En 2017, cela fait 20 ans que Paulo Freire s’en est allé. Lors des 10 ans de sa mort, Alfonso Torres Carillo écrivait cet excellent article, publié dans la revue EAD – Education des Adultes et Développement.
L’éducation populaire et Paulo Freire sont indissociables. Alfonso Torres Carillo commence par rappeler succinctement le contexte historique et le parcours de Freire, avant de présenter plus longuement les piliers de sa pensée sur lesquels, à son avis, l’éducation populaire repose. Pour terminer, il développe certaines idées autour de l’actualité de ce courant pédagogique, notamment la conviction qui est encore la nôtre que l’éducation permet de créer et de construire «d’autres mondes possibles». Cet article a été rédigé sur la base de textes écrits par Freire ou à son sujet, ainsi que sur ses propres expériences et réflexions en tant qu’éducateur populaire.
Paulo Freire et l’éducation populaire
Par Alfonso Torres Carillo
dans la revue EAD – Education des Adultes et Développement
Le titre de cet article peut relever du pléonasme pour certaines personnes: il est impossible de penser à Paulo Freire hors du contexte de l’éducation populaire; il est impossible de concevoir cette dernière sans référence à son créateur et principal représentant. Cependant, comme tout le monde n’a pas nécessairement une idée précise de la manière dont la pédagogie freirienne a donné naissance et alimenté le courant éducatif populaire, j’ai jugé pertinent d’écrire cette contribution modeste sur l’apport de ce pédagogue brésilien à la configuration des discours et pratiques éducatifs critiques en Amérique latine.
Je commencerai par rappeler succinctement le contexte historique et le parcours de Freire, avant de présenter plus longuement les piliers de sa pensée sur lesquels, à mon avis, l’éducation populaire repose. Pour terminer, je développerai certaines idées autour de l’actualité de ce courant pédagogique, notamment la conviction qui est encore la nôtre que l’éducation permet de créer et de construire «d’autres mondes possibles». Cette contribution repose sur la lecture de textes écrits par Freire ou à son sujet, ainsi que sur mes propres expériences et réflexions en tant qu’éducateur populaire.
Présentation succincte de Paulo Freire et de sa pratique [1]
Le pédagogue Paulo Freire naquit en 1921 à Recife, dans le Nordeste brésilien. Son enfance et sa jeunesse furent placées sous le signe de la crise économique et des contacts avec les paysans et les ouvriers de cette région du pays. Freire, alors étudiant en droit, épousa Elza, institutrice par l’intermédiaire de laquelle il vint au travail pédagogique, plus particulièrement à l’enseignement du portugais. Cette activité lui permettait de financer ses études et de contribuer aux dépenses du ménage.
En se fondant sur son expérience au sein du Movimiento de Cultura Popular, de ses études sur la langue populaire et sur une analyse critique des méthodes éducatives qui avaient cours au milieu du XXesiècle, Freire créa une méthode d’alphabétisation par le biais de la-quelle, tout en apprenant à lire et écrire, les illettrés dialoguaient sur des problèmes de leur réalité quotidienne et cherchaient des moyens pour donner un autre tour à ces problèmes. Cette approche novatrice et efficace parvint en 1963 à la connaissance de Darcy Ribeiro, alors ministre de l’Éducation, qui chargea Freire de coordonner le programme national d’alphabétisation.
En 1964, alors que la formation des centaines de cadres qui allaient mettre en pratique le projet progressait, le gouvernement fut renversé par une junte militaire et Freire, traité d’«agent de subversion international», envoyé en prison. À sa libération, il s’exila d’abord en Bolivie, puis au Chili, où il allait systématiser son expérience dans les livres l’éducation comme pratique de la liberté et pédagogie des opprimés; il y développe ses thèses sur la conscience dominée, le caractère oppressif de l’éducation, la conscientisation, le dialogue et le processus de libération.
En 1970 commençait pour Freire une nouvelle période d’exil, qui allait le mener en Europe, aux États-Unis et en Afrique.
en 1980, freire revint au brésil pour «réapprendre» son pays; il occupa des postes de professeur d’université à Campinhas et à São Paulo, et il participa à des programmes de formation de maîtres, avec des éducateurs sur le terrain et au sein de mouvements d’éducation populaire qui se développaient à l’époque en Amérique latine. Dans les années 1980, il publia différents ouvrages et accorda de nombreuses interviews, dans lesquels il soulignait la dimension politique de l’éducation.
