L’ouvrage « Il n’y a pas d’identité culturelle » du philosophe, héléniste et sinologue François Jullien (Ed. L’herne, Coll. Cave canum, 2016, 93 pages) donne à penser la question de l’universel et de la rencontre entre les cultures.
Je reproduis ci-dessous des phrases, nécessairement insuffisantes pour comprendre la pensée de l’auteur, mais qui m’ont marquée à la lecture de cet ouvrage, dont je vous conseille la lecture.
Introduction
La revendication d’une identité culturelle tend à s’imposer, aujourd’hui, de par le monde : par retour du nationalisme et réaction à la mondialisation.
L’identité culturelle serait un rempart. Contre l’uniformisation menaçant du dehors et contre les communautarismes qui pourraient miner du dedans. Mais alors où placer le curseur entre la tolérance et l’assimilation, la défense d’une singularité et l’exigence d’universalité ?
Ce débat traverse notamment l’Europe, prise soudain de doute quant à l’idéal des Lumières. Il concerne, plus généralement, le rapport des cultures entre elles et ce que peut être leur avenir.
Or je crois qu’on se trompe ici de concepts : qu’il ne peut être question de « différences » isolant les cultures, mais d’écarts maintenant en regard, donc en tension, et promouvant entre eux du commun. Ni non plus d’ « identité », puisque le propre de la culture est de muter et de se transformer, mais de fécondités ou ce que j’appellerai des ressources.
Je ne défendrai donc pas une identité culturelle française, impossible à identifier, mais des ressources culturelles françaises (européennes) – « défendre » signifiant alors non pas tant les protéger que les exploiter. Car, s’il est entendu que de telles ressources naissent dans une langue comme au sein d’une tradition, en un certain milieu et dans un paysage, elles sont ensuite disponibles à tous et n’appartiennent pas. Elles ne sont pas exclusives, comme le sont des « valeurs » ; elles ne se prônent pas, on ne les « prêche » pas. Mais on les déploie ou on ne les déploie pas, on les active ou on les laisse tomber en déshérence, et de cela chacun est responsable.
Un tel déplacement conceptuel obligeait, en amont, à redéfinir ces trois termes rivaux : l’universel, l’uniforme, le commun, pour les sortir de leur équivoque. Comme il conduira, en aval, à repenser le « dia-logue » des cultures : dia de l’écart et du cheminement ; logos du commun et de l’intelligible. Car c’est ce commun de l’intelligible qui fait l’humain.
Or, à se tromper de concepts, on s’enlisera dans un faux débat, donc qui d’avance est sans issue.
Extraits
1- L’universel, l’uniforme, le commun
Deux sens de l’universel qu’il faut distinguer :
– Sens faible : l’expérience générale
– Sens fort : la nécessité, la prescription, l’absolu, l’impératif : c’est sur cet universel fort et rigoureux que les Grecs ont fondé la possibilité de la science.
Il faut revendiquer, dans le domaine à part de la morale, de la conduite, de l’éthique, un droit à l’opposé de l’universel : l’individuel ou le singulier. L’universel ne saurait être une prescription de conduite, une éthique, une morale (VS universalité des droits de l’homme). L’universel est nécessairement singulier.
L’uniforme est ce qui est reproduit à l’identique, principalement pour des raisons économiques. Standard, stéréotype.
Le commun est ce qui se partage.
Ce n’est pas le semblable, car c’est le dissemblable qui se partage.
Or nous sommes tentés de penser le commun par réduction au semblable, autrement dit par assimilation.
2- Au soubassement européen de l’universel – L’universel est-il une notion périmée ?
L’existence est faite de singulier, d’ambigu, pas d’absolu.
La littérature récupère l’individuel qu’a laissé tombé l’universel : en évoquant une émotion, en racontant « une » vie ; en même temps qu’elle récupère l’ambigu, lui qui est inhérent à la vie même et qu’a laissé tomber l’absolu enfanté par cette abstraction.
La citoyenneté universelle de Rome.
Le christianisme instaure un nouvel universel : non de la loi, mais de la foi.
Abstraction : « Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme », mais tous sont compris dans le même statut d’enfants de Dieu, ne faisant qu’un en Jésus-Christ.
Arrache du même coup les hommes à toutes leurs différences et les établit dans un égalité de principe.
Cette prétention à l’universel, de la part de l’Occident, n’est évidemment plus tenable. Je dis ici l’ « Occident » et non plus l’ « Europe » : non seulement l’Occident déborde géographiquement l’Europe, mais il s’agit aussi d’une notion qui est idéologique et non pas, comme l’est l’Europe, historique – l’ « Occident » se pensant, lui, en termes de puissance, de pôle de valeurs et d’hégémonie.
