Exigence, compétences, pression et coopération au sein d’une boulangerie autogérée
Vouloir fonctionner en autogestion, c’est vouloir inventer un autre rapport au travail, au travail collectif, à l’outil de production, à la production. C’est accepter de se confronter à de nombreuses contradictions, car quand l’exigence n’est plus de créer du profit pour les actionnaires, reste l’exigence de produire ensemble chaque nuit du bon pain et des croissants « plus beaux que ceux des capitalistes ». Retour, avec un de ces co-fondateurs, sur l’expérience de la boulangerie autogérée La Conquête du Pain, à Montreuil-sous-Bois (93).
Un entretien réalisé en juin 2019 par adeline de lépinay (animatrice de ce blog et autrice de Organisons-nous ! Manuel critique, ed. Hors d’atteinte 2019) avec Pierre Pawin, artisan boulanger, co-fondateur et ancien coopérateur de La conquête du pain.
Cet entretien a été publié en 2021 dans le numéro 206 de la revue Mouvements qui avait pour thème L’organisation du travail, une question politique.
En 2010, tu as été co-fondateur de la boulangerie montreuilloise La Conquête du Pain, et tu y es resté jusqu’en 2017. C’est une boulangerie qui fonctionne en autogestion. Quelle a été l’origine du projet, qui l’a porté ?
Pierre Pawin : On a été quatre à l’origine de La Conquête du Pain : deux qui venions pour l’expérience politique et deux qui étaient surtout là pour faire de la boulangerie. C’était volontaire, car on voulait un équilibre dans les approches. Thomas et moi étions les deux politiques, c’est-à-dire qu’on faisait ça avant tout pour des raisons politiques (même si moi j’étais boulanger de métier, et même si les autres voulaient aussi tenter l’aventure politique).
Pour comprendre ce qui s’est joué ensuite dans la réalisation du projet, il faut avant tout comprendre qu’il y a deux choses qui ont surdéterminé tout le reste et notamment notre volonté de fonctionner en autogestion : d’abord le fait que la boulangerie est une entreprise de production, et ensuite la question de l’argent qu’il nous a fallu investir dans le projet. Malheureusement, la question des processus de décision et des modalités de fonctionnement était non pas secondaire, mais surdéterminée par ces deux questions qui ont constitué le nœud des difficultés qu’on a rencontrées.
Que veux-tu dire par « une entreprise de production » ?
Ça veut dire qu’on ne peut pas transiger avec la nécessité de produire, d’être un minimum efficaces dans notre capacité à sortir des produits, quotidiennement. Or le monde de l’artisanat est un monde politiquement à droite, alors que les personnes intéressées par l’autogestion sont de gauche : il y a là un conflit de valeurs fort.
Et la question de l’argent, qu’est-ce que ça a entraîné ?
Pour lancer l’activité, acheter le local, il nous a fallu investir. On a fait ça grâce à de l’argent que ma famille venait de récupérer de la vente de l’appartement de ma grand-mère. Sauf que cet argent ne m’appartenait pas, il appartenait à cinq membres de ma famille. Ma famille a accepté d’investir dans le projet, mais avec un minimum de sécurisation (car les SCOP ne peuvent pas revendre leur fonds de commerce, ce qui fait qu’on ne peut pas récupérer comme ça l’argent investi). On a donc décidé que les salarié·es auraient le pouvoir de décision, qu’iels soient coopérateurs·coopératrices ou non, mais que ma famille serait majoritaire parmi les coopérateurs·coopératrices pendant les premières années. Mon père s’y connaissait en boîtes, car il en avait géré plusieurs : du coup il nous a filé des coups de main sur la gestion administrative. Parfois, il a poussé de gros coups de gueule, mais il a toujours respecté le fait que c’étaient les salarié·es qui décidaient.