En 1989, il fut nommé secrétaire à l’Éducation de l’État de São Paulo, l’État le plus peuplé du Brésil. Au cours de son mandat, il réalisa un travail important pour mettre en pratique ses idées, réviser les programmes scolaires dans le sens d’une école publique, populaire et démocratique et améliorer la rémunération des enseignants brésiliens. Comme pendant théorique à son expérience dans la construction d’une école publique, populaire et démocratique, il écrivit l’ouvrage L’Éducation dans la ville.
Tout au long des années 1990, sans abandonner le travail sur le terrain en tant qu’enseignant et chercheur dans le cadre des universités de São Paulo et de Recife, ni son activité de conseiller dans de nombreux projets concrets, Freire se consacra à systématiser son parcours pédagogique dans des ouvrages, parmi lesquels Pedagogia da esperança [pédagogie de l’espoir] (1992), Política e educação [politique et éducation] (1993), Cartas a Cristina [lettres à cristina] (1994), Cartas a quem ousa ensinar [lettres à ceux qui osent enseigner] (1982), À sombra desta manguiera [À l’ombre de ce manguier] (1995) et pédagogie de l’autonomie (1997).
Le 2 mai 1997, après avoir accordé un entretien à des étudiants de l’université de São Paulo, au cours duquel il réaffirma ses convictions pédagogiques, éthiques et politiques, Paulo Freire mourut. En 2001, sa veuve publia le livre auquel il travaillait au moment de son décès: pédagogie de l’indignation (2001), ouvrage dans lequel il critique le néolibéralisme de manière radicale et réaffirme sa position: «Je lutte rempli d’espoir pour le rêve, pour l’utopie, dans la perspective d’une pédagogie critique.»
L’apport de Freire à la pédagogie critique
La vaste œuvre écrite de Freire et ses innombrables interventions publiques constituent une mine de réflexions sur l’éducation, la pédagogie et l’éthique de la libération. Certes, il ne faut pas perdre de vue qu’au fil de son périple intellectuel de près d’un demi-siècle, ses idées ont évolué. Cela n’empêche cependant pas de faire des lectures de l’œuvre du pédagogue brésilien en fonction de questions spécifiques; en l’occurrence, je voudrais faire un bilan de son apport dans la configuration de l’éducation populaire.
Pour Freire, l’objectif de l’éducation est d’amener les éducateurs et les éduqués à «apprendre à lire la réalité pour écrire leur propre histoire»; cela suppose une compréhension critique du milieu et une action pour le transformer en appliquant «des solutions viables inédites»; c’est autour de cette action et réflexion, et par le biais du dialogue, qu’éduqué et éducateur se constituent en sujets. En me fondant sur cette synthèse de ses idées, je commencerai par développer les idées-force en rapport avec chacune des quatre dimensions suivantes:
- Éduquer, c’est avoir une connaissance critique de la réalité
- Éduquer, c’est s’engager au nom de l’utopie de changement
- Éduquer, c’est former des sujets dudit changement
- Éduquer, c’est dialoguer
1. Éduquer c’est avoir une connaissance critique de la réalité
À la lumière de ses premières expériences et réflexions, Freire considère l’éducation comme un acte de connaissance, une prise de conscience de la réalité, une lecture du monde qui précède la lecture de la parole.[2] En effet, sa méthode d’alphabétisation postule la nécessité d’une étude par les éducateurs de la réalité des éduqués et de la lecture que ces derniers en font dans la manière dont ils l’expriment. Dans le processus d’alphabétisation, on part déjà du questionnement de la réalité et de la discussion des lectures «naïves» des éducateurs et des éduqués; dans la méthode Freire, par le biais d’un dialogue sur des problèmes significatifs, les illettrés appréhendent leur univers de manière critique, tout en apprenant à lire et à écrire.
