Ce petit livre (104 pages, 7€) paru en février 2020 aux éditions Niet a été écrit par Lily Zalzett et Stella Fihn. Travailleuses et militantes associatives, elles y analysent avec beaucoup de pertinence et de clarté les mécanismes de l’exploitation et de l’auto-exploitation des travailleurs et travailleuses dans le secteur associatif. Lire ce livre, quand on travaille dans ce secteur, qu’on y galère, qu’on voit des situations se répéter ad libitum, avec des salarié·es en souffrance qui ne trouvent comme solution que la démission : cela fait beaucoup de bien, aide à décrypter les mécanismes pervers qui sont en jeu, et invite à chercher à lutter contre leur reproduction.
Ce livre est à mettre entre toutes les mains, comme ensuite le bulletin d’adhésion à un syndicat (et pour le secteur associatif en particulier [hors activités de la santé et du social], il y a ASSO-Solidaires !)
En attendant, je propose ci-dessous un assemblage des passages qui m’ont le plus marquée. Ceci n’est pas une recension, car les phrases ci-dessous sont le plus souvent recopiées telles qu’écrites par les autrices, avec juste des liaisons que j’ai rajoutées pour que ce concentré soit lisible. (Il y a peu je ne savais pas ce qu’était une recension, et aujourd’hui ce n’est pas parce que je sais ce que c’est que je sais en faire, alors je me satisfais de ce travail de collage, et j’espère qu’il vous satisfait aussi : et j’espère que d’autres feront des « recensions » de cet excellent bouquin !)
Voir déjà un entretien avec les autrices dans CQFD,
Te plains pas, c’est pas l’usine. L’exploitation en milieu associatif.
Lily Zalzett & Stella Fihn
L’image renvoyée par beaucoup d’associations est que ici, on est cool, on travaille dans les marges, on est tous dans le même bateau. Or, derrière cette apparence, on constate l’isolement des salarié·es face à l’impossibilité de dire la souffrance au travail, et dont la seule issue est généralement la démission individuelle.
En écrivant ce livre, les autrices ont voulu se réapproprier la compréhension de ces situations, s’autoriser une parole, étayée par des faits, par des témoignages, par des réflexions collectives.
Le « secteur associatif » aux mains de l’État
Le livre parle surtout des associations qui ont un lien fort avec l’État et ses émanations, celles qui sont nées de la casse de services publics à partir de l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 : les secteurs du travail social, de l’éducation, de la culture, du sport, les associations citoyennes de quartiers… Ces associations emploient 1,8 million de personnes (1/10ème des salarié·es du privé), sous-traitant·es du service public qui coûtent beaucoup moins cher que ne coûteraient des fonctionnaires.
À partir des années 2000, les subventions de fonctionnement disparaissent progressivement et sont remplacées par des appels d’offre ou des appels à projets, qui mettent les associations en concurrence entre elles et neutralisent leurs discours et pratiques politiques. L’énergie dépensée par les associations pour répondre aux appels d’offre est énorme, et elles doivent sans cesse redéfinir leurs orientations prioritaires pour rester dans les clous. Dans le même temps se développe le secteur de l’ « économie sociale et solidaire », à laquelle Jospin accorde un ministère en 2000.
L’exploitation associative
Les associations, sommées d’être compétitives, sont logiquement amenées à répercuter la précarité sur leurs salarié·es. En 2018, seules 28 % des embauches se faisaient en CDI, contre 52 % dans le secteur privé hors associations, et en 2011 on comptabilisait 45 % de contrats « atypiques ». Il y a les contrats aidés, qui sont particulièrement précaires mais ne permettent pas de toucher la prime de précarité ; il y a de plus en plus le recours au statut auto-entrepreneur ; il y a l’instrumentalisation du volontariat, du bénévolat, du Service civique volontaire (presque 100 000 personnes en 2016).
Bien souvent, c’est aux salarié·es de trouver par eux et elles-mêmes les sources de financement qui serviront à payer leur salaire, ce qui les pousse à faire corps avec la structure, à accepter des salaires bas et des journées à rallonge pour ne pas mettre en péril la réalisation des missions de l’association : la reconnaissance est un moteur de dévouement qui compense le salaire. La culture du présentialisme et du surtravail est aggravée par une souplesse dans les horaires qui amène à gérer sa propre exploitation.
