasins chaque jour pendant trois semaines, en réaction. 8 973 voitures brûlèrent dans toute la France ces nuits-là et 2 888 personnes furent arrêtées.
Qu’est-ce qui unit ces événements épars des dernières années ? Ni la race, ni l’origine de classe des participants, ni leurs contextes politiques ou leur condition sociale, ni leur situation géographique, ni leurs cibles. C’est plutôt une certaine absence qui les unit, une brèche au centre de tous ces conflits : l’absence de revendications. Cherchant à comprendre, gérer ou expliquer les événements précédemment cités à un public aliéné, les responsables carcéraux feignent l’ignorance, les journalistes font les poubelles à la recherche d’une « cause », les politiciens cherchent quelque chose à négocier, alors que les progressistes imposent leur propre idéologie. La peur qu’il n’y ait vraiment rien sous ces actions, pas de plainte, pas de raison, pas de cause, juste une libération sauvage d’énergie primale, aussi inexplicable et irrationnelle qu’un sacrifice aux dieux eux-mêmes. À tout prix, il doit y avoir une signification, gémissent-ils, une sorte de poignée à laquelle se raccrocher, quelque chose, n’importe quoi. Qu’est-ce qu’ils veulent ? demande tout un chacun, et la réponse est partout la même : Rien.
De Chino à Paris, d’Australie à Athènes, de New York à San Francisco, c’est seulement un échantillon mondial de révoltes qui ont progressivement abandonné le désir de « revendiquer quelque chose ». Pour la presse bourgeoise, l’absence de revendications est considérée comme un symptôme d’irrationalité, une certaine folie ou une pathologie qui frappe les déchus du droit de vote. Pour la gauche radicale, l’absence de revendications est perçue comme une immaturité politique, une rage naïve qui ne peut s’épuiser qu’en de brefs éclats. Mais à ceux qui ont pris part ensemble à de tels actes, à ceux qui ont vu leurs revendications devenir le moyen de leur propre étouffement, une telle tendance est un bon auspice des choses à venir.
Peut-être est-il temps d’arrêter de voir ces luttes comme « manquant de » quelque chose, mais plutôt comme des actes déterminés de négation, avec leur force, leur sens et leur histoire propres. Pour prendre au sérieux le contenu des luttes sans revendications, on doit les prendre non comme des événements isolés, mais comme des moments dans une histoire des rapports antagonistes qui se développent entre le capital et la vie qu’il subsume. Quelles sont les formes sous lesquelles les luttes sans revendications nous apparaissent ? Comme émeutes principalement, mais aussi comme grèves sauvages, occupations indéfinies, rébellions violentes, soulèvements populaires et insurrections généralisées. Au lieu de voir une émeute à la façon des sociologues, c’est-à-dire n’importe quel acte de violence collective qui cherche à propager directement son message sans respecter les normes légales, nous pouvons les voir telles qu’elles nous apparaissent : comme des formes de lutte se développant, adéquates aux conditions de l’exploitation à une moment donné. Les émeutes commencent généralement accompagnées de quelques griefs, parfois en vue d’une revendication. Une émeute peut aussi démarrer sans revendication, mais finir avec une. À d’autres moments, les émeutes démarrent sur une revendication particulière, mais prennent fin sans se soucier nullement de sa satisfaction. Parfois les revendications sont plaquées sur une collectivité émeutière par un « représentant » autoproclamé et à d’autres occasions les revendications sont élaborées par la collectivité elle-même. Chacun des cas ici mentionnés est survenu dans l’histoire américaine, et ce serait la tâche d’un scientifique de l’insurrection de mettre à jour toutes les logiques possibles du développement historique de tels rapports, dans la dialectique entre revendication et destruction. Comme les conditions de l’exploitation se développent, les luttes contre elles font de même, et par là le sens des luttes elles-mêmes change, exprimé non par les revendications mais par le contenu de l’activité elle-même. C’est cette activité sur laquelle nous nous penchons ci-après.
Théorie de la revendication
Qu’est-ce que une revendication, qu’est ce qu’une demande ? Étymologiquement, la revendication, en anglais demand, c’est ce qui est donné de la main de quelqu’un, un ordre [Mander, par exemple, provient aussi de mandare]. Dans le contexte ici, la revendication est un contrat, une date d’expiration garantie pour une lutte donnée, les conditions de sa conclusion. « Si on parvient à X, l’action Y prendra fin » est ce qu’exprime la revendication. Mais ceci est clairement une ruse, dans la mesure où un contrat présuppose deux parties égales, deux individus ou entités abstraits échangeant les dates de fin des hostilités sur la base d’une reconnaissance mutuelle des conditions. Si le vote est l’équivalent politique de l’argent, alors la revendication est l’équivalent politique de la carte de crédit. C’est une foi, un contrat, un mot de passe pour obtenir quelque chose quand on a rien. Elle peut être employée par tout un chacun, les voleurs comme les rois, les riches et les pauvres, être juste ou injuste : sa fonction est la même, enfermer plus profondément les gens dans la structure du capital.
Pourquoi les luttes ayant des revendications tendent-elles à devenir plus sauvages, et les luttes dont elles sont absentes tendent-elles à proliférer ? D’un côté, la capacité qu’a l’État ou le capital de satisfaire aux revendications minimales s’amoindrit. Dans une économie hyperglobalisée, ils n’est pas besoin d’une garantie pour que les travailleurs se reproduisent socialement en tant que travailleurs, là où ils se trouvent, dans la mesure où tout ce que le capital exige est qu’un travailleur, quelque part, fasse le travail. Les revendications salariales et de maintien de l’emploi viennent se heurter à l’implacable mur de la loi de la valeur. Les prolétaires en ont conscience et répliquent, menaçant dorénavant de faire sauter leur usine (à New Fabris, Paris, par exemple), séquestrant des patrons (à Scapa, en France), et faisant la grève non pour améliorer leur conditions, pour de meilleurs salaires ou même pour conserver leurs emplois, mais pour de l’argent, juste plus d’argent quand l’usine est vendue. Plus aucune illusion à présent, ils semblent proclamer nous ne sommes rien, nous n’avons rien, nous ne demandons rien si ce n’est quelques menus moyens d’amortir notre chute. Les limites des revendications révèlent les limites de la lutte de classe, ce qui peut tout aussi bien signifier l’ouverture vers son dépassement par la lutte sociale élargie — insurrection, guerre sociale —, que la clôture de la lutte. Nous parions sur le premier.
Bien que la possibilité de satisfaire les revendications soit devenue plus ténue, des revendications sont toujours formulées, peut-être du fait de l’habitude ou du désespoir. La revendication peut seulement reproduire le capital, puisque nous avons été vidés de tout contenu à part le contenu du capital : quand nous mangeons, buvons, marchons, embrassons, baisons, nous battons ou apprenons pour nous-mêmes, ce n’est pas pour nous-mêmes mais en fonction des besoins et désirs établis par les lois de l’économie afin de produire de la valeur. Étrangers à nous-mêmes, nous sommes chez nous en capital. Nous ne connaissons même pas nos besoins, et pourtant nous brandissons encore des banderoles pour leur satisfaction. Notre seul besoin réel peut être de libérer le besoin de sa soumission au capital. Jusqu’à ce que cela survienne, nos besoins continueront à n’être rien de plus qu’un moyen de reproduire la richesse, et les revendications seront simplement le sursis, la poignée par laquelle nos besoins peuvent être saisis, reproduits, reconfigurés et réaffirmés.