La compta était faite par un copain qui était censé savoir faire ça. Sauf qu’à la fin de la première année, on s’est rendu·compte que sa compta était complètement fausse, et qu’il nous avait fabriqué un déficit de 50 000 € alors que dans une première année d’exploitation on n’aurait pas dû dépasser 15 à 20 000 € de déficit. À partir de là, tout s’est compliqué : Thomas et moi on est devenus très inquiets sur la question de l’argent. On avait dit qu’au bout d’un an d’exploitation on investirait dans des travaux, mais du coup on a hésité, car on avait trop peur de planter la boîte.
Jusque-là, on s’était toujours dit que les salarié·es pourraient rentrer coopérateurs·coopératrices quand iels le voudraient. Mais à ce moment-là, on s’est demandé s’il ne fallait pas mettre un ticket d’entrée par exemple à 10 000 €, pour qu’on ne soit pas trop inégaux·inégales en termes d’enjeux, de trouille de se planter. Car Thomas et moi, on était vraiment angoissés sur la question de la survie financière de la boulangerie : c’était pas sain qu’on soit les seuls à stresser à ce point alors que tout le monde avait le même pouvoir de décision. Finalement, on a décidé que, pour devenir coopérateur·coopératrice, il faudrait investir quelques mois de salaires dans la SCOP.
Au fil du temps, il y a eu des gens très différents qui ont travaillé ensemble à La Conquête du Pain. Est-ce que ces différences ont été des forces, ou est-ce que c’était parfois compliqué ?
Il y a eu des Bac+5 en reconversion, parfois même des universitaires : pour elles et eux, ça a été vraiment très compliqué de se retrouver en production, « à l’usine ». Pour faire un parallèle, l’établissement des maoïstes dans le monde ouvrier ne s’était pas passé comme ils et elles l’avaient imaginé, car en tant qu’intellectuel·les ils et elles idéalisaient le travail et avaient une vision faussée du monde ouvrier : ça a été un peu le cas pour nous aussi. Les militant·es, malgré toute leur motivation, n’avaient pas envie de se lever à 2h du matin pour bosser d’arrache-pied : iels avaient envie d’une autre vie. Aujourd’hui, certain·es ont créé des fours mobiles et travaillent deux jours par semaine : ce sont des réalités incomparables.
De mon côté, je suis issu du même milieu, un milieu de petite bourgeoisie intellectuelle. Mais comme depuis tout petit je veux devenir boulanger, j’ai fait mon apprentissage jeune, et c’est jeune que j’ai vécu le choc de cette immersion dans le travail ouvrier : c’est beaucoup plus dur de s’y adapter adulte, quand on a déjà l’expérience d’une vie professionnelle nettement plus tranquille. Mais il y a aussi sans doute un certain mépris du travail ouvrier, et parfois on se demande si les gens ne veulent pas faire de la boulangerie sans les boulanger·es…
Parce que c’est quoi, la boulangerie avec les boulanger·es ?
La boulangerie, c’est un métier dur. D’abord, un artisanat, ça ne s’apprend pas en trois mois, mais par des années de pratique. J’ai fait mon premier stage à 13 ans, et j’ai commencé mon apprentissage à 15 ans : ça m’a pris des années pour maîtriser un minimum le processus. Et c’est pour tout le monde pareil. En plus, dans les métiers de la cuisine, les rapports sont très durs : il y a des rapports de virilité très forts, les gens sont mis à l’épreuve, il faut être capable, ne pas craquer, ça fait partie du métier que de savoir accepter la pression. Cette dureté est vraie pour tout le monde, ouvrier·es et patrons. En boulangerie on travaille de nuit, dans des locaux très souvent pourris (à Paris l’immobilier est cher et très souvent on fait le pain en sous-sol), et avec des salaires bas.
Il faut comprendre que cette dureté fait partie intégrante du métier.
