« La culture de masse contre les peuples ».
Regroupement, aux éditions L’échappée, d’articles parus dans la revue L’offensive traitant de différents thèmes liés à une culture de masse conçue comme un pur et simple divertissement, dans toutes les acceptions du terme :
- Cassez vos écrans : la spectacularisation du monde
- Homo publicitus : une domestication quotidienne
- On hait les champions ! Contre l’idéologie sportive
- L’horreur touristique : le management de la planète
- Contre-culture versus divertissment
Pour vous donner envie de lire ce livre et, plus largement, la revue L’offensive (qui, malheureusement, n’existe plus, mais les anciens numéros valent le détour), j’ai noté ci-dessous les extraits qui m’ont le plus marquée au cours de ma lecture…
Extraits choisis
Ces extraits sont nécessairement sortis de leur contexte du fait qu’ils sont extraits de leur texte initial. Je ne peux que conseiller la lecture de cet article, qui en plus n’est pas très long.
PRÉFACE
Toute critique de l’aliénation contemporaine et des industries culturelles est ravalée au rang d’un aristocratisme intellectuel et d’un élitisme bourgeois.
« La confusion entre la démocratie et la libre circulation des biens de consommation est devenue si profonde que les critiques formulées contre cette industrialisation de la culture sont désormais automatiquement rejetées comme critique de la démocratie elle-même ; tandis que, d’un autre côté, la culture de masse en vient à être défendue au nom de l’idée qu’elle permet à chacun d’accéder à un éventail de choix jadis réservés aux riches. »
Christophe Lasch, sociologue américain
Cette modernisation du capitalisme au travers de la « révolution » numérique s’est parée de valeurs issues d’une tradition émancipatrice dont les principaux continuateurs ont perdu tout sens critique.
La multiplication des canaux permet d’inonder le monde et de polluer les imaginaires en assurant la propagation du mode de vie occidental et des valeurs qui lui sont associées (pour reprendre un vieille critique qui peut paraître aujourd’hui désuète tant ces imaginaires paraissent naturels).
Pour les marxistes, seul le rapport de force entre capital et travail importe. Le monde se résume à une lutte entre classes sociales définies par des critères économiques et par leur place dans l’organisation de la production. Pourtant, le capitalisme ne peut être réduit à un système d’exploitation économique, il représente un « fait social total ».
L’ancien monde où l’art, le politique, le technique, le religieux, le savant, l’économique, etc., étaient inextricablement mêlés au sein du social, laisse peu à peu la place à un univers séparé, au sein duquel des professions spécialisées (scientifiques, entrepreneurs, artistes, ingénieurs, etc.) prennent en charge les différentes dimensions de la vie quotidienne.
Ces individus seuls, désaffiliés, reliés aux autres par des prothèses informatiques, rationnels sans être pour autant raisonnables, maîtrisant leurs choix culturels et disposant d’une masse d’informations infinie, inutiles à mémoriser car disponibles partout en permanence, sont l’archétype de l’homme nouveau à l’ère du numérique. Ironiquement, cette assimilation massive des comportements les plus indispensables au capitalisme industriel se trouve fréquemment présentée sous l’angle de la démocratisation.
L’IDÉOLOGIE PAVILLONNAIRE
Interview de Jean-Luc Debry, auteur de « Tous propriétaires ».
Les valeurs de la notion idéologique de classe moyenne sont mises en scène dans le culte maniaque de l’hygiène et de la sécurité, l’exaltation de la valeur travail, au sein de laquelle la fonction se confond avec l’existence, et, naturellement, la propriété privée comme sanctuaire de la marchandise.
Historiquement, l’objectif de la bourgeoisie est de créer une classe tampon entre le prolétariat et la bourgeoisie, qui permette de le pacifier et de le faire rentrer dans un état de soumission qu’il aurait lui-même désiré.