Sans une revendication particulière, aucune médiation n’est possible afin de les pacifier, aucune politique n’est possible pour gérer le conflit : « ne pas » avoir de revendication n’est pas un manque de quoi que ce soit, mais une affirmation contradictoire de son pouvoir et de sa faiblesse. Trop faible pour même essayer d’obtenir quelque chose de ceux qui dominent la vie des prolétaires, et simultanément assez forte pour essayer d’accomplir l’appropriation directe de sa vie, de son temps et de son activité, hors de toute médiation. Une lutte sans revendications, qu’on la nomme émeute ou rébellion, insurrection ou guerre civile, révèle la totalité de l’ennemi que l’on combat (le capital comme société), et la totalité de ceux qui le combattent (la potentialité de la vie non aliénée). Dans de telles luttes, le prolétariat « ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi » [Marx, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel]. Ce « tort en soi » est la structure générale d’exploitation qui est au cœur du système capitaliste — la vente forcée de son temps et de son activité à quelqu’un d’autre en échange d’un salaire — qui ne peut jamais être dépassée par un changement particulier, seulement par un changement total.
Alors que les revendications particulières se transforment tout au long de l’histoire américaine — de revendications salariales en revendications sociales, en revendications politiques, en revendications environnementales — le possible refus de revendications hante la bourgeoisie. Ceci est évident pour quiconque considère les niveaux de violence de classe employée par les exploités comme des formes rationnelles de lutte en prise avec une structure objective de domination. Ce qui n’est pas aussi évident, ce sont les façons dont ce refus se manifeste au travers de diverses formes de destruction de la propriété, d’expropriation et d’incendie. Seule l’histoire est à même d’en témoigner.
Séquences de lutte
Les émeutes de la conscription de 1863 [Émeutes de New-York suite à l’adoption de nouvelles lois de conscription pendant la guerre de Sécession], les plus sanglantes de l’histoire américaine (au moins 120 tués, 2 000 blessés, 50 bâtiments incendiés) recèlent toutes les contradictions et tous les éléments qui devaient se développer et se séparer sous des formes propres tout au long du siècle suivant : revendications politiques (pas de conscription, pas de guerre), attaques de classe (destruction de biens, incendies, pillages) et guerre raciale (agressions, meurtre). Entre les émeutes de la conscription et les émeutes « Oscar Grant », nous relevons trois tendances principales qui émergent quant au contenu de l’activité insurrectionnelle et à la forme qu’elle prend en tant que « revendication ».
Généralement parlant, nous pouvons distinguer trois périodes historiques principales du phénomène émeutier, quant à ses problématiques ou sa forme, et deux styles historiques quant à ses méthodes ou ses contenus. La lutte entre capital et travail, de 1877 à 1934, les conflits raciaux entre 1935 et 1968 et les actions étudiantes et anti-guerre des années 60 et 70 sont les trois grandes traditions qui sont venues s’amalgamer dans la contestation moderne de notre période. Les actions féministes, de libération homosexuelle et de lutte anti-nucléaire des années 70 et 80, et le renouveau des émeutes raciales à Miami et New York dans les années 80 perpétuent le double héritage des émeutes à la mode des années 60 sous ses deux aspects différents. Ce n’est qu’à partir des émeutes « Rodney King » à Los Angeles (et partout ailleurs) de 1992 qu’une nouvelle phase de révolte commence, celle dans laquelle nous sommes encore aujourd’hui.
Dans la période 1877-1934, les luttes sur le travail en Amérique atteignirent des niveaux de violence jamais vus jusqu’alors ou depuis lors. Durant cette période, les revendications étaient formulées sur les salaires, les conditions de travail et sur la longueur de la journée de travail, mais une fois que ces revendications fondamentales furent brossées dans les grandes lignes durant les années 1860, presque rien de nouveau n’apparut. Depuis lors, le niveau de lutte de classe s’intensifia alors que les revendications devenaient de moins en moins importantes. Les grèves ferroviaires tournaient immédiatement à l’émeute, se répandant nationalement tout au long du chemin de fer, laissant des milliers de wagons détruits, des macchabées dans les deux camps et des milliers de blessés. Les mineurs du charbon firent sauter leurs propres mines, et les ouvriers tuaient les Pinkertons à la porte de leur usine [La Pinkerton National Détective Agency dont les agents sont généralement appelés Pinkertons, fut une agence américaine privée de détectives et de sécurité créée par Allan Pinkerton en 1850 – briseurs de grèves].
La destruction de biens était très répandue, mais ses cibles et sa signification étaient alors différentes de celles d’aujourd’hui. Premièrement, la propriété attaquée par les ouvriers était leurs propres outils et produits de leur travail, c’est-à-dire les moyens de production qu’ils employaient pour créer de la valeur additionnelle pour leur patron. En détruisant leurs propres instruments de production — voies ferrées, mines de charbon, machines — ils détruisaient l’unité du procès de production capitaliste, non simplement son aspect marchandise dans le domaine de la circulation et de la consommation. Deuxièmement, bien que les machines, les rails, les wagons, les trolleys, les mines et les usines que différents ouvriers détruisaient appartinssent légalement au capitaliste qui les employaient, les ouvriers les considéraient comme leur propre propriété. Ceci du fait que les machines étaient le produit et les moyens de leur travail, de leur labeur physique et mental. L’attaque de cette propriété n’était pas qu’une attaque des capitalistes, mais de ce qui les fait prolétaires : le travail, les outils, la valeur. L’auto-abolition du prolétariat ne s’exprimait formellement dans aucune de leurs revendications, mais était posée concrètement par les actions et les cibles elles-mêmes.
D’Harlem en 1935 [Le 19 mars 1935, les mouvements activistes noirs déclenchèrent des émeutes qui firent 4 morts et de lourds dégâts] à Washington en 1968 [Suite à la mort de Martin Luther King], les luttes de classe prirent l’aspect de « rapports de race » et d’ »émeutes du ghetto ». Qualitativement différentes des émeutes Jim Crow [Jim Crow est un surnom donné aux lois de ségrégation raciale, communément désignées comme « lois Jim Crow »] anti-noirs, anti-immigrés [à l’exception de l’émeute de Détroit des 20-22 juin, la dernière des émeutes Jim Crow « classiques », pour laquelle ce furent principalement des blancs qui attaquèrent les noirs (en tuant 25) et des noirs se défendant (tuant 9 blancs)], ces luttes étaient marquées par les attaques des prolétaires et sous-prolétaires noirs contre les fondements de la société blanche, bourgeoise : la police, les magasins, les bâtiments, les voitures. Le pillage et l’incendie étaient les méthodes principales employées comme critique de tels éléments. Le pillage qui eut lieu à Harlem en 1935, 1943, et ensuite à Watts, Newark et Detroit au milieu des années 60 ne consistait pas en pillage des habitations, à l’instar du pillage des maisons des capitalistes pendant les émeutes de la conscription de 1863, mais plutôt en pillage de magasins, les endroits où les produits que les gens fabriquent leur sont revendus à des prix qu’ils ne peuvent se permettre. En d’autres termes, le pillage était social, non personnel. Il était la critique d’une société qui repose sur l’accumulation de merdes dont les gens n’ont pas besoin et le désir de merdes qu’ils fabriquent mais qu’ils ne peuvent avoir.
