Je reproduis ici 5 extraits que Pierre Tevanian nous transmet, issus de son livre « La mécanique raciste », paru aux éditions La Découverte. Il a publié ces extraits sur l’excellent site Les mots sont importants.
- 1- En finir avec l’antiracisme d’État
- 2- Peur de l’inconnu, peur de l’autre, peur de la différence
- 3- De l’existence des races
- 4- Limites et mérites de la tolérance
- 5- Logique de la haine
A l’heure où une grotesque et offensante campagne de SOS Racisme appelle à s’unir « contre la haine » – et pas contre le mépris et la discrimination – au motif spécieux que « Mon pote et moi on est pareils » , tandis que l’appareil d’État poursuit une politique intensive de rafles de roms et de sans-papiers, d’arrestations et d’expulsions de lycéens, de chasses aux voilées, à l’heure où des injures négrophobes et islamophobes sont proférées par une ministre socialiste, à l’heure où la promesse des récépissés contre le contrôle au faciès a été jetée à la poubelle, tandis que le ministère de l’Intérieur conteste l’existence même des contrôles au faciès, et fait appel contre une condamnation judiciaire de contrôles discriminatoires avérés, un retour critique nous a paru nécessaire sur ce que nous appelons l’antiracisme d’État. Nous republions donc une série de réflexions extraites de La mécanique raciste, sur ledit antiracisme d’État et ses principaux fondements.
1- En finir avec l’antiracisme d’État
« Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. »
Aimé Césaire [1]
Il faut se rendre à l’évidence : quelque chose ne va pas dans l’antiracisme officiel. Par antiracisme officiel j’entends l’antiracisme qui inspire l’essentiel des grandes déclarations de principe, des « semaines antiracistes », des politiques publiques de « promotion de l’égalité des chances » et même des « manifestations unitaires contre le racisme ». Car cet antiracisme consensuel, celui qui, au nom des « valeurs de la République », condamne solennellement les propos orduriers d’un-e Le Pen, les meurtres, les passages à tabac, les destructions de lieux de culte et les profanations de tombes juives ou musulmanes, n’est pas seulement superficiel dans ses principes et insuffisant dans ses moyens d’action. Il n’est pas seulement oublieux face aux pratiques plus « ordinaires » et moins « spectaculaires » qui forment l’essentiel de la violence raciste – comme les discriminations massives à l’embauche, dans l’emploi, au logement, dans les lieux de loisir, dans les médias, dans la représentation politique, dans les pratiques policières, judiciaires ou administratives [2]. Au-delà ou plutôt en deçà de cette carence de moyens, il y a un problème de fond : cet antiracisme s’inscrit davantage dans la continuité qu’en rupture avec le système raciste.
Il faut en effet l’admettre : à gauche comme à droite et des ministères aux bancs de l’Assemblée nationale, en passant par les « porte-parole » autorisés de la « société civile » (associations antiracistes, artistes engagés, animateurs de télévision…), une même philosophie sous-tend l’engagement antiraciste, qui repose en fait sur les fondements logiques, esthétiques et éthiques du racisme :
- le postulat d’une incompatibilité entre égalité et différences (et d’une nécessaire modération de l’une par l’autre) ;
- la réduction du racisme à ses formes haineuses, laissant impensées ses formes les plus massives (l’intégration, la relégation et l’invisibilisation, la bienveillance paternaliste), l’enfermement des racisés dans une image de corps infirme, incapable d’énoncer lui même le tort qu’il subit et de prendre part à la lutte contre ce tort ;
- la préservation du privilège blanc, et le refus catégorique de la moindre réflexivité sur ce privilège.
Tous racistes ?
Cet antiracisme officiel s’interdit d’emblée toute compréhension globale et en profondeur du racisme en le définissant comme une simple pathologie, « la haine de l’autre », qui n’affecterait que des individus déviants, intellectuellement déficients ou politiquement extrémistes – sans d’ailleurs qu’on ait la curiosité de se demander à quelles sources se nourrit cet extrémisme ni pourquoi il se manifeste par la haine du Noir, de l’Arabe ou du musulman plus que du blond, du Breton ou du bouddhiste.