On peut rêver à un autre monde, mais on ne peut pas fermer les yeux sur le monde tel qu’il est aujourd’hui, il faut bien partir de la réalité. Quand j’ai fait mon apprentissage en lycée hôtelier, le lycée nous disait qu’on n’avait pas le droit d’arrêter notre stage, que si on abandonnait on serait directement exclu·es du lycée. « Même s’ils vous enferment dans la chambre froide avec une carotte dans le cul, il faut que vous retourniez bosser le lendemain », ils nous disaient. Moi, à 15 ans, au cours d’un stage, j’ai perdu 7 kg. Quand mon père m’a récupéré pour les vacances, qu’il m’a vu amaigri avec des bleus partout sur le corps, il a été furieux. Je l’ai supplié de ne pas faire de scandale, car ça aurait signifié la fin de mon apprentissage. Alors il n’a rien dit. Mais un peu plus tard il a fait des dénonciations anonymes, il a lancé une vendetta contre mon patron qui a duré plusieurs années et qui lui a fait perdre son étoile au Michelin !
Avec Thomas, notre première décision a été qu’on ne frapperait pas les apprenti-es. Quand on disait ça aux militant-es, iels hallucinaient, comme si on disait une énormité, comme si c’était une évidence : mais c’est très loin d’être une évidence dans le monde de la boulangerie. Il y a là une incompréhension profonde entre ouvrier·es et militant·es intellectuel·les, un refus total de voir le monde ouvrier tel qu’il existe dans la vraie vie.
Vous aviez donc des apprenti·es : comment est-ce que vous gériez la différence de statut ?
On travaillait avec le Campus des métiers, et dans ce cadre on a accueilli de nombreux apprenti·es et puis aussi des personnes en reconversion. On voulait faire de la boulangerie et être un cadre de formation. Les gens en reconversion, c’était plutôt des « bobos » qui voulaient changer de vie. Les apprenti·es, c’était surtout des jeunes du quartier : comme on était plutôt bon·nes patron·nes, iels se passaient le mot et on en a accueilli un certain nombre.
Au début, on était souples et gentil·les en tant que formateurs·formatrices. Peu à peu, on est devenu·es plus sévères : encore une fois, la boulangerie c’est pas un métier tendre, et s’ils et elles venaient chez nous c’était pour réussir leur CAP et trouver leur place dans le secteur. Même en durcissant nos pratiques, plusieurs ont eu du mal ensuite quand iels sont arrivé·es dans des boulangeries conventionnelles.
On leur imposait de commencer le travail à 5h : c’est pas drôle, mais c’est constitutif du métier. Mais ça se passait bien avec les jeunes du quartier. La dureté du métier est finalement assez proche de la dureté de la cité : il y a un truc qui se ressemble dans la façon de devoir prouver qu’on est fort·e, qu’on tient le coup, qu’on peut le faire.
Ce qui a aidé aussi, c’est que c’était une ancienne éducatrice qui s’occupait de la boutique : elle connaissait les services, l’ASE [Aide Sociale à l’Enfance, service de protection de l’enfance géré par les Conseils départementaux], tout ça, et ça a vraiment été utile dans plusieurs cas. On a accueilli des primo-arrivant·es qui parlaient mal français, et qui ont obtenu de super résultats en pratique à leur CAP, mais qui l’ont raté à cause de leur non-maîtrise de la langue…
C’était un projet politique, mais c’était une entreprise de production : comment faisiez-vous pour gérer la question du temps ?
On faisait la différence entre ce qui était le temps professionnel et ce qui était le temps militant. Le temps professionnel, c’était tout ce qui était nécessaire à la vie de l’entreprise. C’était la production, la vente et l’administratif (le travail non productif). C’était tout ce qu’on devait faire pour que ça marche. Par contre, tout ce qu’on voulait faire au-delà de ça, c’était du temps militant. Intervenir dans des débats pour parler de ce qu’on faisait, tenir une table à la Foire à l’autogestion. Cette règle n’était pas forcément toujours facile à tenir, car il y a toujours des cas tangents : à la Foire à l’autogestion, on vendait notre pain, mais on n’y allait pas pour vendre notre pain, on y allait surtout pour des raisons politiques. Il n’empêche que ce pain il fallait le produire. Du coup, est-ce qu’on comptait le temps de cette production comme du temps professionnel ou comme du temps militant, c’était pas facile de le savoir. Mais bon globalement on faisait comme ça.