La pratique de l’incendie n’a rien de nouveau dans l’histoire de la violence de classe américaine (les travailleurs anglais brûlaient les machines qui menaçaient leurs emplois au XVIIIe siècle), mais elle choqua profondément la bourgeoisie quand des noirs commencèrent à bruler leur propre quartier. Pourquoi ? Qu’est-ce que le feu avait de si nouveau à ce moment-là ? Peut-être fut-ce le changement de nature de cette destruction de la propriété, un changement sensiblement différent de celui de la précédente période d’émeutes. Oui, les gens brulaient et détruisaient toutes les propriétés alentour, mais ce n’était pas leurs propriétés. Elles étaient détenues par quelqu’un à l’extérieur du ghetto. À l’opposé de la destruction, auparavant, par les ouvriers, de voies ferrées, de charbon, de tramways et d’usines, toutes choses qu’ils estimaient être leur propriété (bien que techniquement elle ait été détenue par le capitaliste), ces gens savaient que ce à quoi ils s’attaquaient n’était pas leur propriété, et étaient bien contents de s’en débarrasser. Même si cela signifiait saboter leurs propres moyens de subsistance, comme un accès à la nourriture, un toit et des transports. Le rejet concret du capital entraine l’abolition de son précédent mode de vie, et cette autonégation apparaît toujours comme suicidaire. Mais elle n’est suicidaire que du point de vue du capital, non depuis la perspective des êtres humains s’activant à la création de leurs vies pour la première fois.
Entre juin 1963 et mai 1968, on dénombre 239 émeutes urbaines distinctes, impliquant au moins 200 000 participants, qui débouchèrent sur 8 000 blessés et 190 morts. Pour le seul 4 avril 1968, à la mort de Martin Luther King, des émeutes eurent lieu dans 125 villes disséminées sur 28 états, aboutissant à la mort de 47 personnes. À Washington, les émeutes survinrent à 10 pâtés de maison de la Maison Blanche. Pour la même période, au moins 50 000 personnes furent arrêtées. Les émeutes de Watts, Newark et Détroit comptabilisaient à elles seules un sixième des arrestations. Bien que 190 morts soient un lourd tribut, ce n’est rien en regard du nombre de décès survenus régulièrement pendant les affrontements plus formels entre capital et travail. Les meurtres étaient principalement le fait de la police et de l’armée, non des émeutiers. À Watts, 28 des 34 tués étaient noirs ; à Newark, 24 sur 26 ; à Detroit 36 sur 43.
Alors que les émeutes de ghetto proliféraient dans les zones urbaines américaines, une autre forme de contestation émergeait, la contestation étudiante, jeune, anti-guerre, de gauche radicale. Les foyers d’émeutes se déplacèrent vers les universités, les centres de conscription et les conventions politiques. Pendant ces luttes, des revendications apparaissaient et disparaissaient constamment, allant de l’arrêt de la conscription à « l’amour libre », de la paix à l’idée de « porter la guerre à la maison ». Ce qui unissait les revendications séparées, contradictoires, et même superficielles, ce sont les actions elles-mêmes de ceux qui les formulaient. Ces actions comprenaient principalement des sit-ins et des occupations, quelques destructions et incendies, pas mal de confrontations avec la police et peu ou pas d’agressions sur les personnes. À Berkeley en 1964, pendant le « Mouvement pour la liberté de parole », 1 000 personnes occupèrent Sproul Hall pendant 32 heures, se qui se termina par l’arrestation en douceur de 773 d’entre eux. En 1966, lorsque la conscription fut votée, les campus se soulevèrent massivement. Les étudiants occupèrent l’administration de l’université de Chicago pendant 4 jours, et des émeutes éclatèrent dans les centres ROTC [Reserve Officers and Training Corps, centres de recrutement notamment présents sur les campus] de l’université du Wisconsin, du CCNY [City College of New-York] et d’Oberlin.
En octobre 1967, on appelait à un mois de contestation nationale, à l’occasion duquel quelques occupations, quelques actions symboliques et quelques confrontations eurent lieu. Le 18 octobre, près de 1 000 personnes affrontèrent la police dans le Wisconsin, où 70 étudiants furent blessés et plusieurs bâtiments incendiés. Le 19 octobre, le Boylan Hall du Brooklyn College fut occupé et à Chicago, 18 personnes furent arrêtées alors qu’elles étaient entrées par effraction dans un centre d’incorporation. Le 20 octobre, 10 000 activistes de Berkeley et d’Oakland bloquèrent les rues conduisant à un centre d’incorporation, crevant des pneus, lâchant des clous sur la chaussée, inscrivant des graffiti et affrontant près de 1 000 policiers pendant des heures. Les 21 et 22 octobre, un rassemblement de masse, ritualisé, « non violent » de 150 000 personnes eut lieu à Washington. Certains outrepassèrent les règles et affrontèrent la police, ce qui se termina par l’arrestation de 681 manifestants, ainsi que 13 marshals, 10 soldats et 24 manifestants blessés.
Après six jours d’occupation de l’université de Columbia, les étudiants affrontèrent la police le 29 avril 1968, ce qui aboutit à ce que 132 étudiants, 4 personnels de l’université et 12 policiers soient blessés. Cette même année, à la convention nationale démocrate de Chicago, les Yippies [Le Youth International Party (YIP) était un parti politique anti-autoritaire créé aux Etats-Unis en 1967] tentèrent d’initier une émeute, et ils y parvinrent de fait entre le 25 et le 30 août. 192 policiers blessés, 81 véhicules de police endommagés, 24 pare-brises éclatés, 17 voitures cabossées et aussi de nombreuses vitrines de magasin brisées. En mars et avril 1969, des étudiants noirs de Buffalo, Harvard et Cornell, trois sites de l’Université de New York, en occupèrent les bâtiments centraux. En mai, des étudiants furent tués dans des confrontations avec la police à Berkeley et Greensboro. En octobre, les Weathermen lancèrent leurs « jours de colère », pendant lesquels 300 d’entre eux détruisirent des propriétés et luttèrent ensemble contre la police. Six weathermen furent abattus, la plupart battus, 250 furent arrêtés. À Santa Barbara, le 25 février 1970, les étudiants de l’Université de Californie, Santa Barbara incendièrent une succursale de la Bank of America, et le 18 avril 1970, un étudiant fut tué par une balle perdue de la police. Mais ce ne fut que lorsque les gardes nationaux assassinèrent 4 étudiants, le 4 mai 1970, à l’université d’état de Kent qu’éclata dans tout le pays une rage contre les victimes des contestations.
