« Puisque la répétition est l’art du pédagogue, qu’on nous permette une nouvelle fois d’insister sur la conviction que la pédagogie s’inscrit inévitablement dans un projet politique et social. N’en déplaise à ceux qui s’efforcent cyniquement de le camoufler ou à ceux qui ont déposé en cours de route ce fardeau devenu trop encombrant. En ce qui nous concerne, c’est en reliant ces deux engagements – l’action pédagogique et l’action syndicale – que nous entendons avancer au milieu de la foule de ceux qui ont rêvé d’un autre monde ».
« Pédagogie et révolution », par Grégory Chambat
Aux éditions Libertalia, collection Terra Incognita, 2011
J’en ai relevé quelques extraits que je vous propose, l’idée étant de vous donner envie de lire tout le livre…
Extraits choisis
Ces extraits sont nécessairement sortis de leur contexte du fait que je les présente ici hors du texte initial. Je ne peux que conseiller la lecture de ce livre.
« L’instruction est comme la liberté : elle ne se donne pas, elle se prend ». Joseph Jacotot
LE PARADOXE DE L’ÉCOLE
L’institution scolaire est une institution qui pose problème : lieu d’une possible diffusion d’instruments d’une augmentation de notre puissance de penser et d’agir, elle est aussi le lieu de la légitimation et de l’intériorisation de l’ordre social existant, c’est-à-dire de la domination. (Préface de Charlotte Nordmann)
Ceux qui savent de quoi ils parlent sont ceux qui font.
La pédagogie s’inscrit inévitablement dans un projet politique et social.
Il est nécessaire de « changer l’école pour changer la société, [et de] changer la société pour changer l’école ».
L’éducation a toujours été considérée comme le pivot de l’oppression des puissants, et en même temps de l’émancipation des opprimés.
« Éduquer ce n’est pas emplir un vase, éduquer c’est allumait un feu ». Montaigne
Les pratiques de groupe, l’apprentissage de la coopération et de l’entraide sapent les valeurs promues par l’école, que ce soit la réussite individuelle, la compétition, la soumission…
Faire basculer cette pédagogie de la pacification à l’émancipation.
Ne plus seulement améliorer mais aussi combattre.
UN MYTHE QUI A LA VIE DURE : L’ÉCOLE DE FERRY SELON FOUCAMBERT
Lois sur l’école primaire de Jules Ferry : 1881 (école gratuite) et 1882 (instruction obligatoire et enseignement public laïc).
Jules Ferry ne cache nullement son ambition de « mettre fin à l’ère des révolutions ».
Assurer la paix civile.
Les victoires de Jules Ferry
« Instruire en détournant contre lui l’instruction que le peuple revendiquait pour son émancipation » (Foucambert).
Le combat pour l’égalité n’a cessé de reculer au profit de l’ « égalité des chances ».
L’ « innovation » a remplacé l’émancipation.
Pédagogie de la nostalgie
« L’école de Jules Ferry modèle le futur en enfermant la réflexion éducative dans l’illusion d’un monde clos et protégé où tout effort, par-delà les inégalités sociales, devrait porter également ses fruits, où le respect mutuel abolirait l’injustice, où le sérieux ouvrirait à chacun les perspectives d’un bonheur qui se mérite. » (Foucambert)
Entre 1965 et 1970, avec la fin du « certif » et l’entrée de tous les élèves en sixième, commence l’ère du mythe.
La « communale » contre la Commune
Pour former une main-d’œuvre issue des campagnes, mais plus encore pour « convaincre de la légitimité de ce nouveau projet économique et social », la diffusion d’une instruction généralisée est une nécessité.
Établir un nouveau contrat social, créer une communauté nationale capable de masquer les contradictions sociales.
L’escroquerie de l’égalité des chances : donner à chacun des « chances » égales d’accéder aux échelons les plus élevés d’une société inégalitaire.
Ferry résume ainsi son cynique tour de passe-passe : « C’est l’absence d’éducation chez le prolétaire qui crée le sentiment et la réalité de l’inégalité ».