Parce que si le temps est important, c’est parce que le niveau de production est important…
Oui, Marx définit la productivité comme la production moyenne par heure de travail d’un travailleur. Mais là-dessus il y a un blocage idéologique des militant·es, qui veulent changer le rapport à la productivité : c’est justement ça qu’on veut changer. Sauf que sans une productivité minimum, une boulangerie ne tient pas le coup, elle s’écroule.
Moi, du fait de ma pratique du métier, je travaillais vite. Les apprenti·es, très souvent, je les poussais à travailler vite aussi : en plus, iels allaient être évalué·es sur leur productivité au moment de passer leur CAP. Et puis généralement iels adoraient ce côté « challenge ». Il y en a même un que j’ai dû arrêter : il allait plus vite que la capacité du four à cuire, j’avais jamais vu ça !
Le problème, c’est que comme pour des raisons idéologiques on n’avait pas posé cette question de la productivité, eh bien celle-ci s’imposait de fait à celles et ceux qui acceptaient d’être pressurisé·es ; c’était un non-dit, et ce n’était pas très sain.
Comment est-ce que vous avez décidé du niveau de rémunération ?
Au début, on était tous à 1500 €/mois, quels que soient notre productivité et notre nombre d’heures travaillées. Les artisan·nes boulanger·es pâtissier·es professionnel·les qu’on a recruté·es n’acceptaient pas trop cette absence de hiérarchie dans les salaires. Mais les autres, iels voulaient passer à un salaire horaire, et c’est ce qu’on a fait finalement.
Dans la boulangerie conventionnelle, les gens sont payés pour un nombre d’heures théorique. Vous êtes payé·es pour 8h de travail par jour, mais vous ne partez pas tant que vous n’avez pas fini : on ne peut pas laisser la pâte en rade, il faut aller jusqu’au bout, et les heures supplémentaires ne sont pas payées. C’est pour ça qu’il y a une pression forte, et que dans le milieu on travaille à une intensité énorme et sans prendre de pause.
Ça pose la question de l’évaluation de la productivité de chacun·e…
Comment est-ce que vous faisiez avec cette question ?
Je ne sais pas quelle est la solution idéale sur cette question du temps, de la productivité, de l’indexation du salaire. L’objectif, c’est d’éviter la situation malsaine où on se dit nous-mêmes, en tant que travailleurs·travailleuses, qu’il faut qu’on fasse des heures supplémentaires non payées pour faire ce qu’on n’a pas eu le temps de faire avant. Au-delà, c’est compliqué. Peut-être qu’il faut fixer un seuil de productivité minimum, dire « le poste nécessite de faire tant de choses en tant de temps » ; laisser du temps aux personnes pour atteindre ce seuil, le temps de se former, de maîtriser le boulot. Mais au bout d’un temps de « prise de poste », si la personne n’arrive pas à atteindre ce seuil, alors c’est soit que celui-ci est mal défini, qu’il faut changer la fiche de poste et l’adapter au temps de travail, soit que la personne n’est pas à sa place…
Pour s’évaluer à La Conquête du Pain, peut-être qu’on aurait dû s’évaluer les un·es les autres : la boutique aurait évalué la production, et la production aurait évalué la boutique. On s’évalue mal soi-même, et la boutique et la production dépendent l’une de l’autre, on fait partie de la même équipe.
Quelle exigence aviez-vous entre vous, et comment faisiez-vous pour la prendre en charge ?
Thomas et moi, qui avons fondé la boulangerie, on avait pour objectif de démontrer qu’on pouvait faire des bons produits de façon autogérée et pas chers, on voulait montrer qu’on pouvait faire mieux que le capitalisme. Pour montrer ça, on était prêts à beaucoup de sacrifices. Les personnes qui sont arrivées après nous étaient prêtes à plein de sacrifices aussi, mais pour un objectif assez différent : pour beaucoup, la priorité était nos processus internes de fonctionnement, et ce qu’on produisait était secondaire. Du coup, on n’avait pas les mêmes objectifs, les mêmes critères de réussite.