Le modèle des manifestations étudiantes et antiguerre se conforme aux tendances de son époque : attaques limitées sur les biens, escalade policière, sit-in et occupations. Comme les étudiants et les jeunes devenaient de moins en moins sélectifs quant à l’emplacement de leurs luttes, comme ils devenaient plus violents dans leurs tactiques et moins conciliants quant à leur résolution, leur griefs évoluèrent d’un rejet de la guerre et de l’impérialisme à une critique de la vie quotidienne et du capitalisme. Ce qui avait commencé comme une stratégie de revendications et d’intensification se termina comme un rejet de tout ce qui restait en deçà de la révolution.
Problématiques
Les trois principaux points d’achoppement des luttes violentes — le travail, la race et la guerre — faisaient tous apparaître quelques revendications minimales. Dans le premier cas, des salaires plus élevés, de meilleures conditions de travail et une journée plus courte. Dans le second, égalité des droits politiques et dans la façon d’être traités, ainsi que des aides dans tous les domaines économiques et sociaux. Dans le troisième cas, la fin de la guerre au Vietnam et l’arrêt de la conscription. Avec un tel schéma de revendications, il est facile de ramener tous les phénomènes antagonistes de ces périodes à une certaine structure : le groupe des exploités X demande la chose Y à l’institution Z. Par exemple, on peut considérer la grève du rail de 1877, l’émeute de Harlem de 1935 et les rébellions dans les universités de mai 1970 comme des formes similaires de négociation collective, qui, en dépit de leurs moyens illégaux, sont prédisposées à trouver des issues légales.
Ce qu’on déduit d’une telle équation, c’est le contenu propre des actions elles-mêmes, actions qui vont à l’encontre de leurs finalités mêmes, débordant à leur tour de leurs formes politiques et devenant sociales. Qu’est-ce qui survient durant ces émeutes, comment commencent-elles et comment finissent-elles ?
La grève ferroviaire de 1877 est l’une des plus violentes de l’histoire américaine. Après les baisses de salaire du 1er juillet, les ouvriers se mirent en grève à Baltimore, dans l’Ohio et en Virginie Orientale. Le 20 juillet, l’armée attaqua les grévistes, en tuant 10. La grève se propagea aux villes de New York, Newark et Pittsburgh. L’armée à Philadelphie attaqua les grévistes de Pittsburgh, et les grévistes attaquèrent en retour, faisant 24 morts. Finalement, les dommages de la Pennsylvania Railroad s’élevèrent à 5 millions de dollars, comprenant 104 locomotives et 2 152 wagons. 3 000 militaires des troupes fédérales et des milliers de miliciens vinrent pour restaurer la paix. Des émeutes éclatèrent à Altoona, Reading, Harrisburg, Scranton, Philadelphie, avant de se déplacer vers Chicago, Saint Louis, San Francisco et Washington. Sans être encadrée par un quelconque syndicat, la grève se répandit le long des voies ferrées, des ouvriers de divers corps de métier s’y joignant là où ils le pouvaient. Tout cela pour des hausses de salaire ?
Les émeutes de Harlem de 1935 préfigurent les émeutes raciales des années 60. Un jeune noir se fit arrêter par des flics blancs alors qu’il était en train de voler à l’étalage, et une altercation s’ensuivit. Des rumeurs se répandirent selon lesquelles la police l’avait tué (ce qu’elle n’avait pas fait) et les habitants de Harlem cherchèrent à prendre leur revanche. En deux jours d’émeutes, plus de 200 magasins tenus par des blancs furent démolis, causant 2 millions de dollars de dommages. Ce schéma devait se reproduire encore et encore pendant les 70 années suivantes. Peut-on vraiment dire que ces émeutes, en tant que répliques, aient été parties prenantes d’une revendication d’égalité des droits ?
En mai 1970, la vague d’actions anti-guerre des années 60 attint son apogée lorsque 4 étudiants furent abattus lors d’une manifestation à l’université d’état Kent. En réponse, des émeutes éclatèrent dans 1 350 universités, auxquelles participèrent 4 350 000 personnes. 400 écoles furent fermées. La police ouvrit le feu au collège d’état Jackson, le 14 mai — tuant deux étudiant noirs — et aussi à Lawrence, au Kansas, tuant deux jeunes, ce qui fut l’étincelle qui déclencha une vague d’incendies et de destructions en retour. Tout cela juste pour arrêter une guerre à des milliers de kilomètres ?
Nous pensons que non. Au contraire, de telles revendications sont de simples écrans qui viennent s’interposer entre des espaces de rage et des espaces de loi, une force du mécontentement subjectif de la vie sous le capital contre une force de la nécessité objective du capital subsumant la vie. Sans commune mesure quant à leur contenu, elles sont mises au même plan et comprises, du point de vue d’un seul des côtés, celui de la loi, comme des tentatives d’exprimer collectivement une volonté tendue vers un changement particulier de la loi. Elles ne sont pas comprises à partir du côté des pratiques elles-mêmes, peut-être même pas par ceux qui les commettent. En tant qu’objectifs, les revendications ne déterminent pas le type de luttes, d’actions ou d’événements que nous décrivons ici. Car on peut aussi chercher à satisfaire chaque revendication citée plus haut par des moyens légaux. Ce qui rend ces activités uniques, c’est la contradiction se développant continuellement entre leur forme et leur contenu, la forme comme revendication de quelque chose présentée à quelqu’un, et le contenu comme le rejet de la tentative de quiconque d’intégrer quoi que ce soit.
Intégration, accélération
La cadence à laquelle les institutions de l’État et du capital intègrent les revendications de ces luttes s’accélère rapidement. Lorsque la revendication d’une lutte trouve un arrangement, la lutte passe rapidement d’un conflit externe entre deux adversaires opposés à un conflit interne géré par une institution. Il a fallu 60 années d’émeutes (1877-1934) pour produire la première intégration majeure des revendications, lorsque le gouvernement et les capitalistes, dans les années 30, donnèrent suite aux assauts de violence prolétarienne en améliorant partout les conditions de travail.
La seconde intégration majeure des revendications demanda 30 ans d’émeutes (1935-1968), quand, après que de multiples villes eurent été ravagées par de petites insurrections de prolétaires majoritairement noirs, le gouvernement, à la fin des années 60, établit une nouvelle législation pour assurer l’égalité dans les écoles, en matière d’emploi et dans les services publics. « Les émeutes raciales » [Nous mettons « émeutes raciales » entre guillemets parce que chaque émeute raciale est une émeute de classe, et nous les nommons seulement « émeutes raciales » pour les distinguer des premières émeutes de classe du siècle] existaient évidemment avant le soulèvement de Harlem en 1935 (et ont continué à se produire après les émeutes massives qui ont suivi l’assassinat de Martin Luther King en avril 1968), mais elles ont pris leur caractère moderne à ce moment-là, dans la mesure où les émeutes étaient, à l’initiative de noirs, une réponse à un acte particulier de violence policière (généralement une arrestation, un tabassage, un meurtre ou une rumeur de meurtre), au lieu de prendre leur origine dans l’attaque par des blancs vis-à-vis de communautés noire ou immigrée, qui se défendaient alors à leur tour (l’émeute raciale d’Atlanta de 1906, par exemple). D’où le fait que les cibles des émeutes raciales contemporaines soient les biens, la police et les magasins, et que les actes de violence physique entre civils noir et blancs et/ou immigrés, tels que ceux qui avaient lieu pendant la période Jim Crow (1890-1914), soient moins courants, bien que toujours présents.