Et lorsqu’on prend en compte le « racisme ordinaire » – celui qui ne se manifeste pas par la haine de l’étranger ou du non-blanc mais par la préférence pour le français et le blanc – c’est au prix d’une banalisation et même d’une quasi-légitimation : si ce racisme ordinaire est si répandu, si largement toléré, si peu combattu, c’est qu’au fond « nous sommes tous un peu racistes », mais alors le « un peu » rend la chose acceptable. Si nous sommes si nombreux à préférer « nos semblables » et à nous méfier des « autres », c’est que nous avons forcément un peu raison – soixante millions de Français ne peuvent pas se tromper ! – ou que la faute n’est pas si grave. Le racisme est alors réduit à une « donnée » banalement anthropologique, un penchant naturel présent en chacun de nous, qu’il faut juste avoir l’élégance de contenir : « la peur de la différence » ou « de l’inconnu ».
Ce qui disparaît dans une telle vision, ce sont les effets concrets du racisme ordinaire : une discrimination systémique, c’est-à-dire une violence inouïe qui est faite, dans toutes les dimensions de son existence, à un pan entier de la population. Mais réduire de la sorte le racisme à la « peur de la différence », ce n’est pas seulement dénier cette violence et abandonner à son sort une population qu’on prétend « défendre ». C’est aussi l’insulter dans la mesure où on lui signifie – soit implicitement, soit explicitement – qu’elle est elle-même, en tant que trop différente ou trop exigeante, responsable du tort qu’elle subit.
Trop différents ?
En effet, si l’on admet que la discrimination s’enracine dans une peur de la différence inhérente à la nature humaine, la responsabilité revient, à toutes celles et ceux qui sont perçus comme différents, de se défaire de leurs différences, ou au moins de les refouler ou de les dissimuler. On ne leur demandera certes pas explicitement de se blanchir la peau – même si l’injonction existe implicitement, sous la forme d’une pression sociale, avec des effets dévastateurs en termes de santé publique [3] – mais qu’ils fassent au moins l’effort de s’habiller « comme nous », de ne pas trop parler leur langue d’origine, ou pas trop fort, et bien entendu de ne pas « manifester ostensiblement leur appartenance religieuse ». On leur proposera même, lors des procédures de naturalisation, de changer de prénom [4].
Le « trop de différence » se décline aussi de manière quantitative, avec le fameux « seuil de tolérance » : si la différence est naturellement angoissante ou terrifiante, on peut faire l’effort de supporter quelques « personnes différentes » noyées dans la masse, mais on ne saurait accepter que ces personnes différentes fassent masse à leur tour.
Trop pressés ?
On engagera certes, dans le même temps, un travail pédagogique auprès des racistes, afin de les aider à surmonter leurs appréhensions et de percevoir les différences comme un « enrichissement ». Mais dès lors que la discrimination est rattachée à une peur naturelle de la différence, la sagesse commande aux discriminés de prendre en compte la faiblesse humaine, en laissant aux racistes le temps d’apprendre. Toute demande égalitaire trop pressante apparaît dès lors comme une imprudence, une injustice, voire une provocation. Est-il raisonnable d’être si vindicatif et impatient face à un penchant naturel ? N’est-il pas violent de bousculer quelqu’un qui a peur ? « Vous êtes trop pressés », « Vous êtes trop radicaux », « Vous faites le jeu du Front National », « Les Français ne sont pas racistes, mais ils pourraient le devenir à cause de ces excès »… Des luttes de sans-papiers au mouvement des Indigènes de la République, en passant par les luttes anti-sécuritaires ou les émeutes de 2005, toutes les demandes égalitaires ont eu affaire à ce reproche, auquel Martin Luther King faisait déjà face dans sa Lettre de la Geôle de Birmingham.
En somme, qu’ils soient trop nombreux, trop visibles, trop ostensiblement différents ou trop pressants dans leur exigence de respect, les racisés sont renvoyés à eux-mêmes et rendus responsables de leur situation d’exclusion.