Or, encore une fois, le fait d’être une entreprise de production est central pour comprendre la situation dans laquelle on était. Par exemple, en ce qui concerne la production, il y a évidemment la question de la compétence : soit tu sais faire, soit tu sais pas faire. Mais il y a aussi la question de la volonté : soit tu as envie de le faire, tu es prêt·e à te lever à 3h du matin, soit tu n’es pas prêt·e à ça. Thomas, dès le début, il avait annoncé qu’il n’était pas prêt à se lever aussi tôt, donc c’était clair. Mais on a eu un boulanger qui au bout d’un certain temps ne le supportait pas non plus : or on comptait sur lui pour qu’il commence à 3h du matin, et moi à 4h. Et comme il n’y arrivait pas, je me suis retrouvé à devoir commencer moi tous les jours à 2h du matin, pendant que lui arrivait à 6h. C’était dur…
À un autre moment, on était trois en production, pendant que les deux autres n’allaient pas bien : en conséquence, pendant deux semaines j’ai fait le boulot de trois personnes, et j’en pouvais plus. Pour le samedi au bout de ces deux semaines, le collègue boulanger nous a dit qu’il ne pourrait pas faire un marché bio qu’on devait faire à Bagnolet, car il y avait les rencontres du Réseau Repas et que c’était important d’y être. Alors je dis « OK », et alors que j’étais crevé j’ai accepté de le remplacer sur le marché : j’ai fait une sieste après la session de production du matin et j’y suis allé. Sauf que quand je suis arrivé sur le marché, il était là ! Je lui ai demandé pourquoi il était là alors qu’il était censé être aux rencontres du Réseau Repas, il m’a répondu « Les Rencontres c’est demain, mais du coup je voulais mon samedi pour pouvoir me reposer avant d’y aller ». Je crois que je suis devenu tout blanc et que j’aurais pu être violent, si Rachid, un autre collègue, ne m’avait pas emmené boire un café…
Un autre exemple tristement symbolique de ce niveau de critères, d’exigence et d’engagement différent, c’est celui de « la crise des croissants ». On avait embauché une ouvrière qui était censée être formée, mais en fait on s’est rendu compte qu’elle ne l’était pas assez. Ses croissants étaient moches. Or l’aspect des croissants, ce n’est pas un détail : dans le métier, si tes croissants sont moches, on te lance la plaque à la figure et on te les fait recommencer. En plus, Thomas et moi on voulait que nos croissants soient plus beaux que ceux du capitalisme. Mais je n’ai pas jeté les croissants à la figure de l’ouvrière : j’ai essayé de faire en sorte qu’on en parle ensemble, et je lui ai proposé de la re-former. Mais ça l’a complètement bloquée, à la fois sur la question de la qualité des croissants – elle trouvait qu’ils étaient très bien comme ça – et sur celle de la façon de se dire les choses : elle a vécu très durement mes reproches, alors que moi j’avais fait tout ce que je pouvais pour ne pas reproduire la violence que je connaissais dans la boulangerie. Sans doute qu’en effet ces reproches étaient violents à recevoir, mais la culture du métier est tellement dure, et on n’avait jamais discuté de cette question du rapport au métier, on niait en partie qu’on avait des rapports au travail différents selon nos corps de métier : je crois qu’à ce moment-là, ni l’ouvrière, ni Thomas, ni moi n’avons vraiment compris ce qu’il se passait entre nous, et cette histoire nous a menés à une très grosse crise.
Comment est-ce que vous gériez la question des compétences, des métiers, celle de la répartition des tâches, et peut-être de leur rotation ?
On a vite renoncé à la déspécialisation. On s’est réparti les tâches invisibles (gestion des apprenti·es, accueillir les écoles qui viennent visiter, gérer les conséquences des nombreux cambriolages des débuts, gestion des tickets restaurant, des questions salariales, etc.). Mais pour certaines tâches, ce n’est pas vrai que tout le monde peut tout faire et qu’on peut tourner régulièrement. Dans le milieu militant, on veut croire qu’on peut tourner sur toutes les tâches, mais c’est faux.
