Écoféminisme. Le texte « De bonnes femmes hystériques : mobilisations environnementales populaires féminines », de Celene Krauss, est extrait du recueil de textes écoféministes « Reclaim », paru en 2016 aux éditions Cambourakis dans la collection Sorcières.
Celene Krauss y analyse la façon dont des femmes de milieux populaires se mobilisent sur des enjeux environnementaux locaux à partir de leur subjectivité, pour porter des luttes aux enjeux globaux et radicaux. Or leur façon de se mobiliser et leurs discours sont bien souvent méprisés par les milieux militants.
Je reproduis ici certaines phrases issues de ce texte, qui m’ont marquées. Elles sont nécessairement sorties de leur contexte : je vous invite donc à vous procurer cet excellent ouvrage et à le lire !
Voir aussi « Agir avec le désespoir environnemental »
De bonnes femmes hystériques : mobilisations environnementales populaires féminines
Aux enjeux abstraits des groupes nationaux, les femmes ont préféré les questions environnementales issues de leur expérience immédiate et concrète.
La dimension subjective de l’activisme populaire (grassroots)
L’expérience n’est pas simplement un concept personnel et individualiste. Elle est sociale. Les expériences des gens reflètent leur position au sein de la hiérarchie sociale.
Les théoriciennes féministes ont également contesté l’idéologie dominante qui sépare le monde « public » de la politique et du pouvoir, du monde « privé » et personnel de l’expérience quotidienne. Par définition, cette idéologie relègue les vies et les préoccupations des femmes liées à la maison ou à la famille au domaine privé, apolitique, rendant invisibles leurs protestations sur des questions comme les déchets toxiques.
Les femmes ordinaires relient subjectivement la particularité de leurs vies privées avec une analyse plus large du pouvoir dans la sphère publique.
Femmes issues de la classe ouvrière. Leurs protestations sont formulées dans les termes traditionnels de la maternité et de la famille ; en conséquence, elles semblent souvent limitées voire même conservatrices. Ainsi que nous le verrons, toutefois, pour les femmes de la classe ouvrière, ces traditions s’avèrent les leviers qui ont permis d’enclencher un processus politique, modelant le langage et le vocabulaire de contestation qui ont émergé et fourni les ressources du changement social.
Les protestations contre les déchets toxiques et les ressources de la maternité
Les femmes ouvrières n’emploient pas le langage bureaucratique pour parler des questions environnementales. Elles ne débitent pas des données, ni ne mobilisent de statistiques pour soutenir leurs positions.
Leur analyse n’est pas technique, elle est politique.
La famille a pour ces femmes une signification très différente de celle de la famille nucléaire des classes moyennes. Elle est moins privatisée, plus étendue, au sens d' »ouverte, perméable et connectée à la communauté ».
Un savoir oppositionnel qu’elles utilisent pour résister au savoir dominant des experts ainsi qu’aux décisions des gouvernements et des dirigeants d’entreprises.
Les analyses politiques qu’elles développent brisent la distinction public-privé de l’idéologie dominante et replacent les questions liées aux déchets toxiques dans le cadre plus large des relations de pouvoir.
Classe, genre et pouvoir
Ces femmes ont appris à puiser leur pouvoir dans leur émotivité, une qualité valorisée dans la sphère privée familiale et maternelle mais méprisée dans l’arène publique.
« Les émotions pourraient bien être la qualité qui rend les femmes si efficaces au sein du mouvement… Elles nous aident à dire la vérité. »
Les femmes des classes populaires reconnaissent le pouvoir qu’elles exercent en soulevant des questions morales dans la sphère publique, en exposant les contradictions d’une société qui prétend valoriser la maternité et la famille mais crée pourtant des politiques sociales qui sapent ces valeurs.
« Nos pleurs mettent les questions morales sur la table. Et lorsque les gens voient nos enfants, cela apporte une dimension concrète et morale à notre expérience – ils ne sont pas une statistique abstraite. »
Lorsqu’on demande aux femmes de faire un tel choix – entre les besoins de leur enfant et ceux de leur mari -, elles comprennent que leurs enfants sont leur problème, pas celui de leur mari.
Taux très élevé de divorces parmi les activistes suite à des activités de protestation.
De nombreux rapports de femmes battues.