Notes
[1] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence Africaine, 1955 [2] Cf. Patrick Simon, « L’arbre du racisme qui cache la forêt des discriminations », in Nacira Guénif-Souilhamas (dir.), La République mise à nu par son immigration, Editions La Fabrique, 20052- Peur de l’inconnu, peur de l’autre, peur de la différence
Face aux évidences premières de l’antiracisme officiel, quelques vérités simples peuvent être rappelées, et servir de principes directeurs pour un antiracisme conséquent. Elles ont toutes en commun d’être paradoxales et radicales, au sens premier de ces termes : contraires non pas à la logique ou au bon sens, mais à la doxa – l’opinion communément admise – et radicales au sens où elles appréhendent le problème à sa racine. Nous commencerons ici par réfuter trois lieux communs de l’antiracisme d’État : le racisme n’est en réalité pas une peur de l’inconnu, mais une peur du « bien-connu » ; ce n’est pas la différence qui provoque le racisme mais, à l’inverse, le racisme qui construit la différence ; enfin, la peur de l’autre n’est pas une pulsion naturelle que la culture doit contenir : c’est une construction culturelle, qui ne peut donc être déconstruite que par une contre-culture.
Le racisme n’est pas une peur de l’inconnu, mais une peur du « bien-connu »
Quiconque en effet réfléchit à des situations concrètes au lieu d’opiner par habitude au dogme de la peur de l’inconnu – quiconque par exemple observe de très jeunes enfants découvrant le monde qui les entoure – est contraint d’admettre que l’inconnu suscite en réalité une gamme d’affects très diversifiée, qui va de l’appréhension ou la méfiance à la curiosité, l’amusement, la sympathie, la fascination, l’admiration ou l’enthousiasme… La peur radicale, agressive et exclusive de tout autre affect s’appuie au contraire sur la certitude d’avoir affaire à un objet menaçant, laquelle ne peut reposer que sur un savoir. La phobie raciste est en d’autres termes la peur de ce qui est déjà connu – et identifié à ce titre comme menaçant.
Qu’il s’agisse d’un savoir authentique, fondé sur des faits réels et des raisonnements logiques, ou d’un pseudo-savoir, fondé sur des fantasmes et des sophismes, est une autre question – et de fait, la phobie raciste se distingue des peurs ordinaires par le fait que rien de réel ni de rationnel ne la justifie. Mais toute peur suppose un objet de peur connu, bien ou mal.
Et s’il n’est pas totalement infondé de caractériser le racisme par l’ignorance, il faut en tout cas préciser que nous n’avons pas affaire à de la simple ignorance, mais plutôt à cette double ignorance dont parlait Socrate [5] : l’ignorance ignorante d’elle-même, l’ignorance redoublée par l’illusion de détenir un savoir. Le « simple ignorant » qui, tel Socrate, « sait qu’il ne sait pas » – et reconnaît par exemple qu’au fond, il ne connaît pas l’Islam – n’a pour sa part aucune raison de développer une quelconque phobie – en l’occurrence l’islamophobie. C’est bien à un savoir, fût-il erroné et fantasmatique, que s’adosse la certitude qu’il y a dans tel ou tel objet – par exemple cet Islam auquel se rattachent nombre d’immigrés et d’enfants d’immigrés – de quoi justifier la suspicion, la crainte et des mesures préventives.
Si l’origine du racisme était la peur de l’inconnu, les bouddhistes le subiraient davantage que les musulmans, et les Islandais davantage que les Algériens, puisque les Algériens – ou l’Islam – nous sont historiquement beaucoup plus familiers que les Islandais – ou le bouddhisme. Face à des maghrébins ou des musulmans comme face à Noirs ou des Asiatiques, le cerveau d’un Français est tout sauf une table rase : il est au contraire encombré d’une multitude de savoirs qui circulent et se transmettent de génération en génération, de toute une pseudo-science trafiquée, tronquée et idéologisée, de toute une culture coloniale [6] qui donne à chacun l’assurance d’être en terrain connu. L’un des énoncés les plus caractéristiques du discours raciste est d’ailleurs : « Je les connais ! ».
Ce n’est pas la différence qui provoque le racisme, mais le racisme qui construit la différence.