Quels savoirs enseigner ?
« Le problème fondamental n’est pas l’accès au savoir mais l’accès à la production du savoir » Jean Foucambert
La première victime de cette « standardisation » fut l’enseignement mutuel adopté par le mouvement ouvrier.
Selon Jules Ferry : « Il est nécessaire que le riche paye l’enseignement du pauvre, et c’est pas là que la propriété se légitime ».
La question pédagogique
« La promotion collective va se transformer en course à la réussite individuelle » (Foucambert)
Incontournables piliers pédagogiques : discipline, « par-cœur », mérite, élitisme, « faire-semblant », synthétisme.
AUX SOURCES DU SYNDICALISME : NI CURÉS, NI PATRONS, NI ÉTAT
Le mouvement de 1848 fut qualifié de « République des instituteurs ».
Deux stratégies différentes
Un ennemi commun à combattre : l’Église et sa main-mise sur l’enseignement.
Cet anticléricalisme fera bon ménage avec des intérêts gouvernementaux bien plus conservateurs.
« L’ignorance rend le peuple turbulent et féroce ; l’instruction doit assurer l’ordre public et le repos de l’avenir » (Guizot, ministre de l’Instruction publique)
Le syndicalisme est reconnu officiellement par la loi de 1884.
Instruire et révolter
L’école est un instrument de la domination de la classe possédante.
Pour s’émanciper, le prolétariat doit s’instruire.
« Instruire pour révolter » Fernand Pelloutier
La tentation de créer un enseignement primaire directement rattaché aux Bourses du travail est grande. Quand bien même les délégués en auraient conscience, cela reviendrait à réclamer la liberté de l’enseignement, et donc la « légitimation » des écoles privées.
Les instituteurs laïques ont suppléé les ecclésiastiques, mais l’esprit déiste n’en a pas moins subsisté, soit dans les livres consacrés à la jeunesse, soit dans la bouche des instituteurs.
Défendre l’État pour défendre la « laïque » ?
Le débat s’engage entre ceux qui souhaitent un soutien tactique à l’école publique contre les curés, et ceux qui refusent toute concession face au système éducatif étatique.
Leçons d’histoire
L’influence étouffante de l’idéologie bolchevique, puis stalinienne, sur le mouvement ouvrier explique également le renforcement du culte de l’État et le soutien à la politique de « nationalisation » qui se réalisera à la Libération.
« INSTRUIRE POUR RÉVOLTER » : PELLOUTIER OU LA PÉDAGOGIE D’ACTION DIRECTE
Fernand Pelloutier, 1867-1901, militant syndicaliste révolutionnaire socialiste et libertaire français.
Pelloutier contre l’école
Combattre quotidiennement ceux qui se dressent contre l’émancipation : la bourgeoise, son État, son armée, sa police, sa justice, mais aussi et surtout son idéologie qui permet à une infime minorité de légitimer son pouvoir.
Cette oppression idéologique, il la pourchasse et la traque dans l’art et dans l’école. Ces deux « appareils idéologiques d’État », comme on dirait aujourd’hui, ont ceci de commun qu’ils sont à la fois les pires chaînes pour l’humanité exploitée et les outils qui lui permettront de se forger un autre avenir.
Les hommes « fiers et libres » qu’il espère voir un jour prendre en main leur destin.
Tout enseignement étranger à ses destinataires est voué à la manipulation.
Travail de classe
« Culture de soi-même », « Science de mon malheur ».
« La bourgeoisie ne dompte pas le peuple, elle le siffle »
Rendre viable une société d’hommes fiers et libres.
Seul l’homme instruit peut être libre et capable de s’autogouverner, de se débarrasser de toutes les oppressions.
L’action syndicale directe est également le moteur qui doit pousser les ouvriers vers cette culture de soi-même.
Pour Pelloutier, l’éducation est l’antithèse de la propagande.
L’enseignement mutuel, à l’origine d’une pédagogie syndicaliste ?
« L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »
« Pédagogie d’action directe »
Enseignement mutuel : le maître s’occupe de plusieurs dizaines d’élèves (en moyenne 150, divisés en groupes) pris en charge par des élèves-moniteurs.
