Quand on cherche des livres sur l’éducation populaire, on trouve finalement peu de choses. Il y a maintenant celui-ci, dont je conseille très fortement la lecture :
L’éducation populaire, un phénix toujours renaissant
De la Révolution Française au mouvement Me Too
Un livre de Paul Masson, publié en novembre 2022 aux éditions du Petit Pavé
Paul est un militant invétéré d’éducation populaire. J’ai énormément appris à ses côtés, et sa façon de concevoir l’éducation populaire continue de me guider. Je suis donc tout sauf objective quand je vous recommande chaleureusement la lecture de son livre : je suis enthousiaste 🙂
Visitez son blog, et notamment la page dédiée au livre.
Par ailleurs, Paul avait déjà publié en 2014, toujours aux éditions du Petit Pavé, « Chemins et mémoires », dans lequel il décryptait l’ensemble de sa vie d’adulte, son parcours professionnel et son engagement dans l’éducation populaire. À travers son expérience personnelle, il y donnait un éclairage sur l’histoire sociale de l’après-guerre à nos jours, et sur la façon dont se construit la « culture » en chacun de nous. J’avais reproduit ici son annexe dans laquelle il détaillait l’histoire du mouvement ouvrier chrétien.
Et Paul a fait tout un travail sur le poète libertaire Gaston Couté, publiant l’ouvrage « Dans les pas de Gaston Couté » en 2018, toujours aux éditions du petit pavé.
Je vous en dis plus sur ce nouvel ouvrage ci-dessous.
Éducation populaire : qui veut éduquer qui, et dans quel but ?
Le livre s’ouvre sur une question centrale quand on parle ou qu’on entend parler d’éducation populaire : « Éduquer le peuple, de quoi parle-t-on ? »
Ce qui nous amène à « Qui veut éduquer qui ? Et dans quel but ? »
Et Paul de répondre : « Les différentes réponses à ces questions recouvrent différents modèles de société, différents projets politiques. »
L’éducation populaire jusqu’à la seconde guerre mondiale
Le rapport Condorcet : l’idée d’une instruction qui doit permettre au peuple d’apprendre à raisonner et à exercer son esprit critique.
L’instruction publique, avec 3 secteurs : l’enseignement primaire, pour inscrire et moraliser le peuple ; l’enseignement professionnel, pour répondre aux besoins de l’industrie ; et l’enseignement qu’on qualifierait aujourd’hui de supérieur, réservé à la bourgeoisie et à ceux qui doivent diriger. Paul détaille plus loin les tensions autour de ce besoin ambivalent d’instruction publique, entre éclairer les citoyens et former des travailleurs au service du patronat industriel.
Puis Paul détaille trois courants autour desquels se structure l’éducation populaire au XIXè siècle.
Une approche humaniste : le peuple, corps civique, uni dans la République
Une instruction républicaine fondée sur la connaissance et la raison, dans l’esprit des Lumières, et pour construire un Peuple uni dans sa diversité sociale.
Avec un zoom sur la Ligue de l’enseignement.
Le courant ouvrier : le peuple, corps social des dominés
Quand la classe ouvrière prend conscience d’elle-même et s’organise, se développe une nouvelle approche de l’éducation populaire auto-émancipatrice.
C’est un courant qui ne peut pas être détaché des soulèvements, émeutes, grèves, révolutions de ce siècle, au cours desquels les acteurs conscientisent collectivement leurs conditions de misère, et où émerge une culture de classe dont la solidarité est la valeur structurante, une culture qui porte des analyses et des paroles autonomes. Au fil des révolutions, notamment après 1848, le peuple ne veut pas seulement une démocratie politique, mais revendique une démocratie sociale.
Il s’agit alors, pour l’éducation populaire et selon les mots de Fernand Pelloutier, d’instruire pour révolter.
Avec des zooms sur le compagnonage, les bourses du travail, les universités populaires.
Le courant religieux : entre ordre et fraternité
Entre le message évangélique et l’aspiration chrétienne à une société fraternelle, et l’alliance qui unit l’Eglise institutionnelle, la bourgeoisie et les « partis de l’ordre ».
Avec un zoom sur le mouvement le Sillon, qui entendait réconcilier les classes laborieuses avec l’Eglise et la République, ainsi que sur la JOC, ses équipes de base et ses outils.
En offrant une alternative aux mouvements de la gauche anticléricale et « matérialiste », il s’agit pour ce courant de réconcilier les classes sociales en proposant une alternative à la lutte des classes marxiste.
Après un zoom sur les mouvements de jeunesse et sur le Front populaire et sa prise en compte du temps libre, Paul nous parle de l’éducation populaire pendant la guerre et dans la Résistance, au travers de l’école d’Uriage et de Peuple et culture.