La différence sur laquelle se focalise le regard raciste est en effet construite. Elle n’existe pas en elle-même, ou plutôt : elle existe – il y a bien des gens à la peau plus foncée, il y a bien des patronymes arabes, il y a bien des femmes qui portent un foulard – mais noyée parmi une infinité de différences et de ressemblances – de physionomie, de classe sociale, de genre, de métier, de caractère, de goûts esthétiques ou de choix politiques – et rien n’oblige a priori notre regard à se focaliser sur cette différence particulière davantage que sur une autre, ou que sur une ou plusieurs ressemblances. L’ouvrier algérien peut par exemple être perçu aussi bien comme un ouvrier que comme un Algérien ou comme un musulman, comme un voisin affable ou au contraire taciturne, comme un syndiqué ou un non-syndiqué, comme un amateur de football ou de musique et de mille autre manières.
En d’autres termes, si nous imaginons un état initial dans lequel le racisme n’existerait pas – ce que nous devons bien faire si nous prétendons identifier l’origine du phénomène – nous ne trouvons aucune raison objective de diviser le monde en différentes races, cultures ou religions plutôt qu’entre hommes et femmes, riches et pauvres, progressistes et réactionnaires, grands et petits, gros et maigres, amateurs de football et amateurs de musique – ou suivant tout autre critère arbitraire. Nous ne trouvons aucune raison de présupposer que les appartenance raciales, culturelles ou religieuses sont les plus déterminantes pour les individus, au point d’effacer toutes les autres appartenances et de supplanter tous les autres classements possibles [7].
La différence sur laquelle se focalise le regard raciste est en somme insignifiante – ou plutôt : elle est ni plus ni moins signifiante que tous les autres attributs qui font que chacun, français ou étranger, blanc ou non-blanc, chrétien ou musulman, est à l’égard de chaque autre différent sous certains angles et ressemblant sous d’autres. L’extraction d’un unique attribut et son essentialisation – c’est-à-dire sa transformation en propriété essentielle et déterminante de l’individu, éclipsant tous les autres attributs – suppose une certaine orientation du regard, qu’on nomme précisément racisme.
La peur de l’autre n’est pas une pulsion naturelle que la culture doit contenir : c’est une construction culturelle, qui ne peut être déconstruite que par une contre-culture.
Ni l’altérité ni son caractère effrayant n’ont en effet rien de naturel. C’est toujours la culture – à entendre dans son sens le plus large, incluant aussi bien l’art que les lois, décrets et circulaires ou les productions savantes et semi-savantes, comme les enquêtes journalistiques ou les discours professoraux – qui oriente les regards, les focalise sur un attribut unique, essentialise cet attribut et investit cette essence d’une valeur négative. C’est elle, par exemple qui produit conjointement l’altérité radicale d’un foulard et sa négativité :
- Pour qu’un simple morceau de tissu couvrant les cheveux devienne un « voile », que ce voile devienne « islamique » et que ce « voile islamique » devienne aux yeux de tout un chacun l’attribut essentiel des femmes qui le portent – au point que celles-ci soient nommées « femmes voilées », voire « voilées » tout court, et que les regards se fixent de prime abord sur leur foulard plutôt que sur les mille et un autres traits physionomiques ou vestimentaires tout aussi ostensibles que chacune donne à voir à chaque seconde de son existence – il faut que les regards aient été conditionnés par des paroles multiples, insistantes et autorisées, nous indiquant que ce foulard est important et que c’est bien là, et pas ailleurs, qu’il y a quelque chose à voir.
- Et pour que cette altérité radicale provoque la répulsion plutôt que l’attirance, la curiosité ou l’amusement, il faut que ces mêmes paroles l’aient dramatisée en imposant une interprétation unique et univoque du foulard. Il faut en d’autres termes qu’une voix faisant autorité – celle de la majorité et/ou celle des connaisseurs, bref : celle de « la société » et de « la culture » – nous ait indiqué non seulement où nous devons regarder mais aussi ce que nous devons y voir : « aliénation », « fanatisme », « patriarcat », « oppression », « violence »…
Cette construction culturelle du « voile islamique » comme altérité menaçante peut être datée :
- Elle débute dans le cadre colonial, notamment avec le Sénatus-consulte de 1865 fondant le sous-statut des colonisé-e-s sur leur appartenance à un corpus théologico-politique jugé pervers [8].