Quand on croit avoir atteint l’universel, c’est qu’on ne sait pas ce qui manque à cette universalité.
Ainsi a-t-on pu parler pendant plus d’un siècle de suffrage « universel » sans songer que les femmes en restaient écartées.
L’universel, autrement dit, est à concevoir à l’encontre de l’universalisme, celui-ci imposant son hégémonie et croyant posséder l’universalité. L’universel pour lequel il faut militer est, à l’inverse, un universel rebelle, qui n’est jamais comblé. Non pas totalisateur (saturant), mais au contraire rouvrant du manque dans toute totalité achevée. Universel jamais satisfait, qui ne cesse de repousser l’horizon et qui donne indéfiniment à chercher.
S’il est projeté comme horizon, devant nous, comme horizon qui n’est jamais atteint comme idéal jamais satisfait, l’universel donne à chercher.
3- La différence ou l’écart : identité ou fécondité
Reconfigurer le débat. Déplacement conceptuel.
En place de la différence invoquée, je proposerai d’aborder le divers des cultures en termes d’écarts ; en place d’identité, en termes de ressource ou de fécondité.
La différence est classificatrice.
Elle procède par distinction pour séparer une espèce d’avec les autres et établir, par comparaison, ce qui fait sa spécificité.
Dans la différence, la distinction une fois faite, chacun des deux termes oublie l’autre ; chacun s’en retourne de son côté.
La différence est liée à l’identité. Elle est identificatrice. Elle a une fonction différentielle d’identification : d’elle procèdent des propriétés établies en caractéristiques, et, par suite, la possibilité même de la connaissance.
L’écart produit, non pas un rangement, mais un dérangement.
Il pousse à sortir de la norme et de l’ordinaire.
Il s’oppose à l’attendu, au prévisible, au convenu.
Dans l’écart, les deux termes restent en regard, et c’est en quoi l’écart est précieux à penser. Cet en regard reste à l’œuvre, à vif ; il demeure intensif.
Chacun reste dépendant de l’autre pour se connaître et ne peut se replier sur ce qui serait son identité.
L’écart, par la distance ouverte entre l’un et l’autre, a fait apparaître de l’ « entre », par conséquent, et cet entre est actif.
Or nous ne savons pas penser l’ « entre ». Car l’entre n’est pas de l’ « être ». C’est pourquoi sa pensée nous a si longtemps échappé. Parce que les Grecs ont pensé l’Être, dans les termes de l’ « être », c’est-à-dire en termes de détermination et de propriété, avaient par conséquent horreur de l’in-déterminé, ils n’ont pas pu penser l’ « entre » qui n’est ni l’un ni l’autre, mais où chacun est débordé par son autre, dépossédé de son en-soi et de sa « propriété ».
L’écart nous fait sortir de la perspective identitaire : il fait apparaître, non pas une identité, mais ce que j’appellerai une « fécondité » ou, dit autrement, une ressource. Un autre possible.
En sortant de l’attendu, du convenu (« faire un écart »), l’écart, dérangeant comme il est, fait surgir « quelque chose » qui d’abord échappe à la pensée. En quoi il est fécond : il ne donne pas lieu, par classement, à la connaissance ; mais, par la mise en tension qu’il opère, suscite la réflexion.
L’écart donne à travailler parce que les deux termes qui s’y détachent, et qu’il maintient en regard, ne cessent, dans la béance apparue, de s’interroger. Chacun reste concerné par l’autre et ne s’y ferme pas.
4- Il n’y a pas d’identité culturelle
Le propre du culturel, à quelque échelle qu’on le considère, est d’être pluriel en même temps que singulier.
Il faut se défaire de la représentation commode, mais indélébilement mythologique, selon laquelle il y aurait d’abord une unité-identité culturelle qui en viendrait ensuite, comme par malédiction (Babel), ou du moins par complication (de par sa prolifération), à se diversifier.
Il n’est pas de culture dominante sans que ne se forme aussi – aussitôt – de culture dissidente. Ne pas les isoler et chercher à les fixer chacune dans son identité.
Ce serait de toute façon impossible car le propre du culturel est de muter et de se transformer. Une culture qui ne se transforme plus est une culture morte. On ne peut établir des caractéristiques culturelles ou parler de l’identité d’une culture.
Cette démarche est un danger politique, qui mène par exemple à l’idée de choc des civilisations.
5- Nous défendons les ressources d’une culture
Fécondités culturelles :
– On en est redevables pour notre éducation
– On en est responsables pour leur déploiement et leur transmission
Une culture naît et se déploie quelque part, elle se déploie comme un foyer. Au travers du singulier, car seul le singulier est créatif.
Mais ces ressources sont ensuite disponibles à tous.