Vient ensuite la libération, avec un essai manqué en termes d’éducation politique des adultes, et la naissance de plusieurs mouvements d’éducation populaire, et un zoom sur ATD Quart Monde.
Puis vient l’interlude de mai 68 : un mouvement qui forme une génération.
Culture, démocratie, éducation, émancipation
Au fil de ces développements, Paul met en évidence deux approches de la culture dans l’éducation populaire :
« D’un côté, l’éducation populaire vise à pacifier la société. Il s’agit d’apporter au peuple des connaissances qui doivent lui permettre de s’intégrer, de s’instruire, de s’ouvrir à la culture et aux valeurs morales de la classe dominante. Selon cette approche, la culture est un patrimoine qui s’enrichit progressivement et qu’il convient de mettre à disposition du plus grand nombre.
D’un autre côté, l’éducation populaire est une éducation politique, un levier d’émancipation économique et sociale. C’est une démarche collective qui passe par une critique de nos institutions, de nos fonctionnements. Elle nécessite des confrontations, des débats, des expérimentations d’alternatives nouvelles. Selon cette approche, la culture, en construction permanente, est un ensemble de processus qui font vivre la démocratie politique, sociale et économique, jamais définitivement acquise. »
Paul développe également la tension entre deux légitimités démocratiques : celle des urnes, et celle de l’auto-organisation des citoyen·nes. Et, en découlant, celle des institutions garantes de l’ordre sociale, et celle de l’éducation populaire qui interroge en permanence les contradictions de la société au regard des valeurs républicaines, Liberté, Égalité, Fraternité, pour lui permettre d’évoluer.
Qu’est-ce qu’une éducation populaire émancipatrice ? Paul commence par définir les termes, ainsi que ceux d’enseignement, de professeur, d’instruction, de formation. Il s’intéresse ensuite aux acteurs et aux projets, pour poser par exemple la question de l’extériorité (ceux qui veulent éduquer les autres), ou de l’auto-organisation des premiers concernés pour sortir de leurs conditions de misère. En termes de démarche et d’étapes, Paul affirme qu’ « une action d’éducation populaire ne peut se limiter à de la sensibilisation ou à de la formation. Elle ne peut pas non plus se limiter à des actions d’éclat sans suite. Conduire une démarche d’éducation populaire suppose d’articuler dans la durée trois dimensions : de la sensibilisation pour faire reconnaître les situations insatisfaisantes, de la réflexion collective pour découvrir les causes des aliénations et leurs conséquences , et de l’action pour remettre en cause l’organisation sociale aliénante. Il convient également d’accompagner ce processus par de la formation, de manière à ce que les personnes victimes d’assujettissement ou d’asservissement disposent des capacités nécessaires pour s’en émanciper collectivement. »
Et pour faire le chemin de l’aliénation à l’émancipation : reconnaître sa propre culture ; articuler action et réflexion (avec par exemple le Voir-Juger-Agir de la JOC) ; confronter les cultures.
L’éducation populaire dans la 2è partie du XXè siècle
Du côté de la culture : « La culture est politique au sens où elle donne aux individus, aux groupes, aux classes sociales opprimées, les moyens de s’émanciper ». Or il y a loin entre les définitions de la culture données par les mouvements d’éducation populaire tels que Culture et liberté, et celles d’abord du Ministère de la culture d’André Malraux en 1959 (qui confond la culture avec la valorisation du patrimoine et la promotion des œuvres d’art), puis du « New Deal de la culture » de Jack Lang en 1981 (qui élargit le champ de la « culture » mais en fait une affaire de choix individuel). Ces conceptions institutionnelles permettent de renforcer « la frontière qui sépare les classes populaires des classes moyennes cultivées. Le culte de la culture contribue à domestiquer les classes moyennes. La rupture est complète entre culture cultivée et culture émancipatrice. »
Du côté de l’animation sociale : L’État social soutien l’essor des mouvements d’éducation populaire entre 1950 et 1970. C’est le développement des grandes fédérations et l’expansion du salariat associatif.
Mais vient alors « l’étreinte mortelle » dans les années 1980 : quand l’argent public ne va plus qu’aux associations qui répondent à la commande publique.
D’où il découle une situation où l’éducation populaire est peu à peu dépassée par ses contradictions internes : les moyens prennent la place de la finalité, et la démocratie défendue est mise à mal par le développement des liens de subordination.