- Elle se poursuit par la diffusion d’une imagerie de l’homme voileur et de la femme voilée – notamment par le biais des cartes postales, des illustrés et de la cinématographie.
- Elle se cristallise dans des mises en scène publiques de dévoilement des femmes algériennes [9].
- Elle est enfin réactivée quelques décennies plus tard à l’occasion de débats nationaux sur « le voile à l’école » – principalement en 1989, 1994 et 2003 .
Pseudo-islamologie, pseudo-enquête sur les « réseaux islamistes », pseudo-témoignages « de terrain » sur l’imposition du voile dans les banlieues françaises ou sur le « désarroi » des enseignants face à la montée de l’obscurantisme et des « revendications identitaires » [10] : les formes de cette réactivation ont été aussi diverses que massives et j’ai pu démontrer, à partir d’une mesure croisée du « bruit médiatique » et de « l’évolution de l’opinion » sur la période 2003-2004, que la campagne politique et le battage médiatique avaient précédé et provoqué la phobie du voile et la « demande » prohibitionniste [11].
Il en va de même pour la judéophobie ou la négrophobie que pour la voilophobie et l’islamophobie : la profusion de paroles, d’écrits et d’images dans lesquels ces racismes s’incarnent constitue en elle même le meilleur démenti à l’hypothèse d’une naturalité de la peur de l’autre. Car si toutes ces peurs étaient si naturelles, elles iraient sans dire : une telle prolixité, une telle débauche de productions littéraires, scientifiques ou journalistiques, n’auraient aucune raison d’être.
Une mission antiraciste peut donc être dévolue à la culture, mais à condition de ne pas fétichiser cette dernière en la présentant comme antiraciste par essence et en renvoyant le racisme du côté de l’inculture. Là encore, le cas du racisme antimusulman est particulièrement éclairant : mon étude des sondages d’opinion sur « le voile à l’école » [12] m’a permis d’établir que la phobie à l’égard des filles voilées était beaucoup plus développée dans les franges dites « cultivées » de la population (lectrices de livres et de magazines, spectatrices de « débats de société » dans lesquels se transmet, sous des formes sublimées et distinguées, le nouveau sens commun islamophobe) que dans des franges plus « incultes » – ou baignant du moins dans une autre culture. La tâche à accomplir est donc un travail interne, visant à déconstruire une culture dominante fondamentalement raciste et à construire une contre-culture authentiquement antiraciste [13].
Notes
[5] Platon, Apologie de Socrate, Garnier Flammarion, 19993- De l’existence des races
Loin de s’opposer, l’égalité et la différence désignent une seule et même réalité.
Il est inutile de revenir sur ce point, dont j’ai ailleurs donné une démonstration. Il suffira ici de souligner que l’incompatibilité présumée entre égalité et différence repose sur un véritable travail de non-pensée. Il faut en effet, pour séparer l’égalité de sa manifestation la plus patente (l’assurance, l’épanouissement et l’extraversion de ses différences), tout un travail de brouillage, visant à désincarner aussi bien l’égalité que la différence – en rejetant toute définition et toute référence à des situations concrètes d’égalité juridique, socio-économique, capacitaire ou subjective, et toute définition ou référence concrète à des différences de sensibilité, d’opinion, d’aspirations ou de comportement effectif – afin de n’avoir affaire qu’à des abstractions vides de sens, plus facilement manipulables et opposables.
La logique raciste est en somme un théâtre d’ombres, comparable à la caverne platonicienne [14]. L’inquiétant est que la position à partir de laquelle une majorité d’antiracistes déclarés déploie toute sa pensée et son action soit cette caverne, avec les conséquences inévitables que cela engendre : une injonction faite aux racisés de choisir entre deux dimensions inséparables, en étouffant leurs différences au nom de l’égalité (injonction assimilationniste) ou en renonçant à l’égalité au nom de leur différence (injonction différentialiste). On a ainsi vu, à l’occasion de la loi antivoile du 15 mars 2004, ces deux injonctions racistes traverser tout le champ de l’antiracisme officiel [15] :
- « Pour devenir des élèves comme les autres, jouissant du même droit d’accès à l’école publique, renoncez à ce voile qui vous différencie trop » (injonction assimilationniste) ;
- « Si vous voulez exprimer votre différence religieuse, rejoignez un établissement confessionnel » (injonction différentialiste).
