Dans son livre « Hommage à la Catalogne », qu’il a écrit en 1938, George Orwell livre un témoignage extrêmement intéressant d’une période qui reste très méconnue en France : la guerre d’Espagne, la révolution espagnole. Je conseille très fortement la lecture de ce livre. Il est très facile à lire, et extrêmement intéressant.
J’en reproduis ici un extrait qui m’a particulièrement marquée. Un passage où il présente les conceptions des trois grandes forces politiques du côté révolutionnaire : celle du PSUD (parti socialiste espagnol, qui soutenait en fait la ligne du parti communiste), celle du POUM (parti marxiste trotskiste), et celle des anarchistes.
L’ensemble du livre contribue à donner le contexte précis dans lequel ces conceptions s’inscrivent, et c’est pourquoi j’en conseille la lecture intégrale. Cependant, il me semble que la façon dont Orwell présente ces trois conceptions dépasse largement le contexte dans lequel elles se situent. Elles nous parlent à toutes et tous dans les choix stratégiques que nous avons à faire dans chacune de nos luttes.
Extrait
Ligne du PSUC = Ligne du parti communiste
La « ligne » du PSUC, qui fut prêchée dans le monde entier par la presse communiste et pro-communiste, était en gros la suivante :
« Actuellement, une seule chose importe : gagner la guerre ; sans victoire dans la guerre, tout le reste est sans signification. Ce n’est donc pas le moment de faire progresser la révolution. Nous ne pouvons nous permettre, ni de nous aliéner les paysans en les contraignant à la collectivisation, ni d’effaroucher les classes moyennes qui combattent à nos côtés. Et surtout, par souci de l’effet utile, nous devons en finir avec le chaos révolutionnaire. Nous devons avoir un gouvernement central fort à la place des comités locaux, et il nous faut une armée convenablement entraînée et totalement militarisée sous un commandement unifié. Se cramponner à des parcelles de pouvoir ouvrier et répéter comme un perroquet des phrases révolutionnaires, c’est mener une action non seulement vaine, non seulement gênante, mais contre-révolutionnaire, car elle conduit à des divisions qui peuvent être utilisées contre nous par les fascistes. En cette phase de guerre nous ne nous battons pas pour la dictature du prolétariat, nous nous battons pour la démocratie parlementaire. Quiconque tente de transformer la guerre civile en révolution sociale fait le jeu des fascistes, et, par le fait sinon par l’intention, est un traître. »
Ligne du POUM = ligne marxiste trotskiste
La « ligne » du POUM différait de celle du PSUC sur tous les points, sauf, naturellement, sur celui de l’importance de gagner la guerre.
« C’est une absurdité de prétendre s’opposer au fascisme au moyen de la « démocratie » bourgeoise. « Démocratie » bourgeoise, ce n’est là qu’un autre nom donné au capitalisme, tout comme fascisme : se battre contre le fascisme au nom de la « démocratie » revient à se battre contre une forme du capitalisme au nom d’une autre de ses formes, susceptible à tout instant de se transformer en la première. Le seul parti à prendre en face du fascisme, c’est le pouvoir ouvrier. Si vous vous proposez n’importe quel autre but plus restreint, ou vous tendrez la victoire à Franco, ou, au mieux, vous laisserez le fascisme entrer par la porte de derrière. D’ici la prise de pouvoir, les ouvriers doivent se cramponner à tout ce qu’ils ont conquis ; s’ils cèdent sur quoi que ce soit au gouvernement semi-bourgeois, ils peuvent s’attendre à être trompés. Ils doivent garder les milices ouvrières et les forces de police ouvrière constituées telles qu’elles le sont actuellement, et s’opposer à toute tentative de les « bourgeoisifier ». Si les ouvriers ne dominent pas les forces armées, les forces armées domineront les ouvriers. La guerre et la révolution ne doivent pas être séparés. »
Le point de vue anarchiste
Le point de vue anarchiste est moins facile à définir. Ou plutôt le terme « anarchiste » est abusivement appliqué à une multitude de gens d’opinions très variées. Néanmoins, ils différaient fondamentalement des communistes au point que, pour eux comme pour le POUM, le but visé était le pouvoir ouvrier et non la démocratie parlementaire. Ils adoptaient le mot d’ordre du POUM : « La guerre et la révolution ne doivent pas être séparées », mais se montraient à ce sujet moins dogmatiques. Voici, en gros, ce que voulait la CNT-FAI : 1/ Contrôle direct exercé sur chaque industrie (par exemple transports, industrie textile, etc.) par les ouvriers y appartenant, 2/ Gouvernement au moyen de comités locaux et résistance à toutes les formes de régime autoritaire centralisé, 3/ Hostilité sans compromis à l’égard de la bourgeoisie et de l’Église.
Les anarchistes étaient à l’opposé de la majeure partie des soi-disant révolutionnaires : si leur politique était assez vague, leur haine du privilège et de l’injustice était d’une intransigeante sincérité. Idéologiquement, communisme et anarchisme sont aux antipodes l’un de l’autre. Pour la pratique – c’est à dire quant à la forme de société souhaitée – il n’y avait entre eux qu’une différence d’accent, mais irréconciliable : les communistes mettent toujours l’accent sur le centralisme et l’efficacité, les anarchistes sur la liberté et l’égalité.