Finalement, la troisième intégration prit environ dix ans d’émeutes (1964-1972), après que des étudiants, des jeunes et des radicaux de gauche de tous poils eurent occupé, détruit, brulé et se soient battus avec les flics dans des milliers d’universités dans tout le pays. Peu après les émeutes nationales qui suivirent le massacre de l’université d’état Kent, du 4 mai 1970, le gouvernement commença à prendre en compte les dissidents antiguerre dans ses débats, pour finalement accéder à leurs revendications en abolissant la conscription en 1973, et en se retirant complètement du Vietnam en 1975.
Depuis les manifestations anti-guerre des années 60, le mouvement de libération des femmes, des homosexuels, des Indiens, et les mouvements anti-apartheid sont passés par les mêmes phases d’accélération de la séquence émeute—contestation—intégration—réorganisation. Certaines de ces luttes n’ont jamais abouti, mais une fois que leurs revendications spécifiques sont incorporées dans une structure institutionnelle générale, sous une forme ou une autre, le mouvement change de nature, passant de l’opposition à la rivalité. La cadence s’est tellement accélérée récemment que la dialectique entre destruction, revendication, intégration et neutralisation survient dans un laps de temps de plus en plus court après la première émeute. Avec le coup d’envoi de l’aile américaine du mouvement anti-mondialisation donné à Seattle en 1999, cela a pris moins d’une décennie, le FMI, la Banque mondiale et l’OMC s’étant presque rétractés ou ayant été amenés à revoir leur façon de parler et leurs projets, de sorte à prendre en compte la puissance des attaques globales et des critiques en actes qu’ils avaient reçus. Avec les manifestations des immigrés de mai 2006, cela a pris moins d’un, les politiciens réorganisant rapidement leur agenda pour voter de nouvelles lois (ou plutôt, pour faire des lois qui ne soient jamais adoptées). Avec les émeutes de janvier 2009, cela a pris une semaine.
Quand on se focalise sur la présence ou l’absence de revendications comme critère distinctif entre lutte réformiste ou révolutionnaire, on oublie les relations et les significations intrinsèques aux activités de lutte elles-mêmes. Les revendications sont plus rapidement intégrées, mais la révolution n’est pas plus à portée de main qu’auparavant.
Méthodes
Les deux grandes tendances dans la contre-violence américaine sont l’émeute généralisée et la tactique spécialisée. Les éléments fondamentaux de la première sont le pillage, l’incendie, la destruction de biens et l’agression physique ; ses acteurs sont des prolétaires et des sous-prolétaires. Les éléments de la seconde sont les piquets de grèves, les manifestations, les sit-ins et les blocages de rue ; ses participants sont généralement un groupe minoritaire formé à de telles actions.
Avant les années 1930, ces deux formes d’action étaient indistinctes au sein du conflit général de l’époque, celui entre capital et travail, dans lequel les grèves étaient aussi des émeutes, les manifestations des batailles rangées, et les sit-in et les blocages, rien d’autre que la création et la défense de barricades. Après 60 ans d’intense guerre de classe (1877-1934), pendant lesquels chaque grève amenait son lot de morts dans les deux camps, des changements quand à la tactique et la stratégie furent adoptés, des changements qui étaient à l’image de l’évolution du rapport entre capital et prolétariat et entre l’État et ses sujets.
En 1934, les États-Unis étaient au bord de l’anarchie. Des grèves violentes, sanglantes s’étendaient à Mineapolis, Toledo et San Francisco. Les 21 et 22 mai, les camionneurs de Mineapolis en grève arrêtèrent toutes les livraisons et, en retour, la police et une « alliance de citoyens » nouvellement formée les attaquèrent. Les camionneurs défirent la police et l’ »alliance », faisant 67 blessés. Les 23 et 24 mai, 6 000 travailleurs de l’automobile en grève, à Toledo, affrontèrent la police, la compagnie de sécurité et la Garde nationale, les contraignant finalement à la retraite, mais après que deux grévistes aient été tués. Le 9 mai, les dockers de toute la Côte ouest lancèrent une grève massive, mais ce ne fut qu’à partir du 3 juillet qu’eurent lieu à San Francisco des affrontements violents entre la police et les prolétaires. La grève générale atteignit son apogée quand la police en tua deux lors du « jeudi sanglant », en blessant aussi 115.
Alors que la dépression faisait rage, que les ouvriers s’orientaient de plus en plus vers des méthodes de destruction désespérée [Par exemple, le 1er décembre 1906, 250 hommes masqués déboulèrent dans Princeton, au Kentucky, occupèrent la ville pendant deux heures et dynamitèrent deux usines appartenant au Tobacco Trust, détruisant 180 tonnes de tabac], et que la police, les Pinkertons et les gardes nationaux accumulaient des pertes quotidiennes, l’État, comme beaucoup de capitalistes importants, commencèrent à faire des concessions, acceptant la formation de syndicats dans certaines branches, garantissant des horaires allégés et des conditions de travail améliorées, et même un salaire minimum. Au même moment, les méthodes ouvrières commencèrent à prendre leurs distances avec le saccage généralisé et à se tourner vers la grève sur le tas, le paradigme de la révolte symbolique dont l’apparition transforma le conflit en Amérique, passant de l’émeute au rituel. En 1936, il y eut 48 occupations impliquant 87 817 travailleurs, 477 en 1937, impliquant 398 117 travailleurs et 52 en 1938, avec 28 749 travailleurs. Ces occupations ne se montraient pas provocatrices, à dessein, pour autant elles se défendaient lors d’attaques ou quand on les empêchait de se tenir. Ce qui arriva en particulier à Flint, dans le Michigan, en janvier 1937, lorsque des gardes bloquèrent des syndicalistes qui approvisionnaient en vivres leurs camarades grévistes dans l’usine General Motors. En retour, les ouvriers enfermèrent les gardes dans les toilettes, la police gaza les ouvriers, et les ouvriers renvoyèrent les lacrymogènes. Après que 14 policiers aient été blessés, la police se retira dans un mouvement qu’on nomme avec facétie « La bataille des taureaux en fuite » [Battle of Running Bulls : référence aux deux batailles de Bull Run ; la première bataille de Bull Run fut le premier affrontement majeur de la guerre de Sécession].