Le rôle de la race, de l’ethnicité et de la classe
Pour les femmes blanches de classe populaire (…)
« Je pensais que si j’avais un problème, il me suffisait d’aller voir la bonne personne au gouvernement et qu’il s’en occuperait. »
Une thématique récurrente des récits de ces femmes est la transformation de leur confiance envers le gouvernement et le pouvoir. Leur politisation est enracinée dans le sentiment profond de violation, de trahison, et de douleur qu’elles ont ressenti en découvrant que le gouvernement ne protègerait pas leurs familles.
« Lorsque l’on perd foi en son gouvernement, c’est comme de se rendre compte que votre mère trompait votre père. »
Ces femmes prennent conscience des iniquités du pouvoir façonnées par les questions de classe et de genre.
À travers le processus de politisation enclenché par leur lutte sur les problèmes de déchets toxiques, ces valeurs se transforment en ressources d’opposition permettant aux femmes de pénétrer la sphère publique et de remettre en cause sa légitimité.
Les femmes africaines-américaines (…)
Une conscience politique forgée par la race qui ne partage en rien la confiance initiale des femmes blanches des classes populaires envers les institutions démocratiques. Ces femmes entretiennent un rapport de méfiance à l’égard du gouvernement.
« J’ai du qu’il s’agissait de racisme environnemental à la minute où ils ont proposé l’incinérateur. »
« Ils se moquent de ce qui peut nous arriver. »
Beaucoup de femmes qui participent aux mobilisations contre les déchets toxiques sont issues de l’activisme pour les droits civiques, et leurs protestations environnementales, en particulier dans le Sud, se développent à travers des organisations communautaires nées avec le mouvement pour les droits civiques.
« Ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas concernées, mais lorsque leurs enfants meurent dans leurs bras, elles n’en ont rien à faire des parcs. Elles veulent sauver leurs bébés. Si vous pouvez les aider à sauver leurs bébés, alors elles pourront vous aider en retour à sauver votre parc. »
Les groupes blancs environnementaux font souvent appel à elle ou à la direction de la NAACP à la dernière minute pour participer à un rassemblement environnemental dans une volonté d' »inclure » les Africain·es-Américain·es.
Elle ne lutte pas seulement pour l’environnement, mais aussi contre l’impuissance dont elle fait l’expérience en tant qu’Africaine-Américaine.
« Les gens d’ici ont peur du gouvernement. Il contrôle tellement d’aspects de notre vie. Lorsque je me suis engagée dans l’opposition à l’implantation de la décharge, mes proches m’ont dit de faire attention. Ils disaient que l’on anéantissait les personnes comme moi. »
Les Natives-Américains viennent d’une culture dans laquelle les femmes ont eu plus de pouvoir et de place dans la vie publique que les femmes blanches issues des classes populaires. Dans la communauté native-américaine, les femmes sont vénérées comme nourricières. Dès l’enfance, les garçons et les filles apprennent que les hommes dépendent des femmes pour leur survie. Les femmes jouent également un rôle central dans les décisions de la tribu. Les membres du conseil tribal comptent autant d’hommes que de femmes ; de nombreuses femmes sont cheffes de tribu et docteures. La religion des Natifs·Natives Américain·es inclut un respect à l’égard des femmes ainsi qu’une éthique écologique fondée sur des valeurs telles que la réciprocité et le développement soutenable : les Natifs·Natives Américain·es prient la Terre-Mère, en opposition à la croyance de la culture dominante en une représentation blanche, mâle et anglo-saxonne de la divinité.
« Nous sommes en rapport avec toute la communauté vivante ; nous ne sommes pas séparé·es, nous sommes né·es en son sein – nous en faisons partie.
« Si vous ne prenez pas soin de la terre, alors la terre ne prendra pas soin de vous. Si nous ne prenons pas soin de la terre, que va-t-il nous arriver ? »
Conclusion
Leurs expériences particulières et subjectives les ont amenées à dépasser les enjeux locaux dans leur analyse des problèmes de déchets toxiques pour les articuler à d’autres sphères de pouvoir.
Ces récits démentent la conception traditionnelle de ces protestations contre les déchets toxiques, qui seraient étriquées, concernées par leurs seuls intérêts et incapables de dépasser leur problématique particulière.
À travers les luttes environnementales, ces femmes défient, dans une certaine mesure, les relations sociales de race, de classe et de genre.