Lutter contre le racisme, ce n’est pas affirmer que les races n’existent pas, mais reconnaître qu’elles existent
J’ai développé ce point dans un texte sur la question blanche : si les lignes de clivage raciales, culturelles ou confessionnelles n’ont a priori aucune pertinence, le racisme leur en confère une a posteriori. Si les races n’existent pas en tant que réalités biologiques, le racisme les fait exister en tant que croyances collectives, avec les effets performatifs que cela implique : l’expérience commune de la discrimination confère aux Noir-e-s et aux Arabes un rapport au monde et des intérêts communs qu’ils n’auraient pas si le racisme n’existait pas, et qui les distinguent radicalement des Blanc-he-s. Nier cette réalité en se contentant de clamer qu’il n’y a « pas de races », « pas de différences » et pas de « raisons de s’opposer » revient à nier l’oppression objective et subjective que subissent les discriminés, et donc à les rendre implicitement responsables de leur relégation sociale.
Lutter réellement contre le racisme, c’est au contraire mener un combat déterminé pour l’abolition des clivages et hiérarchies de race, ce qui suppose au préalable de reconnaître leur existence. Il ne s’agit pas d’accorder une quelconque pertinence à la race au sens biologique du terme – et à tous ses succédanés : l’ethnie, la culture ou la religion dès lors qu’elles sont essentialisées – mais de prendre en compte le pouvoir performatif du racisme et donc de reconnaître une effectivité des divisions et hiérarchies raciales.
Il faut en d’autres termes récuser toute idée d’une infériorité naturelle ou culturelle des non-Blanc-he-s, mais reconnaître, pour les combattre, tous les processus d’infériorisation sociale auxquels les non-blanc-he-s sont soumis ; et conjointement récuser toute idée d’une supériorité blanche, occidentale ou « judéo-chrétienne », tout en reconnaissant qu’à niveau équivalent de richesse et de compétences, la discrimination à l’encontre du non-blanc-he-e limite la concurrence et donc augmente pour le Blanc les opportunités d’accession au bien-être – notamment à l’emploi ou au logement. C’est donc, pour le Blanc, reconnaître qu’il jouit d’un privilège, et adopter à l’égard de ce privilège une posture particulière, à égale distance de l’adhésion et de la dénégation, que l’on peut nommer conscientisation et traîtrise.
Notes
[14] Cf. Platon, La république, Garnier Flammarion, 20024- Limites et mérites de la tolérance
La tolérance n’est pas une vertu antiraciste, mais une vertu raciste
La tolérance se définit en effet comme la capacité de prendre sur soi afin de supporter et laisser exister ce qui nous est désagréable. Elle n’a donc de raison d’être que lorsqu’une différence nous indispose, autrement dit lorsqu’a déjà eu lieu le processus de focalisation, cristallisation, essentialisation et disqualification raciste [16]. Pour une subjectivité non-raciste, la différence raciale, culturelle ou confessionnelle n’a pas à être tolérée puisqu’elle est appréhendée et éventuellement appréciée pour ce qu’elle est – une banale réalité, un attribut parmi mille autres – et qu’elle n’est investie d’aucune valeur négative a priori.
Toute tolérance renvoie en outre à un seuil de tolérance, au-delà duquel le racisme latent se manifeste sous une forme beaucoup moins vertueuse : l’intolérance. Ce seuil peut être
- intensif (j’accepte par exemple une étudiante musulmane mais pas « une voilée », ou j’accepte un employé noir ou arabe mais seulement s’il n’a pas d’ « accent banlieue »)
- ou extensif (j’accepte un quota de 10% de « voilées » ou de « jeunes de banlieue », mais pas davantage).