Au XXIè siècle, un nouveau départ pour l’éducation populaire
Avec la naissance d’Attac : la réappropriation de la citoyenneté nécessitant la formation du peuple, Attac propose des moyens : publications, universités d’été, stages… Mais avec la profonde contradiction liée au fait que « les initiateurices d’Attac ne sont pas les premières victimes l’ordre injuste qu’iels dénoncent. Issu·es en majorité des classes aisées et moyennes « cultivées », leur attitude est celle de citoyen·nes « éduqué·es » qui souhaitent « éclairer » le peuple. Leur approche est surplombante et non égalitaire / émancipatrice, qui les empêche d’avoir une véritable assise populaire. »
Puis viennent des innovations portées par des militant·es : l’émergence de SCOP, de SCIC, de lieux autogérés.
Paul fait des zoom sur l’Année de formation rurale (initiée dans la région Nord-Pas-de-Calais au cours des années 2000), sur une recherche-action autour de la transition agroécologique.
Puis vient le puissant mouvement #MeToo, qui ébranle les conditionnements sociétaux et fait changer l’échelle des valeurs.
Comment donc penser l’éducation populaire ?
Comment sortir des conditionnements sociétaux qui nous oppriment et que nous percevons néanmoins comme dans l’ordre des choses, comme normaux ? « Inscrits dans la culture dominante, ces rapports de domination-servitude sont globalement acceptés par habitude, accoutumance, lâcheté… » « Pour dépasser ces conditionnements sociétaux et permettre aux opprimés d’acquérir leur autonomie, le processus émancipateur est long. Il nécessite à la fois de la sensibilisation, de la formation et de l’action. »
D’abord, dépasser la difficulté d’expression dans un contexte hostile.
Puis, la reconnaissance : « Pour s’émanciper de l’image de responsable-coupable que la société leur renvoie, les victimes ont besoin à la fois de se reconnaître et d’être reconnues comme faisant partie d’un collectif d’assujetties. Cette reconstruction est la première étape de la conquête d’autonomie. » C’est pourquoi l’ « entre-soi constitue une étape de recentrage nécessaire. »
Viennent ensuite différentes étapes du niveau de conscience, que Paul détaille.
Pour faire tout cela, on a vu notamment avec le mouvement #MeToo que les réseaux sociaux avaient pu faciliter une élaboration culturelle collective et une élaboration psychologique individuelle. Mais l’élargissement est ensuite indispensable.
Les résistances au changement
« La non-reconnaissance des faits oppressifs ou des personnes assujetties est la première forme de résistance au changement. Une autre forme identifiée est le retournement de la violence : les victimes sont accusées de violence contre leurs oppresseurs : la violence des salarié·es licencié·es, la violence des gilets jaunes… »
« L’homéostasie favorise l’ordre en place et les dominants. L’ambivalence des intérêts, chez chacune et chacun d’entre nous, favorise la servitude volontaire. »
Mais « la raison profonde des résistances au changements est que l’émancipation des opprimé·es met fin à certains privilèges. » C’est pourquoi « Sans négliger la confrontation des cultures dans un débat démocratique, les dominé·es, pour s’émanciper, doivent réussir à imposer un rapport de force suffisant pour faire changer les normes de la société. »
Paul développe ensuite le rapport dialectique entre la loi et les mentalités.
Il revient ensuite sur les temps de l’émancipation : le temps de sentir, le temps de comprendre, le temps de l’action pour se faire entendre et dépasser les résistances, et enfin le temps du changement dans le temps long (Paul prend les exemples de la lutte écologique, celle de la lutte des Noirs-Américains aux États-Unis, celle contre l’apartheid en Afrique du Sud). Et enfin le temps au-delà du temps et de l’espace, dans la quête incertaine pour affirmer sa dignité.
En conclusion
En conclusion, Paul affirme notamment que « faire vivre une éducation populaire émancipatrice, c’est reconnaître qu’on ne construit pas une société démocratique sans ceux qui la composent, reconnaître la capacité d’intervention de toustes les citoyen·nes, reconnaître l’expérience même de ceux qui sont sans voix, dont le savoir n’est pas académique, reconnaître l’élaboration de savoirs partagés qui sont le fruit d’une expérience humaine. Faire vivre une éducation populaire émancipatrice, c’est organiser la mobilisation des gens qui disent « non » à un ordre social qui les opprime. (…) Faire vivre l’éducation populaire émancipatrice, c’est revenir à un idéal de « subversion » pour la construction collective d’une société plus démocratique où chacune et chacun ont leur place. C’est une démarche profondément politique. »
Affirmant qu’une nouvelle forme démocratique est à inventer, Paul analyse l’expérience de la Convention citoyenne pour le climat au prisme de l’éducation populaire.
Et il conclut « L’histoire de l’éducation populaire, c’est l’histoire de citoyennes et de citoyens qui se saisissent de leur pouvoir d’action sur les rapports sociaux, économiques, idéologiques et politiques ».