Il y a eu l’effondrement historique du communisme d’État, avec la chute du mur de Berlin et la propagande qui l’a accompagnée : « Vous voyez, vous avez perdu, les seules perspectives qui sont offertes sont celles de la réussite individuelle ».
Contrairement à une période antérieure au cours de laquelle la bourgeoisie fonctionnait par exclusion, il s’agit désormais d’intégrer le prolétariat. On assiste en effet au déploiement d’une idéologie de l’inclusion. Les pratiques collectives et les idéaux sociaux doivent ainsi disparaître, car seule compte dorénavant la création de la valeur.
Il y a, dans ce cadre, une incapacité manifeste à se penser dans une situation collective. C’est la différence avec le prolétariat : grâce à son organisation, il pouvait réfléchir et remettre en cause sa condition. Or, aujourd’hui, celui qui est enfermé dans sa propre propriété privée ne peut pas se penser comme un élément d’un système global, il est enfermé dans le huis clos de son ego.
Depuis les années 1950, cette image de la famille idéale, avec peu d’enfants, un chien, recluse dans le spectacle de sa sécurité, est devenue une sorte d’icône emblématique d’un idéal fondé sur l’aliénation désirée. L’obsession de cette idéologie est la sécurité, la propreté et l’hygiène.
On est dans la consommation du spectacle de la vie, comme l’a écrit Guy Debord en 1967 dans La Société du spectacle.
Il y a une authenticité de l’expérience qui ne peut s’exprimer que par la dépression, c’est-à-dire la souffrance. Cette expérience narcissique négative est insupportable pour celui qui l’éprouve, mais c’est aussi une forme de résistance, dans le sens où la mécanique de l’adhésion aux valeurs de la marchandise, telles que le culte de la performance, ne fonctionne plus.
Le non-lieu (type aire d’autoroute) correspond au triomphe des classes moyennes, c’est un lieu où il n’y a plus d’histoire, plus de relations sociales, plus de passé, plus d’avenir, plus que des individus en transit qui se croisent dans des lieux purement fonctionnels.
CASSEZ VOS ÉCRANS
La spectacularisation du monde
Ce qui ne peut pas être représenté n’existe pas. Pour exister, il faut donc être « représentable », pouvoir se traduire en image, rentrer dans ces formats individuels.
L’âge de la télévision
Entretien avec le philosophe Jean-Jacques Wunenburger
À la radio, il y a une marge pour l’imagination. De plus, on peut continuer à bouger, à travailler, ce que l’image ne nous permet pas.
Un des textes les plus célèbres, L’Allégorie de la caverne de Platon, nous donne le schéma de tous les rapports de l’homme à l’image. Le philosophe décrit les humains comme installés au fond d’une caverne regardant sur la paroi des ombres s’agiter. Ils croient que c’est la réalité.
Le vrai spectacle, comme le théâtre, ou la fête transforme la vie. On passe dans un nouvel espace. on sait qu’on crée un monde artificiel, que les gens se maquillent, qu’il y a des coulisses… Il y a une unité de temps et d’espace du spectacle. On sait lorsque ça commence et lorsque ça s’arrête. Durant le spectacle, de nouveaux codes fonctionnent. C’est ce qui disparaît à la télé. Le réel et le jeu sont complètement confondus.
Il y a une abolition du spectacle et une spectacularisation de la vie.
La télévision se fait oublier. Personne n’aurait l’illusion de dire qu’un livre est la réalité, on n’oubliera pas d’aller voir le réel. Le livre ne fait pas écran avec la réalité, c’est un intermédiaire, un outil, mais il ne remplacera jamais le réel. Or, la télé fait croire que le réel est là.
La critique du rôle culturel de la télévision est difficile à porter. Le petit écran a permis à des milliards de téléspectateurs de découvrir des aspects de l’humanité qu’ils n’auraient jamais découverts.
C’est un outil de diffusion et non de constitution des savoirs. Le savoir passe par la maîtrise de l’abstraction, la capacité de raisonner, de maîtriser une langue et des concepts.