Mais dans tous les cas, c’est fondamentalement l’égalité qui constitue le seuil critique :
- l’extraversion excessive de la voilée ou du banlieusard n’est en effet rien d’autre que la manifestation concrète d’un sentiment d’égalité, là où la discrétion et la retenue indiquent qu’on se sent moins légitime, ou en tout cas insuffisamment armé pour prendre le risque de se poser comme égal ;
- quant au nombre, il n’est perçu comme excessif que dans les contextes où il peut constituer une force, et donc un moyen de défier l’assignation à l’humilité, de s’extraire d’une position subalterne et de s’affirmer comme égal.
La tolérance est une vertu raciste mais elle doit être valorisée en tant que telle, et même conçue comme une condition nécessaire au dépassement du racisme.
Si la tolérance nous maintient subjectivement dans un rapport raciste à autrui, elle n’en est pas moins une vertu au sens plein du terme, non seulement parce qu’elle constitue un véritable effort sur soi mais aussi et surtout parce qu’elle a pour effet tangible de reléguer la pulsion raciste dans le for intérieur et de contenir par là même ses méfaits potentiels. En d’autres termes, la tolérance a cet effet non négligeable de désarmer partiellement le racisme. Partiellement seulement, puisqu’en maintenant un dispositif relationnel asymétrique et en laissant au « tolérant » l’entière liberté de fixer les limites de sa bienveillance, elle place le « toléré » dans une situation d’insécurité psychique qui constitue en elle même une violence effective. Mais entre la menace de l’exclusion et l’exclusion actualisée, la différence n’est pas insignifiante, surtout du point de vue de l’exclu-e. Par exemple, le professeur qui ne remet pas en cause son préjugé défavorable à l’égard du « foulard islamique » mais s’efforce de prendre sur lui et de garder pour lui sa contrariété se situe déjà, du point de vue de l’étudiante qui porte ledit foulard, très loin du professeur intolérant qui l’exclut purement et simplement de son cours ou passe son temps à l’humilier.
Par ailleurs, si la tolérance n’est pas un dépassement du racisme, elle constitue en tout cas une étape et même une condition sine qua non de ce dépassement. En différant le moment du passage à l’acte, elle ouvre un espace-temps de coexistence pacifique au sein duquel la mise en cause radicale du dispositif raciste devient sinon inéluctable, du moins possible. Pour reprendre l’exemple précédent, le professeur qui décide, au mois de septembre, de tolérer dans son cours la présence d’une étudiante voilée, peut au fil de l’année apprendre à la connaître et à l’apprécier, et reconnaître en juin qu’il avait eu des préjugés. Le processus demeure incertain puisque la coexistence, la familiarisation, le dialogue et le conflit se produisent sur fond de préjugé et de complexe de supériorité ; mais quand d’aventure il se produit, c’est toujours dans ce cadre relativement pacifié ou tempéré. Toutes les personnes tolérantes ne renoncent pas à leurs préjugés et à leur position privilégiée de dominant, doté du pouvoir discrétionnaire de tolérer ou ne pas tolérer ; mais toutes les personnes qui ont eu des préjugés et les ont un jour dépassés n’ont pu le faire qu’en passant par cette étape décisive qu’est la tolérance.
Notes
[16] Évoqué tout au long du livre La mécanique raciste.5- Logique de la haine
La haine n’est pas le fondement du racisme, mais au contraire le signe d’une crise du racisme.
Nous l’avons déjà souligné [17] : le racisé n’est perçu et traité comme un corps furieux, menaçant, haïssable, que lorsqu’il refuse sa position subalterne et s’affirme avec trop de détermination comme un égal. Inversement, lorsque l’ordre social et symbolique inégalitaire demeure incontesté, le racisé demeure invisible et peut même bénéficier d’une certaine forme de sympathie, en tant que loyal serviteur.
Le déchaînement permanent de violence et de furie prohibitionniste contre les filles et femmes voilées, par exemple, ne marque pas l’émergence d’un nouveau racisme : il constitue plutôt la forme réactive et exacerbée qu’a prise un racisme très ancien au moment où les racisées l’ont mis en crise. La haine qui s’est abattue depuis 2003 sur ces femmes peut en effet être comprise comme une réaction de panique qui s’est emparée des gardiens de l’ordre social et symbolique raciste face à l’émergence d’une génération de jeunes musulmanes sûres d’elles-mêmes, de leur choix et de leur bon droit, face à leur insertion dans le paysage français et face à leur accession progressive à des espaces sociaux qui leur étaient jusqu’alors interdits par les lois non écrites de la bienséance républicaine – l’école, l’université, les emplois qualifiés et le monde associatif et politique.
