Dans les Cahiers de pédagogies radicales (qui visent à développer les pédagogies inspirées par l’œuvre de Paulo Freire), la chercheuse Irène Pereira invite les pédagogues à réfléchir à leurs règles éthiques quand iels cherchent à mettre en œuvre une pédagogie critique anti-oppressive.
Elle propose une charte, un ensemble de règles, qui ne constitue pas un « code de déontologie » indiscutable, mais au contraire une base de discussion. Ces règles visent à inviter à s’interroger sur ce qu’est un agir éthique en pédagogie critique, et plus particulièrement lorsque cet agir éthique est orienté vers une pédagogie anti-oppressive.
Cette charte a par ailleurs été publiée dans le n°14 de la revue N’autre école : « Critiques, les pédagogies ? »
1- Le parti pris des « opprimé·es »
La première position éthique d’une pédagogie critique est celle d’un parti pris, l’engagement en faveur des « opprimé·es ». Il s’agit d’un choix éthique existentiel. L’histoire met en scène des groupes sociaux aux intérêts antagoniques occupant des positions sociales inégalitaires. Et dans le cadre d’une telle conception de l’histoire, les pédagogies critiques, quelle que soit leur position sociale d’origine, font un choix existentiel, celui de considérer que leur action éducative doit être engagée en faveur des opprimé·es.
2- Se conscientiser
La conscientisation est pour la ou le pédagogue critique une première exigence éthique personnelle. Elle ou il considère qu’il ne peut essayer de mettre en œuvre une pédagogie émancipatrice sans effectuer un travail de conscientisation personnelle qui est sans fin.
Cette exigence d’auto-conscientisation passe par le respect des savoirs des personnes concernées par les oppressions et les discriminations. Cela passe ainsi par le fait d’écouter les récits des personnes directement concernées par des discriminations et des inégalités sociales.
Mais le processus de conscientisation ne se limite pas à cela. Il consiste à confronter ces discours subjectifs à des recherches en sciences humaines et sociales qui proposent une objectivation statistique de ces réalités. La dialectique entre les savoirs sociaux subjectifs et les savoirs scientifiques objectifs est nécessaire pour le processus de conscientisation. En effet, pour qu’il y ait conscientisation, il faut qu’il y ait une dialectique critique qui ne peut avoir lieu que par la confrontation entre des savoirs de nature différente. La confrontation entre des types de savoirs différents permet de construire un esprit critique.
Elle permet aussi de passer de l’expérience subjective émotionnelle qui fait percevoir les oppressions comme des expériences interindividuelles à une conception des oppressions comme des réalités macro-sociales qui structurent la société dans son ensemble. C’est ce que permettent par exemple d’objectiver les études statistiques.
Face à une situation, le ou la pédagogue critique cherche non pas à avoir une lecture individualisante et psychologisante, mais à mettre en lumière les rapports sociaux de pouvoir.
3- Être un ou une allié·e
Prendre le parti des opprimé·es conduit à adopter une posture d’allié·e vis-à-vis des personnes vivant une oppression.
La notion d’allié·e implique la prise en considération qu’il existe plusieurs rapports sociaux entrecroisés. Ce qui fait que la plupart des personnes sont privilégiées sur certains points, mais aussi opprimées sur d’autres.
Un ou une alliée est une personne qui ne vit pas directement une oppression, mais qui souhaite s’engager dans la lutte contre cette oppression.
Le ou la pédagogue critique voit dans les situations d’incident critique non pas uniquement un problème à résoudre, mais une occasion de développer un travail de conscientisation et de déconstruction collective des rapports sociaux.
4- Ne pas agir sur, mais agir avec, pour développer le pouvoir d’agir des opprimé·es
L’allié·e n’adopte pas une position de surplomb où elle ou il agit sur la personne, mais elle agit avec les personnes concernées par les oppressions.
L’éthique de la pédagogie critique implique de refuser une réduction de la relation éducative ou d’enseignement à un rapport de maîtrise technique d’autrui. Être un ou une pédagogue critique ce n’est pas, avant tout, maîtriser des outils, des techniques ou encore une méthode. C’est avant tout construire une relation éthique avec les apprenant·es.
Être attentif et réfléchir aux relations de pouvoir dans la relation d’aide afin de les déconstruire.
Cela suppose de commencer par écouter les personnes les premières concernées et leur vécu sur les oppressions pour connaître leur demande.
Cela implique que les décisions qui sont prises par la suite le sont avec leur accord. Cela signifie également que la ou le pédagogue critique cherche à favoriser la capacité d’auto-organisation des personnes.
5- Avoir une approche inclusive
Se demander si son discours, les supports ou les espaces dans lesquels on agit ou que l’on utilise invisibilisent, excluent ou encore stéréotypisent de manière négative certains groupes.
- Faire attention à ce que son discours ne stigmatise pas certains groupes, faire en sorte à ce qu’il visibilise le plus possible la diversité de la société ;
- Faire en sorte que les affichages ou les supports pédagogiques ne véhiculent pas des stéréotypes négatifs et visibilisent la diversité de la société ;
- Éviter que se constitue une répartition inégalitaire dans les espaces ou des espaces qui apparaissent comme peu accueillants pour des personnes appartenant à des groupes socialement discriminés, faire en sorte qu’il n’y ait pas de micro-violences dans ces espaces ;
- Être attentif à une répartition égalitaire et inclusive de la parole des différent·es participant·es
6- Intervenir face à une situation d’oppression
Ne pas laisser passer un propos discriminatoire ou un comportement discriminatoire. L’allié·e a conscience que parfois pour les personnes directement concernées, il peut être compliqué d’intervenir directement par elles-mêmes. L’allié·e peut avoir une position de soutien ou intervenir, avec si possible son accord, si la personne concernée n’est pas en mesure de le faire elle-même.
7- L’efficacité ne peut pas prendre le pas sur le respect de la dignité de la personne humaine
La lutte contre les oppressions découle de la reconnaissance d’une égale dignité de chaque être humain. De ce fait, la recherche d’efficacité dans l’action ne peut pas prendre le pas sur le respect de la dignité de la personne humaine, en particulier de celle des opprimé·es.
8- Développer une prudence face aux dilemmes de la pratique
La lutte contre les oppressions et les discriminations s’appuie sur des principes généraux, mais la situation pratique nous oblige à réfléchir au cas par cas à ce qui doit primer dans une situation déterminée.
La prudence désigne la vertu par laquelle on est amené à réfléchir et à agir de manière à déterminer quelle est la règle d’action éthique qui doit être utilisée dans un cas particulier. Le ou la pédagogue critique ne peut pas agir mécaniquement, mais est attachée à la réflexion éthique face aux dilemmes que pose la pratique.
9- La cohérence
La cohérence consiste dans une recherche d’adéquation entre le discours et la pratique. Le ou la pédagogue critique cherche à mettre en œuvre un principe de cohérence.
10- L’éthique et les conditions matérielles
Les pédagogues critiques ont conscience que leur agir éthique est souvent contraint par les conditions sociales matérielles. C’est pourquoi les pédagogues critiques considèrent qu’il est nécessaire de lutter pour des conditions de travail décentes afin de pouvoir parvenir à une plus grande cohérence entre les principes éthiques et l’agir réel.
Annexe :
Vidéo « La vertu du social – L’approche anti-oppressive »