Cette organisation attribue aux élèves eux-mêmes un rôle pédagogique et repose sur la mise en commun des connaissances au service de tous.
« Les enfants apprennent de bonne heure à ne compter pour rien l’autorité de l’âge, à n’avoir confiance que dans le mérite qu’ils se persuadent d’avoir.
Le meilleur des gouvernements est celui où l’on n’obéit qu’à ses égaux. »
Vers un pédagogie d’action directe
L’éducation s’ancre dans le réel, puis dans les livres.
Autoéducation.
La déqualification qui menace le travailleur « contre la tendance dominante dans l’industrie moderne à faire de l’enfant un manœuvre, un accessoire inconscient de la machine, au lieu d’en faire un collaborateur intelligent. »
Cet enseignement, réellement mise en pratique avec succès dans les cours des Bourses, se singularise par son refus de se présenter uniquement comme un enseignement « technique » et sa volonté d’aborder aussi une réflexion « théorique et critique » sur le métier, son organisation et ses finalités.
Combattre l’ignorance « qui fait les résignés ».
Une méthode d’enseignement syndicaliste ?
« L’enseignement devrait donc avoir pour objectif premier d’exercer l’esprit plutôt que la mémoire.
Deuxièmement, d’inculquer uniquement, mais à fond, le mécanisme de toutes les connaissances, de façon que le jeune homme […] eût la clef de toutes les sciences ».
Enseignement intégral : « méthode qui se propose uniquement de fournir aux individus le moyen d’acquérir des connaissances et de les utiliser suivant leurs aptitudes ». (Pierre Denis)
ALBERT THIERRY, L’HOMME EN PROIE AUX ENFANTS
Albert Thierry, 1881-1915, instituteur et syndicaliste français.
Questionner ce dialogue impossible, cet insupportable conflit entre les aspirations de l’enseignant et la résistance de l’élève.
« C’est de mes élèves que je voudrais tirer toute ma pédagogie. Leur désir, je l’épie ; leur volonté m’indique leurs besoins, leur expérience me fournit mes exemples, leur curiosité dirige ma méthode, leur fatigue commande mes inventions »
C’est bien avec les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui qu’il faudra changer le monde.
Telle révolution, telle éducation
À la révolution des barricades, il oppose, en préambule à ses Réfleions sur l’éducation, la révolution constructive, œuvre patiente et quotidienne.
Mépris érigé en dogme pour tout ce qui est « manuel ».
Le refus de parvenir
Ne pas céder aux mirages de l’école républicaine.
Faire carrière ? Mais au prix de combien de renoncements et de douleurs ?
« Refuser de parvenir, ce n’est ni refuser d’agir ni refuser de vivre : c’est refuser de vivre et d’agir aux fins de soi. »
Quelle école pour la classe ouvrière ?
Cette école n’apportera pas la révolution – c’est entendu -, ce n’est pas à elle de le faire, mais au syndical.
L’enfant, préservé des classements, punitions et examens, y viendra [à l’école] pour y acquérir « l’outillage » indispensable : outillage intellectuel (lire, écrire, compter, mais également observer et s’exprimer), outillage physique (pratique raisonnée de la gymnastique, de l’hygiène, alimentation…) et moral.
FRANCISCO FERRER : UNE ÉCOLE POUR LA SOCIALE ?
Francisco Ferrer, 1859-1909, pédagogue espagnol, fondateur de l’École moderne rationaliste
Les six principes constitutifs de l’École moderne :
– Coéducation des sexes
– Coéducation des classes sociales
– Hygiène scolaire
– Autodiscipline
– Autonomie et liberté de l’enfant
– Refus des examens
Moderne, l’école de Ferrer ?
- Le rejet quasiment maniaque de toute parcelle de dogmatisme ;
- La libre discussion avec les enfants, telles les prémices des débats philosophiques ;
- La correspondance, dont la forme est adoptée dans le manuel de lecture ;
- Les sorties scolaires à la campagne ou à l’usine ;
- Le bannissement de tout réprimande, sanction ou punition ;
- La disparition des examens ;
- L’attention protée à l’élaboration d’un mobilier véritablement adapté à la physionomie des enfants.