Faisant corps avec leur association employeuse, les salarié·es s’attachent à pacifier le rapport au salariat des un·es et des autres. Le pouvoir, quant à lui, est « diffus et pervers ». Les dirigeant·es sont bénévoles, iels font partie du Conseil d’administration, instance élue mais surtout cooptée dans un entre-soi composé de personnes qui ont le temps et l’envie d’exercer des fonctions de responsabilité. Les directeurs et directrices sont salarié·es et plaident généralement ne pas être responsables des décisions qui sont rendues nécessaires par les exigences des financeurs et qui touchent avant tout les plus précaires dans l’ « équipe ». Ainsi, les rapports de pouvoir ne sont pas formalisés, et se réalisent dans l’interpersonnel. Les directions associatives diffusent le discours du don de soi, du renoncement au nom du projet, elles se veulent dévouées, tout autant que les salarié·es. Mais les chef·fes, comme partout, sont mieux payé·es, et bénéficient d’avantages matériels et symboliques importants.
Les salarié·es associati·ves ne sont généralement pas embauché·es pour effectuer une tâche précise, mais au regard de qui iels sont, ce qu’iels représentent, ce qu’iels amènent. Cela rend floue la frontière entre sa vie et son travail, qui fusionnent dans une « identité » dont on est très peu maître : cela fragilise terriblement, car si les choses ne vont pas comme il faut, on n’est pas seulement renvoyé au fait qu’on fait mal son travail : on est renvoyé au fait qu’on n’arrive pas bien à incarner ce qu’on est censé représenter, amener, être. Si jamais le·la salarié·e veut se plaindre, iel ne sait pas quoi dire, iel ne trouve pas ses mots ; alors il est renvoyé par la hiérarchie au fait que la pression, c’est elle ou lui-même qui se la met, qu’iel est dans un rapport « émotionnel » à son travail, etc.
Le sous-prolétariat associatif
De manière générale et en particulier pour les missions en lien avec la « réforme des rythmes scolaires » de 2013, les associations emploient des gens qui acceptent des salaires dérisoires et une organisation du travail particulièrement usante : elles font bosser pour des miettes celles et ceux qui ne trouvent pas de travail ailleurs, qui sont peu « employables ». C’est le sous-prolétariat associatif : temps de travail morcelé, contrats précaires, accès aux droits sociaux les plus élémentaires dénié. Le Service civique est sans doute l’extrême en la matière : des emplois salariés déguisés, payés moins de 500 euros par mois et qui n’ouvrent à aucun droit social. Et puis il y a l’instrumentalisation du bénévolat, qui est présenté par les gouvernant·es comme « le » dispositif d’avenir pour remettre le pied à l’étrier des pauvres qui touchent des allocations…
Sans surprise, les premiers et surtout les premières concernées par ces boulots précaires, usants, sous-payés, sont d’une part les femmes et d’autre part les personnes considérées comme « issues de l’immigration » : 70 % des emplois sont occupés par des femmes dans les mutuelles, les associations et les fondations, contre 45 % dans le reste de l’économie. Et dans le secteur des services à la personne, où le temps partiel est le plus souvent contraint, on profite d’une main-d’œuvre structurellement mise en position de devoir accepter ce genre de boulot.
Les choses ne sont pas différentes dans les entreprises, mais ce qui est particulier ici, c’est l’écart qui existe entre les pratiques et les discours : les valeurs affichées par les associations sont constamment en contradiction avec celles pratiquées en interne.
Parmi les personnes embauchées pour ce qu’elles sont socialement, plutôt que par reconnaissance pour ce qu’elles font, savent et veulent faire, il y a les « travailleurs pairs ». Un travailleur pair est quelqu’un qui, par l’expérience ou en tant que personne « concernée », a acquis un savoir dans le domaine d’action de la structure. Un travailleur pair, par exemple dans le secteur de la prévention de la toxicomanie, est une personne directement concernée par la consommation de drogues, usager ou ex-usager. Cette personne doit être reconnaissante de la chance qui lui est donnée, et donc ne pas râler contre ses conditions de travail. D’ailleurs, elle continue de faire ce qu’elle faisait avant gratuitement (tchatcher dans des squats, aller offrir un café à des compagnons de rue…), donc c’est un peu comme si ce n’était pas du travail, et il serait indécent de vouloir compter ses heures. Et ces personnes deviennent des maillons de l’encadrement des pauvres, dont la gestion est ici déléguée… aux pauvres elles et eux-mêmes. Les pauvres gèrent les pauvres, et ça ne coûte pas cher. C’est un paradoxe terrible de devoir remplir cette mission quand on est soi-même précaire, exploité·e, lessivé·e par le travail. Dans les quartiers, la politique du « grand frère » mobilise tout un imaginaire colonial : regardés avec un regard à la fois paternaliste et raciste, les « médiateurs » subissent de manière particulièrement aiguë la dissolution des frontières entre le travail et l’identité sociale. Car les médiateurs sont recrutés pour ce qu’ils sont socialement mais, en l’occurrence, ce n’est plus en tant qu’individus qu’ils sont quelque chose : ce qu’ils incarnent, c’est leur couleur de peau, leur allure, leur phrasé.