«Je suis un enseignant qui préfère… la démocratie à la dictature, qu’elle soit de droite ou de gauche. Je suis un enseignant qui préfère la lutte constante contre toute forme de discrimination à la domination économique des individus ou des classes sociales. Je suis un enseignant qui s’oppose à l’ordre capitaliste actuel qui produit une misère aberrante au milieu de l’abondance.»
Freire
Prenant le contrepied de la conception «bancaire» de l’éducation, Freire ne considère pas la connaissance de la réalité comme un acte individuel ni purement intellectuel. Connaître le monde est un processus collectif, pratique et incorporant différentes formes de savoir: la conscience, la sensibilité, le désir, la volonté, le corps. Toute pratique éducative doit prendre en compte ce qu’éduqués et éducateurs savent sur le sujet et générer des expériences collectives et dialogiques afin que les uns et les autres construisent des savoirs nouveaux. La célèbre phrase de Freire selon laquelle
«Personne ne sait tout, ni personne n’ignore tout, personne n’éduque personne, personne n’éduque seul, les hommes s’éduquent entre eux par la médiation du monde»
doit se lire dans ce sens constructiviste («qui enseigne apprend et qui apprend enseigne») et non comme une méconnaissance de la spécificité du rôle actif que doivent jouer les éducateurs.
Connaître le monde n’est pas une opération purement intellectuelle; c’est un processus articulé sur la pratique et sur toutes les dimensions humaines. L’objectif n’est pas tant de connaître ou de prendre conscience du monde pour le transformer ensuite, mais de connaître le monde par le biais et dans le contexte de la pratique transformatrice, dans laquelle interviennent désirs, valeurs, volontés, émotions, imagination, intentions et utopies.
Ce processus éducatif de connaissance du monde n’est jamais définitif; il est plutôt toujours inachevé, car le monde n’est pas donné, définitif, mais se donne, se transforme; les sujets eux aussi, dans le processus de connaissance et de transformation du monde, se transforment, de même que leurs questions. Pour cette raison, il ne faut pas accepter les produits de la connaissance comme des vérités définitives, immuables, mais comme des vérités perfectibles, susceptibles d’être analysées et remises en question. On a besoin d’une pédagogie de la question et non d’une pédagogie de la réponse.
Sur un plan plus pratique, la question de savoir ce qu’il faut connaître est liée directement aux contenus et aux méthodologies (ce qu’il faut connaître et comment il faut le connaître). Ces préoccupations sont elles-mêmes subordonnées à d’autres questions plus fondamentales: pour quoi, par l’entremise de qui et pour qui connaître; c’est-à-dire aux objectifs de cette pratique éducative. Répondre à ces questions nous amène à une autre idée centrale des conceptions freiriennes, selon laquelle toute activité pédagogique est intentionnelle, et par conséquent politique.
2. Éduquer est une pratique politique
Pour Freire, l’éducation n’est jamais neutre. Toute pratique éducative est politique, de même que la pratique politique est éducative. Les pratiques éducatives sont toujours politiques parce qu’elles intègrent des valeurs, des projets, des utopies qui reproduisent, légitiment, mettent en question ou transforment les relations de pouvoir prévalant dans la société; l’éducation n’est jamais neutre, elle est en faveur de la domination ou de l’émancipation. C’est pourquoi Freire distingue entre les pratiques éducatives conservatrices et les pratiques éducatives progressistes:
«Dans une pratique éducative conservatrice, on cherche, en enseignant les contenus, à occulter la raison d’être d’une infinité de problèmes sociaux; dans une pratique éducative progressiste, on tente, en enseignant les contenus, de mettre au jour la raison d’être de ces problèmes. Tandis que la première tente d’accorder, d’adapter l’éduqué au monde donné, la seconde cherche à déstabiliser l’éduqué en le mettant au défi, pour lui faire prendre conscience que le monde est un monde qui se donne et, par conséquent, peut être changé, transformé, réinventé.»