Rêver, c’est être capable par soi-même de produire de la rêverie, imaginer, pas simplement consommer des images préfabriquées.
Une aliénation de la conscience
Penser la télévision implique de la considérer dans ce qui la constitue profondément. Par sa capacité à vider notre esprit, la télévision est en elle-même une aliénation.
La coïncidence du flux audiovisuel et du flux de ma conscience va provoquer mon adhésion immédiate à ce que je regarde (et écoute).
La télévision est donc une aliénation (au sens étymologique, l’aliénation n’est rien d’autre que le fait de se « rendre étranger » à soi-même, d’être « dépossédé » de soi) : lorsqu’on la regarde, on échappe à ses pensées, on s’échappe à soi-même.
Il ne peut pas y avoir de bonne télévision. Il peut y avoir de bons films et de bons outils vidéo, mais il ne peut pas exister de télévision non-aliénante socialement.
Une monoforme
Ce texte est tiré de la préface de La face cachée de la lune, une analyse de la crise des médias de Peter Watkins, cinéaste engagé, réalisateur du film Punishment Park. Il y critique la structure même des programmes que nous donne à voir la télévision, une structure répétitive et abrutissante.
Ces variantes de la « monoforme » sont toutes basées sur le principe, traditionnel chez les médias, selon lequel les téléspectateurs sont immatures et ont besoin de formes familières de présentation pour « être accrochés » (euphémisme qui veut dire « être manipulés »).
HOMO PUBLICUS
Une domestication quotidienne
Pour que le règne de la marchandise soit sans partage, il faut cloisonner la production et la consommation.
L’industrie de promotion de l’industrie
Par le groupe MARCUSE
Si les luddites, ces artisans-tisserands qui brisaient les machines parce qu’elles déqualifiaient leur savoir-faire et mettaient en péril leurs conditions de vie, ont pu constituer pendant quelques décennies un véritable danger pour les pouvoirs anglais du début du XIXè siècle, c’est parce que ce qui les reliait était plus fort qu’un lien électronique : des espaces de vie partagés et des pratiques communes quotidiennes créaient la solidarité des membres et la cohérence de leur lutte. Au contraire, un site web reliant des individus atomisés ne peut donner lieu qu’à une communauté virtuelle et à une opposition illusoire.
La lutte contre la publicité ne peut être une fin en soi : un monde sans pub serait loin d’être débarrassé de tous ses maux. La publicité est en revanche un prisme intéressant pour dénoncer la société industrielle.
La publicité, vecteur de toutes les innovations et autres technologies modernes, apparaît dès lors comme une machine de guerre contre les traditions culturelles d’autonomie populaire, stigmatisées comme ringardes et archaïques.
L’industrialisation (processus qui peut concerner tous les types d’activité, et pas seulement la part lourde du secteur secondaire de l’économie : sidérurgie, chimie, etc.) implique la division croissante du travail et ce qui va avec : son organisation scientifico-bureaucratique sous l’œil de managers omniprésents, la déqualification des ouvriers par les machines, leur salarisation et atomisation, etc. il en résulte une société où les producteurs ne consomment jamais ce qu’ils produisent, et où les consommateurs ne produisent jamais ce qu’ils consomment.
Dans cette dissociation croissante entre la production et la consommation, entre le travail et la vie, se joue l’abandon de toute perspective d’autonomie vis-à-vis du système social.
Des deux côté du rideau de fer, ce sont les mêmes tendances qui ont remodelé la réalité : l’exploitation croissante de la nature et des hommes, l’atomisation sociale, l’élimination du monde rural et la perte d’autonomie d’individus qui ne savent plus rien faire par eux-mêmes, ni se procurer leur subsistance ni s’assurer leur santé.
Si les puissances que nous combattons se nourrissent de notre totale dépendance à leur égard, et si corrélativement la raison profonde de notre impuissance actuelle est directement fonction de cette dépendance, alors l’urgence politique est de reprendre en main, dans des collectifs à échelle humaine, nos conditions de vie.