Des pauvres qui gèrent les pauvres, des anciens usagers qu’on a fait (un peu) « monter », des patrons pas patrons, des Services civiques, des salarié·es en CDI payé·es en-dessous de leur niveau de qualification, des autoentrepreneurs… ça en fait des couches dans le mille-feuille du travail associatif ! Mais créer des solidarités entre salarié·es et, donc, potentiellement, se mettre à dos la direction, cela semble être parfois plus difficile pour les salarié·es en CDI, qui ont beaucoup plus à perdre en cas de difficulté de la boîte, et qui ont des conditions de travail moins mauvaises que les plus précaires – et donc moins d’intérêt à lutter. Ceci d’autant plus que l’effort de « pacification » des rapports que réalise l’ensemble des salarié·es vis-à-vis de leurs collègues, basé sur le fait que « on est tou·tes dans le même bateau » et que « il faut avant tout sauver l’asso », fait qu’en pratique chaque salarié·e agit comme un patron vis-à-vis de ses collègues.
Lutter
Un des enjeux, dans le secteur associatif, est de désigner le travail associatif comme étant « du travail », et pas uniquement un engagement, un dévouement à une cause, un projet, une mission associative. Lié à cela, un autre enjeu est de rompre l’isolement des travailleurs et des travailleuses dans l’associatif. Pour cela, se reconnaître collectivement comme ayant une condition commune est nécessaire. Or toutes les personnes qui s’investissent dans l’associatif ne sont pas « dans le même bateau » : entre bénévoles, militantes, salarié·es dirigeantes et exécutant·es, les intérêts ne sont pas les mêmes, ni les risques encourus.
Au moment où ont été supprimés les emplois aidés CAE-CUI, interrompant les missions d’un grand nombre de salarié·es, on a vu plusieurs façons de lutter. D’un côté, des personnes directement concernées par cette suppression défendaient que cette suppression était un plan social déguisé, que ce n’était pas les contrats aidés qu’il fallait défendre, mais les personnes qui en bénéficiaient. Ironiquement, elles ont pu revendiquer « On veut nos contrats de merde, payés des clopinettes ». De l’autre côté, certain·es ont pris comme point de départ non pas les salarié·es, mais les difficultés économiques rencontrées par les associations en tant que secteur, pensant la défense des financements des associations avant le sauvetage des emplois des salarié·es.
Dans la protection des mineurs, ou l’accompagnement des demandeurs et demandeuses d’asile, il a pu arriver que des salarié·es, comme le font les soignant·es dans la fonction publique hospitalière, mènent une grève « symbolique » et ne cessent pas de travailler, pour ne pas interrompre le service rendu aux « usagers ».
Le « travail » associatif a bel et bien un caractère particulier, qui a trait aux rapports qui lient les travailleurs aux bénéficiaires. Le secteur s’organise autour d’une frontière nette entre d’une part celles et ceux qui travaillent pour « aider les gens », et d’autre part celles et ceux qui sont censé·es bénéficier de ce travail ; or travailleu·ses associati·ves surexploitées et bénéficiaires sont souvent issu·es des mêmes milieux, subissent souvent la même violence sociale. Les mauvaises conditions de travail que subissent les premier·es impactent de la même façon l’accueil, l’écoute et le suivi qu’iels sont capables de fournir. Les « problèmes » des un·es et des autres sont en fait les mêmes ; la frontière qui fait que les un·es semblent « travailler » pour les autres est un dispositif produit par la société de classe pour empêcher que tous ces gens s’organisent ensemble pour lutter ensemble – en dehors d’un rapport de travail.
Pour réellement subvertir les rapports existants, sans doute faudrait-il que les travailleu·ses associati·ves sortent de leur position dévouée à la cause, qu’iels ne pensent plus « nous » comme étant l’association dans son ensemble, dirigeant·es et salarié·es dans le même bateau, pour penser un « nous » qui les associerait au contraire aux bénéficiaires : « Regardez comment nos supérieurs nous traitent – et vous traitent ». Cela reviendrait à déplacer les rapports de loyauté qui lient les travailleu·ses à leur structure, qui sont des rapports de subordination, vers des rapports de solidarité de classe, où travailleu·ses exploité·es et bénéficiaires se reconnaissent pour faire face, ensemble, à la hiérarchie du monde associatif.