On ne peut pas confondre un hobby avec un métier. Moi, je fais du dessin, mais c’est pour me faire plaisir : si ce n’est pas très beau, c’est pas très grave. Mais quand on est en cuisine, si le plat ne ressemble pas exactement à celui de la veille, eh bien il faut recommencer. Exercer en tant que professionnel·le, c’est assumer une très forte exigence de qualité.
J’ai un copain qui a ouvert un lieu qui s’appelle « Les nuits bleues » à Angers : c’est une librairie-vélo. Lui il est mécanicien de métier, et souvent les gens le considèrent comme un bricoleur. En tant que mécanicien, il a une exigence du travail bien fait, et si les gens sont pas contents de sa réparation, c’est normal qu’ils reviennent demander que le travail soit refait. Il n’est pas juste un type sympa qui resserre les freins des gens pour leur rendre service. Cette non-distinction entre le hobby et le travail professionnel, c’est encore une trace de mépris des intellectuel·les envers le travail manuel, c’est un refus de voir que ce n’est pas facile de faire ces métiers. Est-ce que moi je me dis sociologue ou anthropologue sous prétexte qu’une fois j’ai écrit un article dans Le Monde Libertaire ?! Non, ce serait ridicule. Eh bien là c’est pareil, et ça, beaucoup de militant·es ne veulent pas l’accepter.
Publico, la librairie parisienne de la Fédération anarchiste, est tenue par des permanent·es qui sont censé·es être des permanent·es techniques. Or, d’une part, ce sont des libraires professionnel·les, qui ont été embauché·es pour leur maîtrise du métier, et qui continueront à être libraires en quittant Publico. Et d’autre part, iels ont fait un choix politique en venant exercer leur métier à Publico, parce que le travail y est dur et que le salaire y est moindre qu’ailleurs. Ce ne sont donc ni des assistant·es techniques chargé·es de surveiller la librairie pendant les horaires d’ouverture ni des militant·es sacrificiel·les qui s’oublient pour servir la cause !
Dans la cuisine, le service, c’est la guerre. Ce n’est pas pour rien qu’on dit que c’est « le coup de feu ». Ça demande à l’équipe d’être parfaitement unie pour relever collectivement le défi. Tou·tes uni·es derrière le·la chef·fe, qui donne le rythme. Un jour, quand j’expliquais ça à Thomas qui est un ancien du Scalp [Sections Carrément Anti Le Pen (qui donneront naissance au réseau No Pasaran) : réseau antifasciste radical et libertaire], il m’a dit : « En fait, la cuisine, c’est le fascisme. » Il y a de ça, en effet. Il y a une certaine adrénaline à être une équipe forte, soudée et solidaire, qui fait front derrière un chef qui est dur mais qui nous pousse à réussir. Sans doute qu’on peut comparer ça par exemple à un service d’ordre. On est tou·tes ensemble pour faire front, et chaque maillon est important, car si un maillon lâche, c’est toute la chaîne qui encaisse le coup. Les SO, en théorie, c’est ouvert à tout le monde. Mais en réalité on évite les gens qui boivent ou les mineur·es. Et on est plus à l’aise quand la coordination est faite par une copine ceinture marron de judo que par un copain qui court pas très vite. La question de la compétence, elle existe, on ne peut pas la mettre sous le tapis en disant qu’il n’y a pas de question. C’est pour ça que la déspécialisation, ce n’est pas vraiment possible.
En revanche, ce qu’il faut vraiment prendre en charge collectivement et très sérieusement, c’est la formation, pour que le plus de personnes possible aient les compétences pour faire les choses. Et la formation, c’est du temps, et ça a un coût. Et comme on ne pourra pas tou·tes être compétent·es sur tout, il faut absolument mettre en place des contre-pouvoirs aux compétent·es. Thomas et moi, on se faisait contre-pouvoir l’un à l’autre. Mais ça n’a pas suffi : à la fin, à nous deux, on avait trop de pouvoir, et on était sur le point de le prendre tout entier. Ça n’allait plus du tout.