Voilà pourquoi il faut sortir des revendication « de gauche » d’une meilleure répartition des fruits (en fait empoisonnés) de la croissance, et dénoncer celle du revenu minimum universel (qui entérine l’exploitation des travailleurs à l’autre bout du monde, et notre passivité de consommateurs dépossédés de toute maîtrise de leur vie).
Les sciences humaines au service de la publicité
John B. Watson, fondateur de la psychologie behavioriste, reprend les présupposés de Pavlov (l’homme est adaptable car répondant à des stimuli extérieurs ; négation de la conscience).
Parmi les techniques mises au point, la programmation neurolinguistique (PNL) est certainement la plus représentative de la façon de considérer l’homme comme un être informationnel échangeant des inputs et outputs avec son environnement.
Le mythe moderne du scientifique désintéressé et neutre est encore vivace, et c’est une des principales forces de sciences comme la psychologie qui sont, depuis leur naissance, au service de la propagande, qu’elle soit d’État ou marchande.
La réalité unique, nouvelle idéologie
Entretien avec François Brune
L’idéologie « du réalisme incontournable » se masque en donnant l’impression qu’elle est une photographie du réel.
Beaucoup de gens de bonne foi vous disent, par exemple, « les OGM, on ne peut pas y échapper », ou « le marché, c’est incontournable ». Cette idéologie décourage de fait toute initiative de transformer le monde. On est sommé de s’adapter à ce fameux « monde qui bouge ».
L’idéologie est ce qu’on essaye de faire croire aux gens de telle sorte que, tout le monde y croyant, cela paraît évident. Il ne s’agit pas seulement d’idées les unes à côté des autres, mais d’un réseau. L’idéologie fait système. Les axes de ce système sont :
– Le mythe du progrès
– Le primat de la technique
– Le dogme de la communication
– Le culte de l’époque, cette production du discours événementiel
Les gens ne perçoivent les pubs que prises isolément, qui peuvent paraître belles ou drôles, sans voir que l’ensemble forme un discours en réseau qui programme ce qu’on pourrait appeler un mode d’emploi de la vie, que j’ai appelé le « bonheur conforme ».
Comme le disait Aldous Huxley, le principe de la stabilité sociale consiste à faire désirer aux gens ce qu’on a programmé pour eux. C’est exactement ce que fait la publicité.
C’est lié au mythe de l’époque : il faut être comme les autres. On est individualistes, mais sur le même modèle. Si vous avez un comportement qui n’est pas habituel, le regard social pèse sur vous et vous suspecte d’anormalité, d’arriération, d’archaïsme. On cultive donc ce que René Girard a défini comme le « désir mimétique ».
Le contrôle par la consommation
L’analyse du désir publicitaire et de la conscience aliénée par les médias de masse permet de saisir l’un des enjeux cruciaux de la publicité : le contrôle indolore des populations.
La pub n’est pas pernicieuse parce qu’elle pervertit les désirs, mais parce qu’elle crée l’uniformisation qui les génère.
Tout d’abord, la publicité formate toutes les consciences à désirer, penser et même percevoir le monde de façon similaire. Ensuite, face à cette perte d’individualité, elle propose des « remèdes » qui accentuent au contraire la massification, donc l’envie d’individualité.
Là où cette aliénation est bien monstrueuse, c’est qu’elle est indispensable au nouveau prolétaire : tout comme le salariat garantit la survie de l’ouvrier au XIXè siècle, la consommation est garante de l’individualité à l’aube du XXIè siècle.
La perte du regard
Les visuels produits par les publicitaires occupent une place centrale dans l’idéologie consumériste. À travers eux s’opère un contrôle sans précédent des regards, donc des individus, mais aussi de la collectivité. Car ces fausses images font disparaître un monde sensible commun, condition du politique.
L’image est indissociable de la liberté et de la parole, c’est ce qu’affirme la philosophe Marie-José Mondzain, spécialiste de l’image. Le visuel publicitaire, lui, « demande de croire et de jouir », et nous cloue le bec.