(Freire 1995, Pédagogie dans la ville)
L’éducation en soi ne change pas le monde, mais sans elle, il est impossible de le changer. Par conséquent, l’éducateur progressiste doit prendre un engagement éthico-politique pour la construction d’un monde plus juste. L’éducateur voit l’histoire comme une possibilité; il ne doit pas perdre sa capacité à s’indigner, il ne peut pas être indifférent ou neutre face aux injustices, à l’oppression, à la discrimination et à l’exploitation; il doit entretenir et promouvoir l’espoir en la possibilité de surmonter cet ordre injuste et d’imaginer des utopies réalisables («des solutions viables inédites»).
Aussi, pour Freire, la réalité n’est pas seulement le point de départ de l’éducation, mais aussi son point d’aboutissement. Si la réalité n’est pas donnée, mais se donne, l’éducation de la libération a pour finalité de contribuer à transformer la réalité au nom de visions d’avenir qui surmontent les oppositions oppresseurs-opprimés, exploiteurs-exploités, agents d’exclusion-victimes d’exclusion; elle a pour finalité de surmonter les obstacles économiques, sociaux, politiques et culturels qui empêchent les éduqués de se réaliser en tant qu’individus. Articulées sur des pratiques sociales transformatrices, les pratiques éducatives critiques permettent aux individus d’écrire leur propre histoire, c’est-à-dire qu’elles leur donnent les moyens de surmonter les circonstances et l’adversité qui les conditionnent.
3. Éduquer c’est se constituer en sujets
Pour Freire, la raison d’être de l’éducation réside dans le caractère inachevé de l’être humain. Hommes et femmes, nous sommes des êtres inachevés qui, si nous le reconnaissons, ont besoin des autres pour connaître et transformer le monde tandis que nous nous construisons comme sujets. C’est la reconnaissance de ce sentiment de carence, de nécessité des autres pour connaître, agir et faire partie du monde qui justifie la possibilité de l’éducation, qui ne saurait être autre chose que communication et dialogue.
Ainsi, Freire ne voyait pas dans le dialogue un simple outil méthodologique ou une stratégie didactique, mais la condition de la possibilité de nous constituer en sujets; c’est uniquement par le biais d’une conversation reposant sur une pratique partagée et sur l’ouverture à l’autre, qui à son tour m’écoute et me parle, que je me reconnais comme sujet; non comme un sujet donné, mais comme un sujet en construction permanente. Ainsi, le dialogue assume un caractère anthropologique et éthique, dans la mesure où nous devenons des êtres humains autonomes, dotés de la capacité d’influer sur la réalité, dès lors que nous reconnaissons, avec d’autres, que le monde est susceptible d’être transformé si l’on adopte d’autres valeurs, sens et utopies.
Or, pour Freire, il ne peut y avoir de quête sans espoir. Perdre l’espoir revient à perdre la possibilité de nous constituer en sujets, de transformer le monde et par conséquent de le connaître. C’est pourquoi il a établi une «pédagogie de l’espoir» qui surmonte l’idéologie du fatalisme, du conformisme et de la déception que le pouvoir dominant veut imposer à tout prix. À la mentalité du «on ne peut rien y faire», il faut opposer le droit de rêver qu’«un autre monde est possible», devise du Forum social mondial et des luttes antimondialisation. Ce que Freire lui-même exprime en ces termes:
«Dans la mesure où nous nous donnons les moyens de transformer le monde, de mettre un nom sur les choses, de percevoir, de comprendre, de décider, de choisir, d’évaluer, et finalement, de donner une dimension éthique au monde, notre mouvement en son sein et dans l’histoire implique nécessairement les rêves pour la réalisation desquels nous luttons.»[3]
Pour cette raison, la pédagogie critique doit contribuer à construire des rêves, à réinventer des utopies et à semer l’espoir dans le changement. Par ses thèses et sa pratique, Freire s’est avéré être un constructeur créatif, réussissant ainsi à exercer une influence sur des milliers d’éducateurs depuis les années 1970 à nos jours. Autour de l’analyse et de la mise en œuvre de son approche est apparu en Amérique latine un courant éducatif engagé au service des rêves, projets et mouvements de libération sociale et culturelle: l’éducation populaire.