Dans les années 30, alors que les capitalistes et le gouvernement intégraient les revendications minimales des travailleurs, la révolte prolétarienne évolua vers les tactiques spécialisées, et le capitalisme commença à se transformer, se tournant vers la production complète, régulée, de tous les biens et services de la vie quotidienne, non seulement pour la bourgeoisie, mais aussi pour la classe ouvrière. Dans les années 30, la distinction entre revendication et destruction s’opéra pour la première fois. Comme la spécialisation était érigée en norme sur le lieu de travail, ainsi en allait-il pour la lutte aussi. Cette séparation préparait le terrain pour les formes de rébellion ritualisées dont était porteur le mouvement des droits civiques de 1955-1965, avec les sit-ins dans les lunch counters [Une variété des lieux de restauration américains : restaurant de petite taile servant principalement au comptoir. Le mouvement des droits civiques organisa des « occupations » de nombreux lunch counters, dans les états du sud, où les noirs allaient s’asseoir dans la partie réservée aux blancs], tout comme les actions étudiantes anti-guerre de 1964-1972, avec sit-ins, occupations et blocages du trafic routier. Les luttes écologiques contre le nucléaire, sur les forêts primaires, l’eau, la pollution et le charbon, perfectionnèrent rapidement ces tactiques et les développèrent dans les années 70 et 80. Ce fut principalement le fait de trois groupes : l’Alliance Clamshell de Nouvelle-Angleterre, l’Alliance Abalone de la côte ouest, et le Groupe d’action Livermore.
En août 1976, l’Alliance Clamshell occupa le chantier de la centrale nucléaire de Seabrook, à deux reprises. La première fois, il y eut 18 arrestations, la seconde 180. Après presque un an d’entrainement et de préparation, en avril 1977, l’Alliance Clamshell revint avec 2 400 personnes. Il y eut 1 400 arrestations, pourtant aucune violence ne fut commise. S’inspirant de l’Alliance Clamshell, l’Alliance Abalone de la côte Ouest tenta d’occuper la centrale de Diablo Canyon en août 1977. Cela ne put se faire, mais quatre ans plus tard, en 1981, ils revinrent, occupant les lieux pendant deux semaines, bloquant l’usine, se qui se solda par 1 900 arrestations. En 1982, le jour de la Fête des mères, le groupe d’action Livermore stoppa la production d’armes nucléaires au laboratoire national de Lawrence Livermore, près de San Francisco, quand des femmes armées d’ours en peluche s’assirent sur la route, 4 d’entre elles s’enchainant à la porte. En mars 1983, le groupe traversa les bois pour aller occuper la base aérienne de Vanderberg, jusqu’à ce que 777 d’entre eux soient arrêtés.
Ces trois groupes, avec la kyrielle d’autres groupes écologistes qui firent leur apparition dans les années 80, formalisèrent les tactiques spécialisées des occupations ouvrières des années 30, des sit-ins des mouvements pour les droits civiques des années 50 et 60, et des occupations étudiantes des années 70, les transformant en science, avec son propre jargon, ses méthodes, principes et valeurs. Rebaptisant l’émeute en » action directe non violente », les foules vengeresses étaient devenues alors « des contestataires » avec des
« droits » à faire valoir. L’arrestation pacifique fut le point d’aboutissement ultime, le cadenassage devint central et le pacifisme était érigé en norme éthique. Les contestataires, tout comme le gouvernement, avaient finalement une langue commune, un cadre partagé avec ses règles et des limites à l’intérieur desquelles agir. Les mouvements de libération de la Terre et des animaux des années 90 et 2000 prirent la même tournure — actions formalisées —, intervertissant pourtant ses éléments : de publics à clandestins, du cadenassage à la fuite, du pacifisme à l’incendie.
Les émeutes « Rodney King » de 1992 à Los Angeles (et San Diego, San Francisco, Oakland, Sacramento, San Bernardino, Las Vegas, Atlanta, Chicago, Denver, Detroit, Miami, New York City, Philadelphia, Phoenix, St. Louis, Washington et Toronto) font voler en éclats cette logique de la séparation. Sans spécialisation, ces événements contagieux semblent annoncer le retour de « l’émeute raciale », de l’agression physique, du pillage généralisé, de l’incendie et de la destruction de masse. Pourtant, aucune de ces formes n’avait vraiment pris fin avec les années 60, elles étaient juste devenues de plus en plus séparées du mouvement social en général, confinées à des niches « d’intérêts particuliers ». Il y eut des douzaines de prétendues émeutes raciales de 1970 à 1992. D’une part, les guerres de type racial antérieures aux mouvements pour les droits civiques furent ravivées par les menées du genre KKK/néonazi/blanc racistes envers les gens noirs et mats, en particulier entre 1976 et 1979 dans le Sud : attaques de bus de Boston entre 1974 et 1976, affrontements KKK à Columbus, dans l’Ohio et à Mobile, dans l’Alabama, en 1977, batailles néonazies à San Jose, en Californie et à Saint Louis dans le Missouri, respectivement en octobre 1977 et mars 1978, et le tristement célèbre massacre de Greensboro le 3 novembre 1970, lorsque le Klan et le parti néonazi assassinèrent quatre manifestants lors d’une marche organisée par le Parti communiste des ouvriers [Un parti maoïste américain]. D’autre part, l’émeute du ghetto des années 60 refit surface à plusieurs reprises : à Elizabeth, dans le New Jersey en 1975, à Miami en 1980, 1982, 1984 et 1989, à Howard’s Beach, dans le Queens, en 1986, à Bensonhurst, Brooklyn, en 1989 à Washington en 1991, à Brooklyn en 1991 et à Manhattan en 1992.
Toutes reposent sur la même histoire : un policier ou un blanc raciste abat quelqu’un — noir, cubain, puerto-ricain, dominicain, coréen, vietnamien — et la communauté ethnique ou raciale à laquelle appartient cette personne réplique immédiatement par des incendies, des destructions et des pillages. Après que quatre policiers accusés d’avoir abattu un noir désarmé eurent été acquittés par un jury de Tampa entièrement blanc, Miami fut couverte de sang et de fumée pendant trois jours, du 17 au 19 mai 1980. Trois blancs furent battus à mort, pendant que la police et la Garde nationale tuaient 11 noirs. 3 600 gardes nationaux furent appelés à la rescousse et 1 000 noirs arrêtés. En juillet 1992, un policier abattit un dominicain désarmé à New York, et 1 000 personnes réagirent en renversant des voitures, brisant des vitrines, semant le désordre dans les rues, brulant trois bâtiments et bloquant la circulation sur le pont George Washington. Les émeutes de Howard’s Beach, Bensonhurst et Brooklyn commencèrent un peu différemment, lorsqu’un jeune blanc tua intentionnellement un jeune noir, et lorsqu’un juif hassidique écrasa un Antillais. Dans tous les cas, la forme guerre raciale de l’émeute réapparut, avec des attaques directes contre des blancs et des noirs, des Hassidiques et des Antillais, des Coréens et des Afro-Américains.