Fondateur de réalités et réalisateurs d’idées
« Il me semble que travailler, dès à présent, en vue de l’abolition de la peine de mort ou de la grève générale, sans savoir comment nous élèverons nos enfants, c’est commencer par la fin et perdre du temps ».
La conviction de l’indispensable convergence entre le combat social/syndical et le combat pédagogique.
« La société craint de tels hommes ; elle n’acceptera jamais une éducation qui les produise ».
ESPAGNE 1936 : L’ÉCOLE FAIT SA RÉVOLUTION
Décret de constitution du Conseil de l’école nouvelle unifiée, 27 juillet 1936 :
« La volonté révolutionnaire du peuple a supprimé l’école de tendance confessionnelle. C’est le moment venu pour une nouvelle école qui s’inspire des principes rationalistes du travail et de la fraternité humaine. Il faut organiser une école nouvelle unifiée, d’une façon telle que non seulement elle se substitue au régime scolaire que le peuple peut détruire, mais aussi qu’elle crée une vie scolaire qui s’inspire d’un sentiment de solidarité universelle et du respect des diversités sociales et individuelles, et qui a pour base la suppression de toute classe de privilèges. »
Révolution dans l’école
« Les internats, les maisons de correction et les casernes scolaires disparaissent ; l’idée d’éducation se substitue à celle du châtiment. L’école nouvelle est l’expression d’un idéal social et d’une pédagogie détachée des traditions autoritaires. » (L’Espagne antifasciste, 1936)
« Nous ne voulons ni école ouvrière ni école bourgeoise […] De la même manière que nous considérions comme nuisible que la vieille école enseigne à l’enfant à crier « Vive le roi ! », « Vive la République ! », nous pensons qu’il est également néfaste de lui apprendre à crier : « Vive Marx ou Bakounine ! », « Vive la révolution ! » » (Tierra y libertad, 1937)
L’école nouvelle « fait exception à la règle, qui veut que chaque secte, chaque parti dans le cours de l’histoire, n’a rien fait que modeler l’esprit de l’enfant selon ses normes et ses dogmes. De cette façon se sont formés des troupeaux sans idée propre, qui ont changé de couleur politique, sociale ou religieuse, mais qui ont conservé le même sentiment grégaire, la même structure mentale de servilité et de refoulement des instincts naturels » (L’Espagne antifasciste, 1936)
« Éducation, pain et tendresse »
« Que tous les enfants aient du pain, de la tendresse et de l’instruction dans la plus absolue condition d’égalité et que soit assuré le libre développement de leur personnalité » (L’Espagne antifasciste, 1936)
Vers l’autogestion
« L’organisation interne est régie par la démocratie la plus absolue. Tous les problèmes qui se présentent sont résolus par des assemblées communes d’enfants et de professeurs. On comprend facilement qu’avec ce procédé, il n’y ait besoin d’aucun directeur » (Umbral, 1937)
Éducation syndicale
Les manuels sont proscrits, remplacés par un cahier personnel où les dessins tiennent une place prépondérante.
Plus de classes, les tables individuelles bougent à volonté, le professeur a perdu sa chaire pour se retrouver au milieu des enfants qu’il suit durant tout leur séjour à l’école, à moins qu’ils ne demandent à changer de groupe.
Ce ne fut pas un « essai »…
Le mouvement ouvrier a porté pendant des années la multiplication de ces espaces éducatifs, modestes ou grandioses, sans attendre que la société change pour changer l’école.
KORCZAK : L’AUTRE INSURRECTION DE VARSOVIE
Janusz Korczak, 1878-1942, médecin-pédiatre, pédagogue et écrivain polonais.
Reconnaître dans les enfants « non pas les personnes de demain, mais des personnes d’aujourd’hui ».