De Freire, ce mouvement a repris, en la radicalisant, l’idée selon la-quelle l’éducation n’est pas neutre; qu’elle doit en partie son caractère profondément critique à la réalité faite d’injustices; qu’elle doit s’articuler sur des utopies de changement; qu’elle doit participer à la construction des secteurs populaires comme sujets de changement; qu’à cette fin, elle doit contribuer à la formation d’une conscience critique; et doit le faire en recourant à des méthodologies dialogiques et démocratiques.
4. Éduquer, c’est dialoguer
L’éducation populaire reprend et renforce la pédagogie de Freire
Pendant sa nouvelle période d’exil qui commençait en 1970 et qui allait le mener en Europe, aux États-Unis et en Afrique, ses idées et son concept éducatif étaient accueillis avec enthousiasme par les éducateurs progressistes, les religieux et les activistes sociaux, dans un contexte de radicalisation des luttes sociales en Amérique latine. En effet, ce début de décennie se caractérisait à la fois par une recrudescence des mouvements syndicalistes, paysans, de peuplement urbain, des artistes et des éducateurs engagés et par un essor des partis et mouvements de gauche; dans la plupart des pays du continent, on assista à des coups d’État militaires et à l’instauration de régimes autoritaires qui cherchèrent à réprimer dans le sang cet essor du mouvement populaire.
Dans ce contexte, l’éducation populaire se constitua en courant éducatif et pédagogique qui accompagnait organisations, luttes et mouvements de résistance et de libération. Sous l’influence du marxisme et d’autres critiques de l’école capitaliste comme Bourdieu, Passeron, Illich et Vasconi, la remise en cause du système scolaire s’est radicalisée, le caractère politique des pratiques éducatives est devenu évident et des projets pédagogiques alternatifs ont vu le jour.
Ce double mouvement de «politisation de l’éducation» et de «pédagogisation de la politique» a donné naissance au discours dit fondateur de l’éducation populaire, dont nous pouvons résumer les traits distinctifs (et les variations propres aux différents contextes nationaux) de la manière suivante:[4]
- Lecture critique de la réalité sociale, en particulier des injustices générées ou amplifiées par le système capitaliste, et de la reproduction de l’ordre social assurée par le système éducatif.
- Choix éthico-politique émancipateur, dans la mesure où il y a identification à la construction d’une société dans laquelle on surmonterait les injustices et inégalités actuelles, projet qui s’identifiait au socialisme.
- Rôle dans la constitution de secteurs populaires en protagonistes de cette transformation sociale, en consolidant ses organisations et mouvements par le biais de l’éducation.
- Le fait éducatif comme formation d’une conscience critique chez les sujets de l’éducation populaire, comprise comme une prise de conscience de la réalité injuste et de la nécessité de la transformer.
- Création de méthodologies de travail reposant sur la construction collective du savoir, le dialogue et l’action.
L’existence de caractéristiques communes ne signifie pas que l’éducation populaire soit un courant homogène: comme toute construction historique, elle s’est parée de nuances et a adopté des optiques différentes d’un contexte national à un autre. Ainsi, sous la dictature militaire, l’éducation populaire au Chili avait pour cheval de bataille le rétablissement de la démocratie; ou encore, dans l’Amérique centrale des années 1980, l’éducation populaire était associée aux mouvements insurrectionnels, tandis qu’en Bolivie et au Pérou, elle était le fer de lance des revendications paysannes et indigènes. De même, les particularités historiques ont inspiré à chaque pays des pratiques particulières d’alphabétisation, d’éducation aux droits de l’Homme, d’éducation à l’égalité des sexes et d’éducation interculturelle. C’est pourquoi il faut voir dans l’éducation populaire plus qu’un corps doctrinal monolithique: elle s’est constituée en champ pédagogique se démarquant d’autres pratiques et courants pédagogiques.
«La démocratie n’est pas un cadeau que l’on reçoit. On se bat pour la démocratie.»
Freire
Sous l’empire de ces idées apparurent en Amérique latine une infinité d’organisations culturelles, de centres d’éducation pour adultes, de communautés ecclésiales et de cercles d’alphabétisation ainsi que de centres spécialisés dans sa promotion et dans le soutien aux expériences sur le terrain.5 Certains réseaux latino-américains, tels que la CELADEC (Comisión Evangélica Latinoamericana de Educación Cristiana) et le Conseil latino-américain d’éducation des adultes (CEAAL – Consejo de educación de adultos de América Latina), ainsi que notamment les revues Cultura Popular, tarea, la piragua et aportes, ont contribué à la diffusion de réflexions, idées, expériences et apports méthodologiques à l’échelle du continent.