Alors que les médias nous conduisent à adhérer à un monde sur lequel il faut renoncer à avoir prise, la publicité endort notre capacité à rêver.
C’est le devoir d’iconoclastie invoqué par François Brune, qui consiste à « briser ce système d’images partout où [on] le voit sévir, à en démystifier les séductions, et pour commencer, à en cesser l’absorption ».
Le logo ou le culte de la marchandise
Les marques sont parties prenantes de nos vies. Le sociologue italien, Giorgio Triani, explique, dans cet extrait de son livre « Séduits et achetés », comment elles sont vecteurs de reconnaissance et d’identité. Pour une entreprise, elles constituent un vecteur indispensable du succès commercial.
Le modèle classique de la communication commerciale a littéralement fait un bond dès lors qu’on a cessé de dire à quoi servait un produit, et quels avantages il prétendait apporter, mais qu’on a commencé à communiquer l’essence même de la marque, signifiant au final que l’achat est un acte conséquent.
Il est prouvé que pour bâtir des marques à succès, il faut du temps et de gros investissements. Les émotions sont des éclairs, des humeurs, qui pour être suscitées, répétées et maintenues, nécessitent des ancrages solides, ou plutôt de la tradition, et la tradition est également un capital culturel et symbolique.
La contestation marchandisée
Le système publicitaire possède la capacité de recycler les attaques dont il fait l’objet. S’il vide de leur substance les armes des contestataires, il ne peut résister à une critique globale.
« La publicité utilise le langage et les mots de la politique, elle détourne le politique, et finit par le remplacer. Elle exploite un désir de changement et des conventions qu’elle sait mettre au service de ses intérêts, en se présentant comme le changement lui-même. »
Dominique Quessada
Choisir ou être libre
L’idéologie du choix, vantée par la pub aussi bien que par les téléfilms ou les promoteurs des nouvelles technologies, remet en question la notion même de l’engagement. Elle participe, pour le plus grand bénéfice des dominants, à l’atomisation de la société.
On l’aliène jamais mieux autrui qu’en lui rappelant sa liberté.
Les remises en cause de la famille ont trouvé un débouché particulier. Au lieu de mettre à bas les modèles traditionnels du couple, de la famille patriarcale, etc., ceux-ci ont été reformulés en des termes libéraux : il ne s’agit plus d’inventer d’autres modèles de relations sociales, mais simplement d’introduire la notion de choix dans chacun des anciens.
Ce monde fantasmé, ce « rêve d’une société totalement élective », combine à la fois les oppressions passées et à venir, puisque le modèle sous-jacent à cet idéal du pur choix n’est autre que celui de l’ultralibéralisme : finis les contrats contraignants, finis les engagements à long terme, voici venu le temps du choix permanent, voici venu le règne de l’immédiateté et de la pure élection libre et libérée.
Le fantasme ultralibéral et technocratique ne vise rien d’autre que la fin du politique, c’est-à-dire la fin du « vivre ensemble », condition même de toute sociabilité humaine et épanouissante, mais aussi de toute lutte émancipatrice.
Le glas que pourrait bien sonner l’idéologie du choix permanent et immédiat n’est rien d’autre que celui de l’engagement : celui de tout engagement sur le long terme, qu’il soit militant, politique, humain, amoureux, etc. Les monogamies en série et l’envolée vertigineuse de la défiance vis-à-vis du politique dans nos sociétés n’en sont que deux indices particulièrement révélateurs.
La liberté vantée par les dominants est une liberté « libérale », et non une liberté « libertaire ».
Le discours contemporain nous fait croire qu’être libre revient à faire ce que l’on veut, quand on veut, indépendamment de toute considération éthique, politique, sociale, etc. Comme si être libre revenait à choisir en son âme et conscience de lutter ou de ne pas lutter, d’apprécier cette société ou de la détester, de vivre librement les potentialités du futur ou de rester accroché aux chimères aliénantes du passé.