L’éducation comme révolution
« Je ne serai pas écrivain, mais médecin. La littérature, c’est seulement des mots, la médecine, des actes »
« La médecine peut prévenir et guérir les maladies ; elle ne peut améliorer les individus. Aussi décide-t-il d’enseigner et d’éduquer, ce qui lui donnera de plus grandes possibilités d’influer sur les esprits et, partant, d’améliorer la société » (Alexandre Lewin)
L’émancipation des opprimés sera l’œuvre de leurs enfants
Le pari d’une humanité qui pourrait se libérer en émancipant ceux qui portent son avenir.
Se taire ou combattre : le défi est aussi simple que radical : si on ne sauve pas les plus opprimés des opprimés, personne ne sera sauvé.
Les droits des enfants :
1- Le droit de l’enfant à la mort
2- Le droit de l’enfant à vivre sa vie d’aujourd’hui
3- Le droit de l’enfant à être ce qu’il est
Non pas apprendre la démocratie, mais la pratiquer
On ne peut parler de justice sans défendre le droit de s’exprimer, de participer aux décisions qui nous concernent, d'(auto)gérer sa vie, quels que soient son âge et son origine sociale.
« Autogestion pédagogique » :
« Remplacer le dirigisme par la non-directivité, la contrainte par le consentement mutuel, l’arbitraire par la loi, la dépendance par l’autonomie, l’individu égoïste par l’être collectif » (Ahmed Lamihi)
Une pédagogie au travail
Cette « école de la vie » est justement celle qui entend avoir une prise sur le réel, pour pouvoir le transformer. C’est même le moteur du principe de coopération conçue comme la participation de tous à la transformation active du monde.
L’opposition entre travail manuel et travail intellectuel est abolie, puisqu’il s’agit d’apprendre à « voir, comprendre et aimer, tout comme à lire et écrire ».
Ces principes, ces pratiques, se proposaient tout autant de revaloriser le travail que les travailleurs.
Éduquer les éducateurs pour apprendre aux enfants à devenir eux-mêmes
« On ne comprend pas les autres hommes, on ne les transforme pas si l’on ne se transforme pas soi-même. […] Plus le niveau spirituel de l’éducateur est pauvre, plus sa morale est incolore, plus grand sera le nombre des injonctions et interdictions qu’il imposera aux enfants, non pas par souci de leur bien, mais pour sa propre tranquillité et son propre confort ».
Rompre avec les deux piliers de l’éducation traditionnelle : le modèle et la contrainte.
« Tu manques d’expériences ? Tant mieux si « expérience » veut dire : ramper toute sa vie ».
« Les élèves des « écoles de la mort » reçoivent une réponse avant qu’ils s’éveillent à une question, une réponse superficielle, souvent cyniquement affirmative et arrogante ».
Une dialectique de l’individuel et du collectif, appliquée à la pédagogie, au social ou à l’engagement militant.
« UNE SOCIÉTÉ SANS ÉCOLE » : IVAN ILLICH
Ivan Illich, 1926-2002, penseur de l’écologie politique, Autrichien.
« Dans le monde entier, l’école nuit à l’éducation parce qu’on la considère comme seule capable de s’en charger »
L’institution scolaire
Les différentes institutions (école, travail, médecine, transports…) façonnent la société de consommation tels des « outils de conditionnement puissants et efficaces – qui produiront en série une main-d’œuvre spécialisée, des consommateurs dociles, des usagers résignés ».
Toute institution devient alors « contre-productive » et ne vise plus que sa propre conservation, y compris au détriment des services qu’elle prétend assurer.
« Santé, instruction, dignité humaine, indépendance, effort créateur, tout dépend alors du bon fonctionnement des institutions qui prétendent servir ces fins, et toute amélioration ne se conçoit plus que par l’allocation de crédits supplémentaires aux hôpitaux, aux écoles, et à tous les organismes intéressés… »
L’école contre l’éducation
« Nous sommes tous prisonniers du système scolaire, si bien qu’une croyance superstitieuse nous aveugle, nous persuade que le savoir n’a de valeur que s’il nous est imposé, puis nous l’imposerons à d’autres -production et reproduction du savoir. »
En dépit de ses prétentions universelles, le modèle de scolarisation obligatoire est incapable de s’imposer à l’échelle de la planète.