À la fin des années 1980, l’éducation populaire était devenue un mouvement éducatif et un courant pédagogique critique prenant appui sur la prolifération de réseaux et espaces de rencontre à l’échelon national et continental. Dans le même temps se faisaient jour des remises en question et des idées nouvelles qui mettaient en avant la nécessité d’une remise à plat de certains principes et objectifs de l’éducation populaire.
Le «refondement» de l’éducation populaire
Entre la fin des années 1980 et 1995, une certaine insatisfaction à l’égard de certains des principes et contenus du discours «fondateur» de l’éducation populaire commença à se faire jour. Les bouleversements intervenus dans les contextes politiques international et latino-américain (effondrement du socialisme soviétique, chute du régime sandiniste, fin des régimes militaires et lancement de processus de démocratisation), ainsi que la reconnaissance des limites de ses propres pratiques éducatives (activisme, manque de systématisation, attention insuffisante portée au fait pédagogique, changement de sujets éducatifs, insuffisance de la discussion avec des paradigmes nouveaux), amenèrent certains éducateurs à insister sur la nécessité et l’urgence d’un «refondement» de l’éducation populaire.
En vérité, ce «refondement» de l’éducation populaire avait déjà commencé auparavant dans différents pays, face aux exigences imposées par les changements dans le contexte national ou par la discussion des apports politiques et pédagogiques de certains auteurs; cela fut le cas de la réception dans les années 1980 d’auteurs comme Antonio Gramsci et de la relecture de Paulo Freire, qui permirent de revaloriser la culture dans la politique et l’éducation, en intégrant à la discussion des concepts comme celui d’hégémonie et de dialogue des savoirs. En tout cas, et en résumé, les principaux glissements qui s’opérèrent au cours de la dernière décennie du XXe siècle dans chacun des noyaux discursifs du discours fondateur ont été les suivants:
- La lecture empreinte de la conscience de classe de la société latino-américaine et reproductionniste de l’éducation s’est enrichie d’autres apports et concepts, comme ceux d’hégémonie, de politique culturelle, de mouvements sociaux et de société civile, et on a commencé à revendiquer l’école comme espace d’innovation pédagogique.
- Abandonnant la représentation du pouvoir identifié à l’appareil de l’État et du changement politique assimilé à la Révolution, on a commencé à reconnaître le pouvoir comme une relation présente dans tous les espaces sociaux et à revendiquer la démocratie comme modèle politique souhaitable et viable pour les pays du continent; cela est allé de pair avec la revendication du quotidien, de la chose publique, avec la tentative d’influer sur les politiques publiques et éducatives et avec la participation dans les gouvernements locaux.
- On est passé d’une conception économiste et politisée des secteurs populaires à une reconnaissance de la pluralité des acteurs qui les constituent et de leur densité historique et culturelle; de cette manière, des catégories abstraites comme celles de classe laborieuse et de peuple ou de mouvement populaire sont apparues sous les traits concrets d’habitants, de femmes et de jeunesses populaires.
- Un glissement s’est opéré du développement d’une conscience critique de classe vers la reconnaissance de l’importance de la subjectivité des acteurs populaires et le renforcement de toutes les dimensions leur permettant de se constituer en sujets: culture, corps, émotions, valeurs, volonté, pensée critique et créativité.
- Le sentiment de sécurité que procure la sensation d’être en possession d’une Méthode (la dialectique) a cédé la place à la construction ouverte et incertaine de projets pédagogiques fondés sur le dialogue de savoirs, l’interculturel et la discussion avec d’autres courants pédagogiques.
Ces changements dans la conception politique et pédagogique de l’éducation populaire se sont exprimés dans la redéfinition de priorités et dans la concentration sur la pratique par de nombreux centres et réseaux d’éducation populaire en Amérique latine à la fin des années 1990 et au cours des premières années de cette décennie.
