« Germinal au royaume des plates-formes numériques ? »
L’auto-entrepreneuriat, et tout particulièrement dans le cadre des plateformes numériques typiques de l’uberisation : un salariat déguisé, dans le cadre duquel des stratégies de résistance para-syndicales et créatrices se font jour. L’enjeu : lutter pour les droits et pour le potentiel émancipateur.
« Espace de travail », une émission de Mediapart, consacrée aux questions sociales. Rachida El Azzouzi reçoit Jérôme Pinot, coursier à vélo et militant « anti-uberisation », et Patrick Cingolani, sociologue.
Quelques extraits…
Comment la révolution numérique a accéléré le précariat ?
Le développement de plateformes collaboratives (Uber, Foodora, BlaBlaCar…) a engendré le développement de nouvelles formes de domination et d’exploitation économique. Aujourd’hui, de plus en plus d’indépendants, d’auto-entrepreneurs, de freelance tentent de résister.
En même temps, ce précariat peut être émancipateur.
L’ambivalence de la précarité
La précarité est combattue par les travailleurs depuis les années 1980 (intérim, segmentation du travail, division des collectifs de travail, invisibilisation de certains travailleurs). Processus de dégradation des conditions de travail.
Mais, dans le même temps, la précarité porte en elle un potentiel alternatif, autour de la question de l’autonomie, de nouvelles formes de vie et un nouveau rapport au travail et à des modes de consommation.
Le lien entre précarité et pauvreté existe, mais il n’est pas automatique.
Ce précariat touche les classes populaires, mais s’est étendu aux classes moyennes.
Livreurs à vélo & autres auto-entrepreneurs de l’économie collaborative
Idée d’offrir du travail à des personnes qui
Payés à la tâche. Possibilité de travailler autant qu’on veut, ou plutôt autant qu’on peut, jusqu’à toucher ses propres limites.
Impression d’une liberté.
Très forte pression managériale.
Difficulté de dialogue avec les managers, à propos des rémunérations, des conditions…
Dépendance. Injonction au travail, monitoring du travail.
Intensification inhérente à ces formes de travail.
Accidents, maladie, congés : c’est alors qu’on se rend compte de tout ce qu’on perd à ne pas être salarié.
Le capitalisme de plateforme et ses conséquences pour les travailleurs
Question de l’algorithme et du monitoring.
Impression de souplesse. Mais dans le même temps, le GPS indique le bon chemin, l’algorithme incite à travailler aux heures de pointe, les clients notent les travailleurs.
Forme d’assujettissement, qui n’est plus un assujettissement à la présence physique du chef, mais un assujettissement à la technique et à une mathématisation du travail.
Aujourd’hui, le modèle de contrôle du travail, y compris d’ailleurs dans d’autres espaces de travail, c’est le GPS. Qu’on travaille chez Amazon, chez Uber ou TokTokTok, les travailleurs subissent une logique du GPS, un contrôle algorithmique du travail, un contrôle en surplomb. On a donc une forme d’accompagnement d’une certaine mobilité, mais qui est une mobilité contrôlée par la technologie.
Beaucoup de jeunes travaillant pour des plateformes numériques ont l’impression de ne pas avoir leur chef sur le dos, et en tirent une très forte impression de liberté. S’ils ne le croisent en effet pas plusieurs fois par jour à la machine à café, en revanche il est commun de recevoir un coup de fil « Comment ça se fait que t’es bloqué ? – Parce que j’ai crevé ». La liberté disparaît donc très très vite.
Le lien de subordination : comment repenser le droit du travail ?
Alors qu’on prétend que les travailleurs des plateformes numériques sont libres et autonomes, ils sont en fait subordonnés, peut-être pas à un chef, mais à un algorithme et à une puissance qui dicte la cadence et le rendement.
Aujourd’hui, un des enjeux des luttes des précaires sur la question des plateformes, est la requalification des contrats de prestation en contrats de travail, et ceci dans le monde entier. Aux États-Unis aujourd’hui, la plupart des procès sont des procès en requalification. Des travailleurs qu’on donne comme indépendants se battent pour être requalifiés en salariés.
Or la loi Travail 2016 voulait que les travailleurs de plateforme ne puissent pas revendiquer une requalification en salariat. Cet article a été heureusement annulé, même si la loi est passée.
C’est un travail, avec un donneur d’ordre et des salariés. Il y a une dépendance de fait des travailleurs, qui justifie la requalification en salariat. Ces gens là doivent pouvoir bénéficier du code du travail et des protections des salariés.
On pourrait peut-être aussi imaginer des formes de structures mixtes, qui permettraient d’allier des protections sociales, l’intégration de certaines formes d’indépendance dans un droit du travail qui s’élargirait et prendrait en compte ces spécificités.