Quels rapports de domination, quelle hiérarchie y avait-il au sein de l’équipe ?
J’étais le plus compétent en matière de boulangerie. De fait, ça créait une inégalité, qu’on le veuille ou non. En plus, j’habitais au-dessus, ce qui faisait que c’était toujours moi qui intervenais en cas d’urgence ou si quelqu’un avait une panne de réveil. J’aurais peut-être dû refuser d’intervenir : « tu t’es pas levé eh bah tant pis, moi je suis off ». Et probablement que les autres n’auraient pas dû prendre l’habitude de se reposer sur moi comme ça. Mais je dois avouer que sans doute que d’une certaine façon ça m’arrangeait, ça me permettait de maîtriser les choses… Et puis pour les autres c’était plus confortable. Alors voilà, ça se passait comme ça.
Thomas, de son côté, était le plus au point sur les aspects administratifs. Pareil, ça arrangeait tout le monde, et lui ça lui donnait la maîtrise sur des sujets qui l’angoissaient fortement et qu’il avait du mal à lâcher.
Mais tout ça n’était pas sain : il fallait libérer cette situation. Et c’est là qu’on s’est rendu compte que la seule solution, c’était que nous deux, les fondateurs, on s’en aille.
Comment est-ce que votre départ s’est passé ?
Thomas et moi, on a fondé La Conquête du Pain en 2010, et on est partis en 2017. Avant ça, Thomas était informaticien, et aujourd’hui il est redevenu informaticien, dans la même boîte qu’avant, d’ailleurs. Moi j’étais boulanger, et en quittant La Conquête du Pain je suis retourné chez le boulanger qui m’avait formé. J’ai eu un peu de mal à l’accepter, mais il m’a repris et aujourd’hui il m’entraîne pour que je passe le concours du Meilleur Ouvrier de France (un concours très prestigieux qui a lieu tous les quatre ans, et qui nécessite au moins cinq ou six ans de préparation).
La décision de partir, on l’a prise quand on s’est rendu compte qu’on n’arrivait pas à lâcher le pouvoir, qu’on était en train de tout scléroser : pour sauver le projet, il fallait qu’on le laisse vivre sans nous.
Mais ce n’est pas facile de partir d’un tel projet : en plus, on est probablement partis au mauvais moment, et on s’y est mal pris pour l’annoncer. L’annonce a provoqué une crise, et on a mis un an de plus que prévu pour partir. À un moment, on a pensé laisser tomber et on a mis la boulangerie en vente. Et puis les gens du quartier ont lancé une pétition pour qu’on continue : on avait accueilli tellement de jeunes du quartier qu’on avait du soutien ! Finalement, Rachid, un ancien du MIB [Mouvement de l’Immigration et des Banlieues] qui faisait partie de l’équipe de la boulangerie, a décidé de reprendre le projet à bras-le-corps. Il a trouvé un boulanger un peu providentiel qui au bout de quelque temps lui a dit : « Vas-y, tu fais de la boulangerie depuis cinq ans, et moi depuis quinze ans : ne t’inquiète pas, je gère, laisse-moi faire. » Et puis Virginie, une copine militante, qui est arrivée pour s’occuper de la vente et qui, pareil, au bout de quelque temps, a dit à Rachid : « Va faire ce que tu as à faire, moi je m’occupe de la boutique. » Du coup, les responsabilités se sont réparties entre plusieurs personnes et tout le monde en assume sa part. En plus, le créancier est maintenant une banque (on a pu rembourser ma famille au moment de notre départ), alors ça limite la pression affective sur la question de la viabilité financière.
Aujourd’hui, la Conquête du Pain fonctionne bien, elle fait 6 à 700 000 € de chiffre d’affaires, elle a même été citée en exemple par la Confédération patronale de la boulangerie ! Qui n’a sans doute pas tout compris à ce qu’on faisait…
Et aujourd’hui, ils et elles ont même réussi à ce que tou·tes les salarié·es de La Conquête du Pain soient coopérateurs·coopératrices. Au final, c’est une vraie réussite