L’émission « La Grande table » sur France Culture recevait, le 4 février 2015, Miguel Benasayag, pour un état des lieux des nouvelles formes de souffrance psychique, en lien avec la crise, avec l’instantanéité, avec une forme d’isolement « toujours connecté ». Et pour cela, Miguel Benasayag articule la clinique avec l’émancipation, c’est-à-dire la psychanalyse avec la politique.
C’est à écouter en streaming ici.
Et je vous en propose des extraits choisis, l’idée étant de vous donner envie d’écouter toute l’émission..
Extraits choisis
Ces extraits sont nécessairement sortis de leur contexte du fait qu’ils sont extraits du dialogue initial. Je ne peux que conseiller la l’écoute de cette émission.
Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste
Son dernier livre : « Clinique du mal-être – La psy face aux nouvelles souffrances psychiques ». Éditions La Découverte.
Extraits choisis de l’émission :
La souffrance psychique manifeste une souffrance sociale
Il y a un constat qui est fait largement : la crise sociale, dans toutes ses dimensions (économique, culturelle, spirituelle), prends corps dans le corps et dans la tête des gens. Et cela fait bouger la façon de penser, la façon de souffrir, la façon de s’angoisser. La souffrance psychique manifeste une souffrance sociale. Ce n’est pas nouveau. Mais aujourd’hui c’est d’autant plus vrai que les gens sont balayés comme des feuilles dans la tempête par les crises, par le double message, très angoissant, véhiculé par les technociences, les économistes, et un discours général qui dit « Tout est possible ». Mais le vécu des gens, c’est que rien n’est possible. Les gens sont déchirés entre deux réalités : d’une part on leur dit « Grâce à la technologie, tout est possible dans le nouveau monde sans frontières », mais le vécu immédiat, c’est l’impuissance.
Désingularisation du processus de la souffrance. Solitude de plus en plus forte. Destruction de l’intériorité. Médicalisation de la vie.
La politique est un élément périphérique par rapport au processus de dislocation du vivant et de la culture qui est en train de s’opérer aujourd’hui. Le quotidien des gens, c’est que nous sommes hybridés avec les nouvelles technologies de la communication, lesquelles produisent une externalisation, une extériorisation de l’intériorité des gens. Si l’Homme (occidental) est celui du jardin secret, du pli (Leibniz), de l’intériorité, l’Homme qui est en train de se construire aujourd’hui est un homme du blog, de l’instantanéité, de Facebook, de la transparence. Il est très important de comprendre qu’il y a un changement, qui n’est pas qu’un changement culturel ou psychologique, qui est aussi un changement biologique, il y a une destructuration de cet Homme de l’intériorité, du pli, de la réflexion, vers un nouveau type d’humanité très tournée vers l’extérieur, le panoptique etc.
Or ce monde de l’instantanéité est un monde de difficulté de la réflexion. Il y a un changement. Il ne s’agit pas de dire que ce soit bon ou mauvais, mais il y a un changement. Ce changement est trop peu pensé.
Sur la solitude
Aujourd’hui, il ne suffit absolument pas d’être seul physiquement pour ne pas être en permanence connecté. Le dialogue avec soi-même devient très difficile. Il y a une solitude qui est une solitude « sans soi ». Ce n’est pas forcément grave, mais il faut réaliser ce phénomène là : il y a un phénomène de transformation anthropologique très important.
Eric Fassin :
Il n’y a pas d’un côté le psychisme, et de l’autre la société. Mais, une fois qu’on a posé le lien entre les deux, quelle est la nature de ce lien ?
Dans quelle mesure peut-on opposer le social au politique ? Les patients, pris dans leur « petite histoire », peuvent refuser ou être incapables de prendre en compte la « grande histoire ». Est-ce que cela ne peut pas s’expliquer politiquement ? N’y a-t-il pas qqch autour des discours politiques disponibles pour rendre compte politiquement de l’expérience individuelle ? Faire le lien entre l’histoire individuelle et la « grande histoire », ce ne sont pas simplement les individus qui le font, ce sont les discours sociaux, qui peuvent être ceux des politiques, ou ceux des thérapies (par exemple, la psychanalyse a pu oublier que la société existait) : est-ce le problème des individus, ou celui des discours politiques, au sens large, qui ne proposent pas une manière de penser ces expériences individuelles en sortant de soi-même.
L’individu n’existe pas
Miguel Benasayag :
L’idée que nous sommes des individus est une idée, ce n’est pas une réalité. Se sentir individu, cela ne veut pas dire que nous vivons comme des individus isolés. Plus on se vit comme des individus, plus on est massifiés. Or il y a un discours politique qui va dans le sens de parler aux gens comme s’ils étaient des individus consommateurs isolés. Mais c’est une illusion.
La division entre la « petite histoire » et la « grande histoire » est aussi une illusion, un point de vue imaginaire. La « petite histoire » est en pli. Il y a une certaine politique clientéliste de l’individu. On dit aux gens : « Coupez vos chaînes ! Pensez à vous ! ». Or la thérapie consiste à pouvoir comprendre que ce que nous vivons comme des chaînes, ce n’est pas ce qu’il faut casser. Ce que nous vivons comme des chaînes, il faut le connaître comme des liens. Ce qui apparemment m’enchaîne à mon époque, à mes parents, à mon environnement, et ce dont le discours libéral me propose de m’en libérer, en réalité ce sont des liens. La question n’est pas de casser quelque chose qu’on vit comme une chaîne : la question c’est d’arriver à l’assumer comme un lien. C’est la différence entre le pâtir et l’agir (Spinoza). Dans aucun des deux cas, le lien n’est cassé.