Et que dire des émeutes suite au black-out de 1977 à New York, des nuits démoniaques de Détroit, des émeutes de Tompkins Square Park de 1988, des émeutes « Chicago Bulls », sans parler des émeutes du Michigan, de Milwaukee et de Pittsburgh, suite à des événements sportifs ? Tout cela tend à montrer que la forme émeute généralisée caractéristique des « émeutes raciales » n’a jamais disparu, mais s’impose constamment entre les années 70 et 90, bien que sous des formes bien plus isolées, fragmentées et partielles. Ce n’est qu’à Los Angeles, en 1992, que l’émeute généralisée redevint cohésive, dans une atmosphère nationale et sociale de refus, qui permit à la rébellion de transcender les précédentes limites du conflit, c’est-à-dire les limites des revendications.
Médiation
Entre 1877 et 1934, les prolétaires (la plupart blancs et immigrés) cherchaient à attaquer le capital directement (leur patron, leur usine, leurs moyens de production), mais étaient constamment médiés et bloqués par différentes officines de violence légitime ayant l’aval étatique (police, Pinkertons, Garde nationale, armée). En d’autres termes, les ouvriers qui voulaient détruire les capitalistes combattaient, au lieu de cela, la police. Entre 1934 et 1968, une nouvelle situation apparaît. Les sous-prolétaires et les prolétaires (principalement noirs) cherchent à attaquer directement l’État (comme police), mais sont constamment médiés par le capital (comme propriété). En d’autres termes, les noirs qui voulaient combattre la police y parvinrent au moyen de la destruction de la propriété en lieu et place de la confrontation directe (à quelques exceptions près). Dans le premier cas, l’État médie le rapport antagoniste entre capital et travail ; dans le second, le capital médie la relation antagoniste entre l’État et le travail. Les actions étudiantes et anti-guerre vont voir la tentative d’attaquer tout à la fois le capital et l’État, mais au travers de la médiation qui prépare la transition vers la vente de la force de travail : l’université. En d’autres termes, le creuset de la main-d’œuvre à venir devient un endroit de lutte, qui est alors davantage contrôlé par la police.
Ensuite, de 1970 à 1992, la tendance « action directe non violente » se cristallise et les émeutes raciales isolées continuent à survenir. Les deux sont médiées par leur propres limites : la première est que leurs propres corps deviennent les moyens par lesquels ils prennent part au conflit, et la seconde que le conflit n’apparaît qu’en lien avec un acte de violence raciste de la part de la police ou autre. De 1992 à nos jours, la destruction refait surface, mais de façon différente de précédemment. D’un côté comme spécialisée (les émeutes politiques) et de l’autre comme généralisée (les « émeutes raciales »). Mais les deux tendent à s’amalgamer au moment des bulles internet et immobilière des années 90 et 2000. À Miami, Los Angeles, Seattle, Cincinatti, Michigan et Oakland, la cible est à nouveau le capital, mais alors la tentative de le nier est médiée par le capital lui-même sous l’une de ses formes, la propriété. Pour détruire le capital en tant que tel, le capital en tant que propriété est attaqué (au contraire du capital comme marchandises, argent ou travail). L’État en est la médiation lorsqu’il le peut (défendant les sommets, envoyant la Garde nationale), mais il se met aussi quelque peu en retrait, laissant le capital s’occuper de lui-même. C’est-à-dire que l’appât de la destruction de la propriété attire des individus vers une activité illégale isolée, dont le capital peut se remettre alors que l’État peut faire des exemples avec ceux qu’il capture.
À mesure que les revendications progressaient des questions particulières au refus général, l’émeute regressait d’une activité généralisée vers une pratique spécialisée. Depuis la guerre de Sécession, la nature des revendications est passée de locale à totale au sein du contenu des luttes particulières elles-mêmes. Les révoltes sur le travail — de la grève massive des chemins de fer de 1877, en passant par les émeutes de Pullman et Homestead des années 1880 et 1890, à la bataille de Blair Mountain dans les années 1920 —, les révoltes quant à l’exploitation raciale — des émeutes de Harlem en 1935 au émeutes « Martin Luther King » de 1968 — et les révoltes relatives à la guerre — du mouvement des droits civiques de 1964 aux Jours de colère de 1969 ; toutes prennent fin à deux doigts de la guerre civile. Une fois qu’apparaît cette possibilité, les revendications — qu’elles soient réelles ou pas — sont mises en avant pour régler le différend avec, s’accommoder de et pacifier la populace. Ce n’est pas une coïncidence si un groupe situationniste américain de Berkeley, appelé « Pour
nous-mêmes » pouvait produire en 1972 une déclaration théorique avec le sous-titre « sur la nécessité pratique de tout demander ». Ce cadre a finalement volé en éclats pendant la rébellion de Los Angeles en 1992, lorsqu’on a réalisé qu’il n’y avait plus personne à qui « demander tout ». Alors que « Pour nous-mêmes » théorisait le contenu de la précédente décennie de révoltes comme la nécessité de tout revendiquer, indépendamment de toute pratique particulière, l’Alliance Clamshell théorisait le contenu des décennies passées de désobéissance civile comme la nécessité de revendiquer quelque chose par le biais de techniques « d’action directe non violente » bien particulières.
Outre les émeutes raciales/de classe modernes, le mouvement antimondialiste a reçu ce double héritage, conduisant au mouvement contradictoire de ceux qui demandent tout (en perpétuant l’héritage des occupations des années 30) agissant côte à côte avec ceux qui ne demandent rien (perpétuant l’héritage de la violence de classe du XXe siècle et des émeutes de ghetto des années 60). La différence est qu’une telle violence généralisée est maintenant aussi le fait de spécialistes, d’anarchistes « black blocks », et les tactiques spécialisées d’action directe non violente ont été de plus en plus acceptées comme les moyens génériques pour prendre part à un conflit social. La généralisation des revendications et la spécialisation des pratiques nous amène à l’impasse du présent, qui ne peut être dépassée sans rompre avec les formes et les contenus de la révolte tels que nous en avons hérité, avec et sans revendications.
Revendiquer quelque chose, tout, rien
Les luttes au contenu insurrectionnel aux États-Unis sont passées de revendiquer quelque chose (années 1880-1940), à revendiquer tout (années 1960 à 70), jusqu’à ne rien revendiquer (1992 à nos jours). Chaque nouvelle phase est marquée par les contradictions rémanentes de la précédente, dans la mesure où aucune période n’est complètement « nouvelle ». Elle sépare et fait prévaloir une certaine tendance jusqu’alors indistincte dans le mode de lutte précédent. Quand les soulèvements de Philadelphie en 1964, de Rochester en 1964, de Watts en 1965, de Newark en 1967, de Detroit en 1967, de Buffalo en 1967, de partout en 1968, de Berkeley en 1969, de Chicago en 1969 et de centaines d’autres villes revendiquent un changement de la totalité des conditions existantes, ils ne font que théoriser les implications des grèves générales et des émeutes des prolétaires des dernières décennies du XIXe siècle et des premières décennies du XXe. Lorsque les émeutiers de Los Angeles en 1992, St. Petersburg en 1996, Seattle en 1999, Cincinnati en 2001, Toledo en 2003, Benton Harbor en 2005, de la Nouvelle Orléans en 2005, St. Paul en 2008 ou Oakland en 2009, pendant les deux dernières décennies, agissent avec l’intensité et la coordination des émeutiers des années 60, mais sans l’atmosphère de rébellion généralisée, et sans rien attendre de leur cibles et de leurs ennemis, ils ne font que théoriser en actes l’échec manifeste de toutes les tentatives institutionnelles de « changer tout ». Contre la revendication abstraite, même la revendication d’en finir avec les revendications, ils agissent sur la base d’un rejet concret des revendications en tant que telles. Ce changement pratique délocalise le pouvoir d’écrire l’histoire, passant de ceux qui réconcilient les conflits à ceux qui les rendent irréconciliables. La compréhension actuelle de l’histoire est représentée sous les formes par lesquelles les luttes ont aujourd’hui lieu, et ces formes sont marquées par un ensemble d’actes de violence sociale sans revendications, contre le capital dans toutes ses manifestations.