En d’autres termes, si les filles voilées n’ont pas été confrontées à une telle haine au cours des décennies précédentes, ce n’est pas parce que le racisme anti-Arabe, anti-Noir et anti-musulman n’existait pas mais bien au contraire parce qu’il était beaucoup plus fort et incontesté : les femmes voilées étaient pour l’essentiel des mères au foyer ou des femmes de ménage, invisibles socialement, et la pression sociale intégrationniste dissuadait de toute façon les autres d’user de leur droit de porter le voile à l’école ou au travail. Les lois de prohibition et les campagnes de dénigrement n’étaient pas à l’ordre du jour pour la simple raison que, sauf exception, les femmes voilées n’accédaient de toute façon pas à l’école et à l’université, ni au marché de l’emploi – ou bien en faible nombre et à des places très subalternes. C’est uniquement lorsque leur exclusion sociale de facto a pris fin que le vote d’une loi de prohibition s’est imposé comme ultime rempart.
La loi anti-foulard du 15 mars 2004 doit en somme être considérée à la fois comme un recul grave sur le plan juridique et comme un signe plus positif d’un point de vue sociologique, dans la mesure où elle révèle, en s’y opposant, un progrès de l’égalité sociale – suffisamment marquant pour inquiéter les gardiens de l’ordre inégalitaire et les pousser à l’extrême. La question qui se pose dès lors est de savoir ce qui, de la dynamique sociale égalitaire ou du contre-feu étatique, va l’emporter. Car s’il est certain que le déferlement d’injures et le recours à la prohibition trahissent une perte de puissance et de confiance des dominants, il n’est pas moins certain que les campagnes de diabolisation et les lois de prohibition transforment radicalement le rapport de force et tendent à renvoyer les femmes voilées dans l’inexistence sociale. Rien n’est joué, même si l’on joue – comme toujours dans une situation de domination – à armes inégales.
On peut d’ailleurs généraliser cette analyse, en interprétant de manière analogue l’actuelle libération de la parole raciste – du triomphe médiatique d’Éric Zemmour au sacre d’Alain Finkielkraut, reçu en grande pompe à l’Académie française, en passant par l’avalanche de campagnes anti-voile, de Nicolas Sarkozy et François Fillon à Manuel Valls. La tonalité souvent haineuse, bête et méchante des discours est à la fois inquiétante en tant qu’elle attise et légitime les tendances racistes dans l’ensemble de la population, et symptomatique d’une salutaire crise de l’ordre social et symbolique raciste. Car si la parole haineuse prolifère ainsi, jusqu’au sommet de l’État, c’est que désormais plus rien ne va sans dire. La forteresse raciste est assiégée. Les sans-papiers sortent de l’ombre et réclament leur dû, les détenus brûlent leur centre de rétention, la jeunesse – et plus largement la population – non blanche refuse de plus en plus la posture de profil bas et d’hypercorrection que leur impose l’idéologie intégrationniste, elle manifeste ostensiblement sa référence musulmane ou son identité « lascarde », elle exige le respect et demande des comptes. La monopolisation des postes de pouvoir politique, économique et médiatique par des Blancs est désormais mise en question, le débat est ouvert sur la nécessité de nommer et compter les Blancs et les non-Blancs afin de lutter contre les discriminations. Le passé colonial et son occultation sont mis en question. Bref : à une situation de domination tranquille a succédé une situation de domination inquiète, menacée, et de ce fait plus loquace et plus agressive.
D’une telle situation de crise peut émerger le pire (un violent backlash raciste prenant corps dans la population et s’inscrivant dans la durée) comme le meilleur (un réel enrayement de la mécanique raciste). Nul ne peut en vérité prévoir qui, des gardiens de l’ordre raciste ou de ses adversaires, est en mesure de l’emporter. Raison de plus, si l’on se veut réellement antiraciste, pour entrer en lutte.