Bien qu’en apparence généreux, le projet de vouloir étendre de façon systématique ce système onéreux et élitiste est aussi utopique qu’irresponsable.
La massification n’assure pas une répartition égalitaire des savoirs et de la culture.
Toute « démocratisation » de l’école tend moins à faire reculer l’ignorance qu’à accentuer les inégalités et renforcer son pouvoir normatif sur la société.
Les lois scolaires font du diplôme l’étalon de toute réussite sociale.
« L’école est devenu la religion mondiale d’un prolétariat modernisé et elle offre ses vaines promesses de salut aux pauvres de l’ère technologique. L’État-nation a adopté cette religion, enrôlant tous les citoyens et les forçant à participer à ses programmes gradués d’enseignement sanctionnés par des diplômes »
L’école de la consommation
En alimentant et en entretenant la confusion entre la consommation de l’instruction et le véritable savoir, l’école nous éloigne de la connaissance et de l’épanouissement.
« L’apprentissage est une chose plus qu’une activité. Une chose qui peut être accumulée et mesurée, et qui permet aussi de mesurer la productivité de l’individu dans la société. Autrement dit, sa valeur sociale… »
Vraies et fausses ruptures
Toute tentative pour démocratiser cette institution de l’intérieur est vouée à l’échec.
Quatre idées-forces structurent l’analyse d’Illich :
- La scolarisation universelle, même inspirée de principes alternatifs, n’est et ne sera jamais viable ;
- La révolution éducative n’est affaire ni de nouveaux outils, ni de nouveaux rapports enseignants/enseignés, ni de nouvelles méthodes ;
- Face au gavage institutionnel, il convient d’opposer l’apprentissage en réseau permettant non seulement d’apprendre, mais aussi de partager, d’éveiller la curiosité tout au long de la vie ;
- Ce n’est pas seulement l’école qu’il faut déscolariser, mais la société dans son ensemble.
Quel projet éducatif ?
« Le but qu’il faut poursuivre, qui est réalisable, c’est d’assurer à tous des possibilités éducatives égales. Confondre cet objectif et la scolarité obligatoire, c’est confondre le salut et l’Église. »
Les réseaux traditionnels d’éducation populaire :
« Ni dans le Nord ni dans le Sud, les écoles n’assurent l’égalité. Au contraire, leur existence suffit à décourager les pauvres, à les rendre incapables de prendre en main leur propre éducation. Dans le monde entier, l’école nuit à l’éducation, parce qu’on la considère comme seule capable de s’en charger ».
« Il faut un village pour éduquer un enfant ». Dicton africain
Modes traditionnels de transmission du savoir.
L’éducation aux valeurs passe alors par l’action sur les conditions de vie ordinaires.
Actualité d’Illich
Sa critique sans appel de la société marchande, sa dénonciation du mythe du progrès, son adhésion aux théories de la « décroissance ».
Condamnation explicite du modèle social de l’État.
« L’école est l »agence de publicité qui nous fait croire que nous avons besoin de la société telle qu’elle est ».
LA PÉDAGOGIE DES OPPRIMÉS DE PAULO FREIRE
Paulo Freire, 1921-1997, pédagogue brésilien.
Pédagogie de la révolution
Projet éducatif et projet social sont indissociables l’un de l’autre.
« Caractère essentiellement pédagogique de la révolution »
Pédagogie de l’opprimé
Une pédagogie « qui fait de l’oppression et de ses causes un objet de réflexion des opprimés d’où résultera nécessairement leur engagement dans une lutte pour leur libération, à travers laquelle cette pédagogie s’exercera et se renouvellera ».
« Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble , par l’intermédiaire du monde ».
Opprimés et oppresseurs
Tout acte éducatif véritable doit avoir pour objectif, bien plus que le savoir, la réalisation pleine et complète de l’humain en chacun de nous.