Non, être libre ne revient jamais à faire « ce que l’on veut ». Espérer être libre implique déjà d’avoir conscience de ses chaînes, et non de vivre comme si elles n’existaient pas.
ON HAIT LES CHAMPIONS !
Contre l’idéologie sportive
Par le sport, on institutionnalise une pratique physique qui existait auparavant sous forme de jeu.
Un opium du peuple
Entretien avec Jean-Marie Brohm
Toute la confusion de la critique du sport vient de là. Les gens pensent que faire un footing le dimanche matin, faire une partie de ping-pong entre copains, faire des abdominaux pour perdre le vendre Kronembourg, c’est du sport. Courir après le bus, c’est du sport ! Non. Le sport est la compétition institutionnellement réglée dans le cadre de fédérations, de clubs : c’est une institution de la compétition généralisée, au niveau local, national et international, avec ses règlements, ses techniques codifiées, ses contraintes bureaucratiques.
En réalité, ce qui est à critiquer, c’est l’institution sportive.
Si l’on prend les stades européens, la politisation est massivement fasciste, raciste et antisémite.
Il est très difficile cependant de critique le mythe sportif. L’ethnologie montre que celui qui critique les mythes est banni, car ceux-ci permettent de renforcer la cohésion de la société.
La performance avant tout
Alors que l’on nous présente le sport comme un générateur de lien social, il promeut en réalité l’idéologie de la concurrence généralisée. il attise aussi bien l’individualisme, cher au projet politique libéral.
Cet apprentissage des valeurs libérales est massif. on admire les champion-ne-s qui réussissent grâce à leur talent mais aussi à leur travail.
Les enfants, dès leur plus jeune âge, se font engueuler par leur entraîneur. Ils n’ont pas respecté les consignes ! Portés vers le plaisir, le jeu, ils sont dressés à l’efficacité, au résultat, à la rationalisation des gestes. Gagner est le maître mot. D’ailleurs, « être un gagnant », est-ce une expression du sport ou de l’entreprise ?
Une critique sans totem ni tabou
On voudrait nous faire croire que le sport est apolitique, pourtant il nie l’individu et la lutte des classes.
Dans le « vivre ensemble » sportif (auquel les politicards voudraient que leur cité ressemble), rien ne peut se dire ou se faire sans chef. Le principe d’autorité est la règle. Une équipe sans capitaine, un club sans président, un sportif sans entraîneur ne peut qu’être considéré comme l’ « anarchie ».
Le sport contre les femmes
Croire que la pratique d’un sport peut être un moyen d’accéder à l’égalité hommes-femmes est illusoire. Le monde sportif cautionne et entretien les inégalités de genre.
« Les caractéristiques physiques de ceux qui sont appropriés physiquement passent pour être les causes de la domination qu’ils subissent ». Selon Colette Guillaumin, que ce soit pour la classe des femmes ou pour les groupes racisés (par exemple les Noir-e-s ou les Arabes), « dès qu’on veut légitimer le pouvoir qu’on exerce, on crée à la Nature ».
Le sport est compris comme un lieu privilégié – sinon plus – de la construction sociale de l’hétérosexualité, garante selon Monique Wittig et d’autres de la domination patriarcale.
Le corps sportif
Le sport contraint les corps et les enferme dans des normes d’efficacité et de pureté. Il transmet alors une idéologie, celle d’un corps parfait dans un monde parfait.
Aujourd’hui, le sport est considéré par beaucoup, et les ministres des Sports se succédant appuient cette analyse, comme un outil important de socialisation, d’intégration, d’insertion.
La compétition, la performance, la mesure, le record, le rendement sont l’alpha et l’oméga de corporéité sportives, et ce sont là les caractéristiques centrales des sociétés capitalistes.
Être viril, c’est d’abord être dur au mal.