La relation étroite avec les mouvements et organisations populaires a été supplantée par la participation dans les nouveaux gouvernements nationaux et municipaux qui ont remplacé les régimes autoritaires; certains éducateurs populaires se sont vu confier des responsabilités en matière sociale ou éducative au sein des gouvernements de leurs pays.
Par ailleurs, dans le contexte de réformes éducatives lancées par les gouvernements qui ont succédé aux régimes militaires et comme résultat de processus de démocratisation politique, certaines ONG se sont spécialisées dans le rôle de soutien et de conseil dans les processus d’innovation en matière de cursus et didactique dans les écoles et dans la formation des maîtres en exercice; d’autres se sont tournées vers la promotion de ladite démocratisation et, par conséquent, vers l’éducation citoyenne, et se sont employées à influer sur la définition de politiques éducatives et sur la politique publique. Certains éducateurs et ONG sont même allés jusqu’à affirmer que, dans le contexte nouveau, l’éducation populaire n’est plus d’actualité et que des projets comme ceux de l’éducation citoyenne et aux droits de l’Homme sont davantage intégrateurs.
Cet enthousiasme à l’égard des processus de démocratisation à l’œuvre dans presque tous les pays du continent s’est lézardé lorsque les inégalités et injustices sociales croissantes liées à la généralisation du modèle néolibéral sont devenues évidentes. En deux décennies de mise en application des politiques d’ajustement, les indicateurs d’injustice sociale ont flambé dans tous les pays, tandis que le chômage et la non-observation des règles sont devenus les traits dominants du monde du travail; bénéficier d’une retraite et accéder aux services de santé sont des privilèges en voie d’extinction, tandis que la pauvreté et l’indigence touchent les deux tiers de la population du continent.
Actualité de la pensée freirienne et de l’éducation populaire au seuil du XXIe siècle
Face à cette détérioration des conditions de vie de la majeure partie de la population d’Amérique latine ou face aux formes d’oppression et d’exclusion anciennes et nouvelles, les formes les plus diverses de protestation se sont ravivées au cours de la dernière décennie du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle. Le continent commence à se réveiller avec les mouvements paysans et indigènes en Équateur, en Bolivie, au Brésil, en Colombie et au Mexique; en Argentine, les mouvements piqueteros, les assemblées de quartier et la mobilisation des classes moyennes et populaires contre le système financier, redonnent espoir dans l’action collective. Le Forum social mondial qui se tient à Porto Alegre depuis 2000 exprime et fait la synthèse de ces vents de changement dans le mot d’ordre «un autre monde est possible».
Cette augmentation et diversification des stratégies de résistance, des luttes sociales et l’émergence de nouveaux acteurs sociaux, ainsi que le renouveau de la gauche sociale sur l’ensemble du continent sud-américain ont mis l’éducation populaire au défi de réassumer son rôle de pédagogie critique et alternative. Les mouvements et organisations sociales attendent d’elle la formation de ses dirigeants et bases sociales, tandis que les initiatives d’économie solidaire et de développement alternatif ont une composante éducative et que les mouvements indigènes et paysans, de même que le travail auprès des jeunes, des femmes, des immigrés et des personnes déplacées par la violence, exigent des projets éducatifs qui tiennent compte notamment de leurs spécificités.
Ces nouvelles exigences posées à l’éducation populaire ont été formulées dans le cadre de la VIe assemblée générale du CEAAL à Recife (Brésil), à laquelle ont assisté plus de 200 éducateurs populaires d’Amérique latine, venus définir les défis que l’éducation populaire doit relever à l’heure actuelle ainsi que des lignes d’action à court et moyen terme. Dans les paragraphes suivants, je résume ces mandats incontournables accordés à l’Assemblée ainsi que leurs implications pour les institutions formatrices d’éducateurs comme c’est le cas de notre université:
- Une meilleure articulation de l’éducation populaire sur les mouvements sociaux, en tant que contribution à la construction démocratique; cela implique de créer des synergies entre les centres d’éducation populaire et entre les mouvements sociaux entre eux. Pour renforcer la formation de sujets individuels et collectifs de changement, il faut établir des alliances entre centres éducatifs populaires et mouvements sociaux autour de projets éducatifs pertinents. L’expérience de l’université indigène en Équateur et les accords passés entre certaines universités brésiliennes et le Mouvement des travailleurs ruraux sans terres (MST) peuvent ouvrir des pistes permettant de concrétiser l’idée d’une «université populaire» lancée dans le cadre de l’assemblée.