Quelle est la morale des luttes sans revendications ? Elles ne reposent pas sur une fin ou un objet désiré, elles ne peuvent être jaugées à l’aune de calculs ou sur leur utilité. Bien plus, leur force provient de leur fondement qui est dans l’acte lui-même, l’action méprisant le calcul, l’intérêt ou le gain ; c’est le privilège de l’activité sur le produit. Le danger avec cette éthique anti-moraliste de l’action pure est qu’elle peut facilement franchir les limites de la violence bien disciplinée, comme durant l’émeute de la conscription de 1863, quand la révolte de classe s’est transformée en guerre raciale. Comment peut-on alors surmonter ce danger ? En maintenant les principes de fraternité et de confiance, en fondant l’anarchie de l’action pure sur la communauté des besoins partagés. Mais qu’est-ce qui fonde la communauté ? L’action, et son héritage. L’histoire des actes est le seul « produit » créé — un récit d’une vie complète, directe et cohérente.
Une lutte sans revendications est une grève au niveau du langage. En refusant la forme convenue du cahier de doléances, le sens et la justification de l’action deviennent intrinsèques à sa présentation. Mais pas comme immédiatement « symbolique » ou « gestuelle », elle est plutôt médiée par toutes les choses qui forment la vie aliénée : les marchandises, la propriété, la police, l’argent, le travail. La critique de la société existante devient non un simple cri lancé pour un monde meilleur mais un rejet silencieux de l’intégralité de celui-ci, seulement perceptible par le mouvement cohésif et les rapports entre les actes de négation pratique de toutes ces médiations dominantes qui constituent notre nonvie. Après qu’une bataille de la guerre sociale se soit éloignée, seules les ruines qu’elle a laissé derrière elle peuvent nous en raconter l’histoire.
Le refus des revendications permet à l’abstraction du capital de se révéler, n’étant plus dissimulée par le mysticisme des jeux de mots, tels que nous combattons pour le droit X du fait du besoin Y basé sur la condition Z. Cette structure ne remettra jamais en cause la base des besoins et des conditions eux-mêmes. La lutte sans revendication n’est pas une lutte pour n’importe quoi, elle est une posture, une position, un risque de devenir sujet de sa propre activité ; jusqu’alors, nous ne sommes rien que des objets du capital, des choses que l’on fait passer du travail au vote, et à la reproduction. Le capital s’incarne dans nos actions (travail, consommation, répétition), et l’État s’incarne dans nos mots (droits, justice, liberté). Refuser ces deux incarnations signifie détruire la forme de l’Homme dont le capital et l’État ont besoin pour leur réalité, cette forme étant celle du prolétariat et du citoyen, du travailleur et de l’activiste, de l’entrepreneur et du poète. La complète négation de l’Homme tel qu’il existe sous toutes les catégories que lui accorde la société de classes est le but ultime du communisme, et cela ne peut être revendiqué. Cela ne peut qu’être accompli.
La revendication est un outil de l’auto-organisation. Elle unifie les individus séparés face à un ennemi commun pour un bien commun. Elle est l’unification des exploités fondée sur un énoncé commun, « nous voulons X ». La revendication devient une auto-médiation, une autoconstitution des masses indifférenciées en une masse singulière, un sujet qui revendique. Les revendications, en d’autres termes, sont des processus de subjectivation. Les individus agissent en tant que classe, et dans cette action en tant que classe ils deviennent sujets et plus simplement objets du capital.
Le problème est que la classe de ceux qui sont exploités par un système de domination commun est unifiée sur la base même de cette domination, sur la base même du rapport capitaliste. Toutes les apparences de notre vie fragmentée sont cohérentes autour d’une essence unifiée — l’identité de l’exploité comme ouvrier, comme étudiant, comme opprimé. Cette identité est bâtie par la lutte, et devient la base d’une communauté. La communauté peut perdurer au-delà de la lutte pour une revendication donnée, ou pas. La différence et la diversité de ceux qui vivent sous le capital ne sont pas en jeu, mais plutôt l’essence sur laquelle ils sont unis. Si la lutte et la revendication unifient tout d’abord les gens qui ne sont pas unifiés, alors l’étape suivante est la destruction de la base de cette unité d’une façon qui permette une nouvelle unité qui ne soit pas empoisonnée par la centralité du rapport capitaliste. En d’autres termes, on détruit ce que la revendication unifie, notre identité abstraite, l’unité d’une classe, l’unité d’une identité. « Le processus de la révolution est celui de l’abolition de ce qui est auto-organisable. » [L’auto-organisation est le premier acte de la révolution, le reste s’effectue contre elle, Théorie communiste, brochure bilingue]. Les conditions d’une unification réelle apparaitront par le dépassement de cette forme négative de communauté, une forme née de la lutte revendicative, et amenée au-delà de cette dernière par la lutte sans revendication.
Le communisme, ou anarchie, est l’abolition des rapports capitalistes dans la vie, par la rupture avec la rupture qui les révèle — cette seconde rupture est déterminée, une nouvelle configuration dont nous ne pouvons que parler en termes de potentialité : activité sans travail, vie sans valeur, gens sans choses, temps sans mesure, social sans société. « Des luttes revendicatives à la révolution, il ne peut y avoir que rupture, saut qualitatif, mais cette rupture n’est pas un miracle. » [Ibid] C’est une revendication sur nous-mêmes.
Les éditions Senonevero s’attachent à la publication d’une théorie critique du capitalisme, c’est-à-dire une théorie de son abolition.
L’époque de la libération du travail, de l’affirmation du prolétariat comme le pôle absolu de la société, est définitivement révolue. La révolution sera l’abolition du mode de production capitaliste et de ses classes – le prolétariat comme la bourgeoisie – et la communisation des rapports sociaux. En deçà, il n’y a aujourd’hui que des pratiques et des théories qui n’ont d’autre horizon que le capitalisme.
De la période actuelle à la révolution, nul ne connaît le chemin à parcourir : il est à faire, donc à comprendre, par des analyses et des critiques diversifiées. Nous en appelons l’élaboration.
Lutte contre le capital, lutte à l’intérieur de la classe elle-même, la lutte de classe du prolétariat n’est pas le fait de muets et de décérébrés : elle est théoricienne – ni par automatisme, ni par
choix.
Comme la production théorique en général, nos publications sont activités. Leur nécessité est leur utilité.