De l’apprentissage de la soumission
L’intégration des jeunes par la pratique sportive est un mythe. Cédric, éducateur sportif, explique que derrière le respect que l’on invoque à tout va, il y a surtout l’obéissance.
C’est tout simplement la logique sportive, mais c’est aussi comme ça que fonctionne notre société : travail, réussite, obéissance aux lois, sinon, c’est la « prison ». Toutes ces valeurs sont enseignées par le sport dès le plus jeune âge.
On y traite une multitude d’aspects : technique, physique, tactique et psychologique (préparation mentale). Des concepts de ponctualité, d’assiduité, de régularité sont enseignés.
L’important, c’est que les jeunes soient capables de transposer cette attitude dans la société.
Le sport est un outil de formation du citoyen et de la citoyenne adultes. De la même façon que l’école et beaucoup d’autres institutions, le sport apporte sa pierre à l’édifice du contrôle des masses par la soumission aux règles.
Le sport a aussi une fonction importante dans notre société : celle de légitimer la sanction, donc la « prison ».
Le sport contre le jeu
Entretien avec Laurent, qui se voit comme un professeur d’éducation physique plutôt que comme un professeur de sport.
Je cherche à en faire une pratique éducative, et non sportive. L’intérêt n’est pas de développer son corps en fonction d’une seule activité (spécialisation), mais au contraire d’envisager toutes ses potentialités : place à l’imaginaire ! Il ne s’agit donc pas de spécialiser l’élève, mais plutôt de lui permettre de prendre conscience de son corps en rapport avec l’autre.
La démarche consiste à sentir le plaisir ludique, à prendre conscience des différences avec le sport de compétition quant à la socialisation : refus des éliminations ; le fait de regarder l’autre comme un ami, et non comme un ennemi.
Je propose par exemple des jeux traditionnels (la balle assise ou poule-renard-vipère, drapeau), dont la communication est paradoxale, contrairement au sport basé sur la logique avec/contre : dans ces jeux, la feinte est à son comble, la relation avec l’autre n’est pas duelle mais « triadique ». Pour poursuivre mon objectif, je m’associe parfois avec celui qui était un « adversaire ». Ces situations pédagogiques relativisent sacrément la logique sportive.
Les règles ne sont pas figées, mais évoluent en cours de partie. La triche fait même partie du jeu, contrairement au sport, où elle est considérée comme qqch à éliminer. Sauf qu’ici, elle n’a pas la même signification violente et perverse que dans la logique sportive. Elle est considérée, dans les jeux traditionnels, comme une transgression pouvant développer le jeu, elle peut être créative : on est bien là dans une démarche éducative puisqu’on permet à une personne d’exister en rapport aux autres, de développer ses potentialités.
L’HORREUR TOURISTIQUE
Le management de la planète
Le monde idéalisé, épargné des ravages de la société industrielle que promeuvent les voyagistes les attire. Ils ont soif d’exotisme et de dépaysement. Ils veulent jouir d’une pureté originelle fantasmée.
L’industrie touristique vend ce qu’elle contribue à détruire, « le touriste ne doit pas être là où il veut aller ».
État des lieux
On peut distinguer le vacancier du touriste, on peut être vacancier sans être un touriste. Pour Jean-Didier Urbain, « le tourisme est une activité vacancière foncièrement attachée à la mobilité ».
Personne ne veut être qualifié de touriste, le touriste, c’est l’autre, moi je suis voyageur, routard ou visiteur.
Le voyageur ne serait-il pas le premier promoteur du tourisme ; et s’il est jaloux de ses privilèges, n’exprime-t-il pas juste sa volonté de se distinguer socialement ?