- L’éducation populaire doit reprendre son rôle dans la génération du savoir et de la pensée critique en se fondant sur sa spécificité pédagogique. En s’engageant de nouveau dans la voie ouverte par Paulo Freire, l’éducation populaire doit contribuer à construire des paradigmes proposant une alternative au discours hégémonique néolibéral et se fonder à cette fin sur ce qui lui appartient en propre: le champ éducatif. À cette fin, elle devrait animer la systématisation d’expériences et de savoirs éducatifs ainsi que le dialogue créatif avec d’autres angles de réflexion et d’action critique comme l’égalité des sexes, la théologie de la libération, la justice alternative et l’écologie.
- L’éducation populaire doit réactiver les espaces et méthodes de formation d’éducateurs populaires de base. Si l’on considère que les centres et structures historiques pratiquant l’éducation populaire existent en moyenne depuis 20 ou 30 ans et qu’une bonne partie des animateurs et activistes des mouvements sociaux sont des jeunes, le CEAAL doit s’attaquer à générer des stratégies à grande échelle de formation d’éducateurs à l’optique et aux méthodes de l’éducation populaire. Pour assurer une couverture à l’échelle du continent, il faudra recourir aux nouvelles technologies de communication.
- Il convient de repositionner le féminisme, les droits de l’Homme et l’écologie dans les discours et pratiques de l’éducation populaire. La spécialisation de l’éducation populaire s’est soldée dans certains cas par la fragmentation des pratiques éducatives, délégant la problématique de l’égalité des sexes, des droits de l’Homme et de l’environnement à des réseaux et centres spécialisés dans ces thématiques, évacuant ces questions des autres actions. Plus que «transversales», ces thématiques doivent être explicites, tant dans les pratiques éducatives que dans la vie quotidienne des centres éducatifs et des mouvements sociaux.
- L’éducation populaire doit conserver ses lignes d’action comme la démocratie, la citoyenneté et le pouvoir local, l’incidence sur les politiques publiques et, plus particulièrement dans le système éducatif, l’éducation, le multiculturel et l’interculturel. De même, en fonction des particularités nationales et régionales, l’éducation populaire doit relever des défis particuliers, comme en Colombie, où le conflit armé et le climat de violence sont à l’origine d’expériences d’éducation aux droits de l’Homme, d’éducation pour la paix, le «vivre-ensemble», et d’éducation des personnes déplacées.
Ces défis actuels de l’éducation populaire représentent une opportunité et une responsabilité incontournables pour les facultés et universités pédagogiques d’Amérique latine, en leur qualité de centres de recherche pédagogique, de formation des enseignants et de rayonnement socio-éducatif. Partant du constat selon lequel l’éducation est présente non seulement dans le contexte scolaire, mais aussi dans la multiplicité d’espaces sociaux dans lesquels l’éducation populaire est à l’œuvre, la formation des maîtres doit intégrer ces problématiques tout au long de ses programmes d’études. Par ailleurs, les universités dans leur ensemble doivent s’ouvrir aux dynamiques et aux acteurs sociaux et culturels parmi lesquels l’éducation populaire évolue.
Notes
1 Les lecteurs intéressés trouveront sur Internet un grand nombre de biographies et textes émanant de Freire ou le concernant.
2 Freire, Paulo (1983). el acto de leer y el proceso de liberación. [L’acte de lire et le processus de libération]
3 Freire, Paulo (2001). pedagogia da indignação [Pédagogie de l’indignation]
4 J’ai déjà développé cette idée dans d’autres écrits. Torres, Alfonso (2000). «Ires y venires de la Educación popular en América Latina». [Allers et venues de l’éducation populaire en Amérique latine]. In la piragua n°18, ceaal, mexico.
5 Citons à titre d’exemple pour la Colombie: CINEP, CEPECS, Servicio Colombiano, CEPALC, IPC et Dimensión Educativa.