Ces plateformes, même avec des travailleurs qui ne sont pas salariés, n’arrivent pas à gagner d’argent. Le combat a donc également une dimension symbolique : faire reconnaître que ces plateformes sont construites autour de l’absence de salariat, tout y est fait pour que le coût du travail soit minimal.
On pourrait essayer de travailler sur des plateforme qui ne soient plus collaboratives à vocation spéculative, mais qui soient collaboratives à but coopératif.
Organisation des travailleurs pour leurs luttes
Formes alternatives d’auto-organisation de travailleurs de plateformes numériques, de travailleurs indépendants. Là encore, il y a une hybridation entre un fonctionnement indépendant, et une forme liée au salariat. Il s’agit de tirer profit des deux figures.
Développement d’un collectif des coursiers, indépendamment des syndicats. Cette « nouvelle plèbe » peut-elle s’articuler à un mouvement ouvrier replié sur les figures spécifiques du travailleur industriel et du salariat ? Les syndicats ont pris contact avec ce collectif. Les membres du collectif, beaucoup de jeunes, ont souhaité en effet se syndiquer, car ils ont compris les limites du fait de s’auto-organiser à partir de zéro et de façon indépendante.
Il faut que les jeunes, qui se lancent dans le travail avec les plateforme numériques avec des valeurs fortes de liberté et d’indépendance, prennent conscience de l’importance de s’organiser collectivement dans des structures fortes et puissantes. Et de leur côté, il faut que les syndicats ouvrent leurs conceptions, et par exemple se développent sur les réseaux sociaux.
L’enjeu d’auto-organisation des acteurs est très important. Mais en même temps, il peut y avoir des formes de convergence et d’agrégation avec des syndicats. Il faut sortir d’une lecture dogmatique des choses où il y aurait d’un côté les syndicats et de l’autre les groupes de jeunes, il faut imaginer des formes mixtes. La tension entre les nouvelles formes d’action et l’action syndicale, c’est souvent la question de la confiscation de la parole et du pouvoir. Il n’y a en effet pas d’opposition fondamentale entre les formes d’organisation syndicale et les pratiques de ces nouveaux mouvements, mais ce sur quoi ils sont intraitables, c’est sur la question de la confiscation de la pouvoir et de la représentation.
Dans toutes les actions collectives, il y a le soupçon de manipulation, de prise de pouvoir. L’enjeu d’horizontalité doit être entendu par les organisations syndicales.
Cela dit, au moment de Nuit Debout, les NuitDeboutistes se réunissaient Place de la République, et à quelques mètres se réunissaient les coursiers à vélo de Take it easy pour attendre les commandes. Or très peu de coursiers ont rejoint Nuit Debout.
La génération des coursiers à vélo est née avec les outils numériques. Ils ont l’ambition non pas d’être éduqués, mais d’être entendus. On a souvent tendance à se représenter les gens comme prisonniers d’un rapport de domination, mais dans ce phénomène il y a une forme d’échappée et une créativité sociale. Il faut sortir de l’hégémonie d’un certain type de discours paternaliste, sans penser pour autant que les jeunes ont la science infuse. Mais il y a une dimension d’usage, de pratique, qui sont aussi des pratiques et des usages de contestation, même s’ils sont beaucoup moins visibles que les grands discours.
Il est important d’essayer de comprendre le monde du côté de la manière dont les acteurs le travaille de manière critique, à travers des conduites conflictuelles et alternatives, plutôt que de conclure qu’ils sont tous aliénés. Et ceci même si, évidemment, les gens peuvent s’illusionner. Mais ils ne sont pas toujours dupes de cette illusion. Parcours réflexif des individus, et importance des groupes dans la dimension de réflexivité.
Le pouvoir d’émancipation de la précarité ?
La précarité est une contrainte. Et la créativité naît de la contrainte.
Il y a une phrase dans l’économie collaborative : « The winner takes all », « le gagnant rafle tout ». C’est une logique darwinienne, la loi du plus fort, c’est très violent.
Les plateformes numériques vont dans le mur : faillite, revente au mieux, mais surtout probablement l’explosion de la bulle.
Il s’agit de se réapproprier ce marché sur un mode coopératif, avec une mode de redistribution beaucoup plus équitable et humain.
Les principaux utilisateurs des plateformes sont les jeunes de quartier : l’économie collaborative est faite pour eux. C’est un rôle pour eux, alors que justement la société actuelle leur retire tout rôle.
On parle de logiciels gratuits, d’open data : il est là le progrès, pas dans un modèle hyper-spéculatif, surtout quand on voit que les plateformes commencent à couler. Uber a des déboires juridiques et économiques : si eux s’effondrent, c’est tout le modèle qui va s’effondrer.
À lire aussi : note réalisée par Cyprien Tasset, publiée sur le site de La vie des Idées, à propos du livre « Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation », de Patrick Cingolani. J’en avais reproduit des extraits ici.