Mais laissons la parole aux animateurs du secteur (texte de présentation du Salon du tourisme en 2006) qui définissent le touriste comme un « butineur insatiable, curieux de tout, instruit comme jamais, avide de nouvelles émotions, le client 2006 refuse désormais, quand il voyage, d’être traité en simple passager. Connaisseur impatient, ou flâneur néophyte, fêtard bon vivant romantique, ou accro de sports et d’aventures extrêmes, il entend laisser libre cours à ses rêves les plus fous et s’invente des voyages rien que pour lui, qui lui ressemblent. Ultra-créatif, très sélectif dans ses choix, exigeant, indépendant à l’extrême, il expérimente avec délice de nouveaux modes de consommation. Avide de connaissances, attentif aux prix, aux conditions de sécurité, il engloutit des milliers de kilo-octets sur le Web sans jamais parvenir à se satisfaire. Il s’inquiète des questions d’éthique, d’environnement, revendique haut et fort le droit de se faire plaisir, de déconnecter pour de bon d’un quotidien saturé par le stress et la pollution en détestant rien tant que les petits contretemps susceptibles de gâcher ses vacances ».
Pureté en solde
Paysages vierges, peuples aux coutumes intactes, faune préservée, rencontres humaines authentiques, etc. : les voyagistes nous vendent un univers épargné par les désastres de la société industrielle. Le tourisme sert en fait une vision hygiéniste du monde.
Dans « Ambiguïtés de l’écologie », Jean-Marc Mandosio rattache cette vision angélique à notre conception occidentale de la Nature comme une entité séparée de nous-mêmes.
Devant ces authentiques « bons sauvages », le touriste est-il censé s’émouvoir comme le Parisien de l’Exposition coloniale l’a fait devant les zoos humains ?
Le tourisme de demain sera-t-il la reproduction d’une pureté « reconstituée, maîtrisée, ordonnée », au détriment de l’expérience impure du réel ?
Manager le monde
Le tourisme, c’est le management de la planète : le contraire du voyage. Face à la transformation du monde concret en signes, au remplacement du réel par le virtuel, il reste une échappatoire : l’ensauvagement des esprits.
Il ne s’agit pas de regretter le bon vieux temps mais d’analyser les changements en cours, en identifiant ce qu’ils enlèvent à nos existences.
Si exister est un fait, vivre est un art.
Le voyage est liaison avec des grandeurs qui nous minent et nous traversent, nous sortent en dehors de nous-mêmes pour mieux nous y reconduire, plus universels.
POSTFACE
Contre-culture versus divertissement
Nous voudrions ici même rappeler quelques faits historiques oubliés sur l’importance de la contre-culture des dominé-e-s et insister sur le caractère central de la lutte contre une prétendue culture de masse qui n’est qu’un pur et simple divertissement, dans toutes les acceptions du terme.
« Le pire ennemi de l’intelligence, le pire ennemi de la révolution, aujourd’hui, ce n’est plus l’ignorance, mais l’instruction faussée, tronquée, truquée, telle que la société bourgeoise la donne au peuple. »
Marcel Martinet (1887-1944)
Le thème de la démocratisation culturelle sera le leitmotiv des staliniens après la Libération et le cheval de Troie de l’industrie culturelle chez les dominé-e-s.
À partir du moment où le salariat s’étend à une majorité de la populaire, les dominants ne peuvent plus se contenter uniquement des rapports de force bruts. À ceux-ci, toujours nécessaires en dernier recours, doit s’ajouter la fabrication du consentement.
Loin d’être quantité négligeable, la culture de masse est un élément essentiel de la reproduction de la société dominante contre laquelle seuls quelques mouvement d’émancipation et de rares penseurs critiques ses sont opposés, en prenant la juste mesure de sa place centrale.
« La capacité du régime [nazi] d’intégrer la classe ouvrière […] a certainement été inversement proportionnelle à la force de la culture ouvrière. »
Tim Mason, historien
Marcher sur nos deux jambes : lutte de classe et contestation culturelle devant aller de pair.
Parmi les innombrables définitions de la culture, retenons celle d’André Gorz : « Depuis toujours, on appelle culture le réservoir d’interprétations, de normes, de traditions, de valeurs à partir desquels se forment et se structurent votre sensibilité, vos goûts, votre sens du beau, du vrai et du juste. »