Résister :
– À l’uniforme : simulacre d’universel
Appauvrissement et aplatissement des cultures par l’uniformisation mondiale et commerciale.
Ex : les langues : Babel est la chance de la pensée
– Au sectarisme et au repli identitaire
Quand le commun, qui n’est plus porté par l’universel, se renverse en son contraire : le communautarisme. A lieu si l’intégration à la communauté ne se fait plus. Le défaut d’intégration se renverse en intégrisme. La revendication identitaire est l’expression du refoulé produit par l’uniformisation du monde et son faux universel.
Défendre des ressources culturelles, c’est prioritairement les activer, les explorer, les exploiter (plutôt que les transmettre).
La démocratie consiste d’abord à traiter les autres en sujets, à promouvoir autrement dit une communauté des sujets. Son ressort, depuis les Grecs, est la capacité de convaincre l’autre par la parole, s’adressant à lui comme à un sujet d’initiative et de liberté, comme tel donc égal à soi, plutôt que de le vouloir sous influence ou d’en venir à la violence. Car seule la persuasion, comme le savait Platon, peut entrer en alternative avec la force brute.
« Sa » culture = appropriation, apprentissage (mais pas possession ou auto-justification).
On ne s’identifie pas à une culture (le nazisme a procédé de cette perversion).
La culture, ce n’est pas comme les valeurs, qui elles se brandissent, se prônent, se contredisent, s’excluent. Des ressources, elles, ne s’excluent pas. Elles n’appartiennent pas, mais sont disponibles à chacun : elles sont à qui se donne la peine de les exploiter.
Des ressources, à proprement parler, ne se transmettent pas. Mais elles sont inépuisables, le temps qu’elles sont ressources et qu’on les exploite. Elles appellent à un investissement nouveau, de la part de quiconque s’intéresse à elles.
6- Des écarts au commun
Sortir la culture de l’ornière de sa tradition, la pensée du confort de son dogmatisme – de sa bien-pensance – et réengagent l’esprit dans une aventure.
Nécessité d’ouvrir sans cesse de nouveaux écarts (comme le fait la philosophie)
S’éloigner de l’admis et du convenu. À nouveau frayer – forer – dans la pensée, à nouveaux frais. Le dialogue se fait dans et par les écarts. Sortir chaque pensée de son atavisme, l’ébranler dans ses habitus, redonner à penser à la pensée, aménager des prises obliques sur nos impensés.
La différence qui, faisant couple avec l’identité, isole les cultures et les « essentialise ». C’est la différence qui nous enferme dans l’impasse de l’universalisme et du relativisme (figures inversées et paresseuses).
L’écart met en regard et en tension. Lui seul peut produire du commun. Chacun, en entrant en rapport avec l’autre, doit se défaire de sa suffisance.
Intégration dans un commun partagé, et non pas réduction au semblable : relation féconde.
La consistance d’une société tient à la fois à sa capacité d’écarts et de commun partagé. Empêche de s’enliser dans la norme et de s’y atrophier.
Écarts et commun : l’un est la condition de l’autre.
Vivre ensemble : ce n’est pas être dans la tolérance et le compromis.
C’est être en regard et coopérer au commun : être dans le dialogue.
7- Dia-logue
Les motions de synthèse, en résorbant les tensions et en réduisant les écarts, sont ennuyeuses. Il faut travailler le divers pour le promouvoir en commun. Sinon on perd le singulier et le créatif.
L’Occident ne dialoguait pas : il colonisait. Aujourd’hui il a perdu sa puissance. Mais on n’est pas dans une faux égalitarisme : il y a du rapport de force.
Le dia-logue est d’autant plus fécond qu’il y a d’écart en jeu. Ce n’est pas un monologue à deux, dans lequel l’esprit ne progresse pas.
Un dialogue prend du temps : c’est un cheminement.
Progressivement, patiemment, les positions écartées et distantes se découvrent, se réfléchissent l’une l’autre, et élaborent les conditions de possibilité d’une rencontre effective.
Un commun est alors produit, promu. Ce n’est pas une résorption des écarts, une assimilation forcée.
Faire sortir peut à peu chaque perspective de son exclusivité. Commencer d’entendre l’autre : produit un effet d’intelligence.
Se défaire non pas de sa position, mais de ce qu’elle a d’exclusif.
Mettre en vis-à-vis de sa position (et à l’intérieur même d’elle) la position de l’autre. Intégrer la position de l’autre dans son propre horizon. Sortir de son évidence.
Dans quelle langue dialoguer ? Nécessairement entre les 2, c’est à dire dans la traduction.
Cet inconfort permet l’intelligence. Il évite la perte du singulier.
Remettre sa raison (ses raisons) en chantier.