La souffrance comme terrain de lutte
La souffrance est devenu un terrain de lutte. Soit on la médicalise et on l’écrase, soit on voit dans la souffrance la manifestation de quelque chose de vivant, de subjectif, qui résiste à se plier.
Il ne s’agit pas d’être technophobe ou technophile, mais d’avoir une compréhension des hybridations de notre système cérébral dues aux hautes technologies.
Aujourd’hui, les patients regardent les soignants comme s’ils étaient des « vendeurs de véhicules d’occasion ».
Aujourd’hui, on propose d’éliminer les souffrances et les symptômes, grâce à des techniques. C’est très bien d’avoir des techniques qui permettent d’enlever la souffrance. Mais la limite est quand on enlève la subjectivité qui a provoqué cette souffrance.
Les patients arrivent dans une temporalité nouvelle. Ils ne veulent pas savoir le pourquoi du comment de leur souffrance. Ils veulent ne plus souffrir. Et comme la promesse technique des biopouvoirs actuels est « Je peux te soulager », cela encourage cette demande. On est tentés de répondre.
La souffrance est devenue aujourd’hui un champ de conflictualité très grande. Elle représente deux visions du monde. Entre celle qui propose de tout soulager coûte que coûte, et celle qui dit « Attendez, on va essayer de comprendre, de construire », tout en ne refusant pas de soulager. Ce sont deux conceptions du monde qui s’opposent aujourd’hui : l’une modulaire (« Je t’enlève le module qui te fait mal »), et l’autre plus organique et intégrée (« Dans quelle subjectivité, dans quelle historicité s’inscrit cette souffrance là ? »).
C’est la vieille opposition entre psychanalyse et psychiatrie. Mais le monde dans lequel cette opposition se jouait il y a quelques dizaines d’années était un monde dans lequel cette dislocation de l’Homme moderne n’avait pas eu lieu. Aujourd’hui, les thérapies comportementales, les thérapies modulaires (qui proposent d’enlever des modules et/ou de rajouter des modules), sont en phase avec un monde modulaire, un monde dans lequel les gens se vivent comme un agrégat.
Sur les attentats à Paris de janvier 2015
La manifestation du 11 janvier était plus un agrégat qu’un ensemble organique : chacun y est allé avec sa revendication propre. C’est ni bien ni mal, il ne s’agit pas de juger.
Les dessinateurs de Charlie étaient du même côté que les jeunes de banlieue qui, dans les salles de prière, cherchent un peu de dignité. Et de l’autre côté, il y a les terroristes, qui sont toujours du côté du pouvoir.
Ce qu’il s’est passé est une pure tristesse. Cette tristesse rend difficile le fait de ne pas être dans le pâtir, dans le retrait. La thérapie doit assumer ça. Nous devons arrêter la psychanalyse classique qui réduit le monde à papa et maman, et qui dit « Regarde ton nombril ». L’objectif de la thérapie, c’est de comprendre que « Ce qu’il t’arrive, ça arrive ».
Néolibéralisme & individu hédoniste
Nous sommes dans un monde néolibéral dans lequel tout peut être instrumentalisé : les activités humaines ne sont plus organisées par le désir mais par une sorte de rationalisation, de maximisation du capital humain.
Dans la dislocation du monde actuel, la macroéconomie et le néolibéralisme capturent le monde. Le noyau du néolibéralisme n’est pas économique. Aujourd’hui, l’irrationnel gouverne le monde au travers de la combinatoire macroéconomique qui est devenue indépendante des Hommes.
Les activités de l’individu hédoniste (la recherche du plaisir, l’idée qu’il n’y a pas de vérité, qu’il n’y a que le plaisir individuel qui compte) représentent le mode de capture des vies individuelles par la macroéconomie. L’irrationnel qui gouverne le monde est un retour du sacrificiel sous de nouvelles formes.
Une psychanalyse de gauche ?
Pour moi, être de gauche en 2015, en tant que latino-américain et Français, signifie se demander ce qu’est la gauche. Être de gauche aujourd’hui, c’est mettre en avant une question, et non pas des principes ou une pensée en termes de blocs. C’est un questionnement qui ne cède pas sur la solidarité, sur la justice, face aux impératifs du nouveau réalisme macroéconomique. Être de gauche c’est une recherche qui ne cède pas, même si on n’a pas grand-chose à affirmer.
Ce que je dis là est hérétique et inécoutable pour la plupart de mes collègues, qui considèrent que nous n’avons pas à nous mêler du rapport au monde qu’a notre patient. Or je crois que la psychanalyse existentielle phénoménologique que je pratique articule l’émancipation dans différentes dimensions.
Sur Franz Fanon
Intervention d’un des animateurs (Matthieu ?) :
Franz Fanon était à la fois psychiatre et une grande figure de la lutte anticoloniale. Il disait que dans les rêves, tout n’est pas que symboles. Un fusil peut être un fusil.
Pendant la guerre d’Algérie, quand des gens venaient le voir en disant « J’ai des problèmes dans mes relations avec ma femme » et qu’il se rendait compte que cette personne passait ses journées à torturer, il s’est dit « Je ne peux pas simplement régler son problème avec sa femme, si on ne règle pas le fait qu’il passe ses journées à torturer : je ne peux pas simplement l’aider à bien faire son métier de bourreau ».
Cela veut dire que la question politique n’est pas en dehors du psychisme. Et c’est peut-être cela la décision de mener une thérapie « de gauche » ?
Miguel Benasayag :
Je pratique une thérapie qui ne renonce pas à l’émancipation, dans le sens du lien tragique au monde, du Moi avec le Monde. Pour ma part, mon référent est David Cooper (?) qui était un psychiatre africain qui pensait que les fous étaient des révolutionnaires.
2 réflexions sur « Psychisme et politique : sortir de la souffrance »