« Voilà la grande tâche humaniste et historique des opprimés : se libérer eux-mêmes et libérer leurs oppresseurs. Ceux qui oppriment, exploitent et exercent la violence ne peuvent trouver dans l’exercice de leur pouvoir la force de libérer les opprimés et de se libérer eux-mêmes. Seul le pouvoir qui naît de la faiblesse sera suffisamment fort pour libérer les deux. »
Pour mener à terme cette libération, le dominé doit comprendre qu’il abrite aussi en lui l’oppresseur (à qui il rêve de ressembler et qui lui semble le modèle ultime de l’humanisation) et que la peur de la liberté l’habite.
Le rôle d’une éducation véritable est de dépasser cette peur, de faire prendre conscience à l’opprimé de sa dualité pour qu’il se sépare de la partie de l’oppresseur qui est en lui.
Pour changer le monde, il faut d’abord le comprendre. Pédagogue et révolution ne peuvent se dissocier.
Vraie et fausse éducation
Conception bancaire de l’éducation où l’enseignant déverse un « dépôt » dans l’esprit de ses élèves.
Les méthodes, qui sont en même temps les valeurs, de cette éducation « bancaire ».
« La liberté est une conquête, non une donation, et elle exige un effort permanent. »
La « méthode » d’éducation dialogique
Comment transmettre une culture qui ne soit ni intellectuellement ni politiquement aliénante ?
Dépasser l’individualisation du problème, prendre conscience de sa capacité de changer le monde avec les autres.
L’éducateur se fait « animateur culturel », il se met en position non plus d’enseigner à l’éduqué, mais d’apprendre avec lui.
L’objectif est de faire émerger des « thèmes générateurs » qui feront sens pour les éduqués et serviront de déclencheurs au processus d’apprentissage.
Des contradictions qui trahissent la présence de l’oppresseur dans les représentations de l’opprimé.
Libérer la parole au sein de « cercles culturels ».
Le social en héritage
Freire invite le pédagogue à prendre parti, non comme un supplément d’âme à sa mission éducative, mais comme le fondement de son action.
Limites et interrogations
Freire s’intéresse exclusivement à la question de l’alphabétisation des adultes, secteur bien particulier et dont les enjeux ne recoupent pas nécessairement ceux de l’enseignement « traditionnel ».
L’enseigné possède un savoir, il n’est pas un réceptacle qu’il suffirait de remplir.
L’éducation sera révolutionnaire ou aliénante, non par son contenu mais par le rapport, la relation éducateur/éduqué qu’elle instaure.
Cette pédagogie ne peut être élaborée ni mise en pratique par les oppresseurs : il serait impensable que des oppresseurs encouragent et, a fortiori, pratiquent une éducation libératrice.
BOURDIEU & L’ÉCOLE
Pierre Bourdieu, 1930-2002, sociologue français.
Paradoxe de la doxa : intégration corporelle de la domination.
L’habitus, façonné par la répétition d’expériences proprement physiques tendant à leur perpétuation.
Il s’agit autant d’un dressage que d’un apprentissage modélisant une « mémoire » du corps où les perceptions sensibles et la pensée rationnelle s’entremêlent.
« Sans l’adhésion des dominés, en effet, la domination ne pourrait se perpétuer » (Charlotte Nordmann)
Cette adhésion, contrairement à la théorie de l’idéologie, est une connaissance, un savoir (une « raison pratique »), la connaissance des règles du monde social.
Le rapport au langage, monopole de la classe dominante, constitue le « capital culturel ».
Centralité de la question scolaire
Le niveau scolaire « autorise » son détenteur, « sommé d’être à la hauteur de sa définition sociale ».
Parallèlement, toute parole non légitimée scolairement est socialement illégitime.
« La fiction de l’égalité permet de reproduire l’inégalité »
L’école demande « uniformément de tous ceux qu'[elle] accueille qu’ils aient ce qu'[elle] ne donne pas ».
Elle reproduit, légitime et « naturalise » la place de chacun pour qu’il y reste.
Contre-feux aux contresens
« En l’état actuel de la société et des traditions pédagogiques, la transmission des techniques et des habitudes de pensée exigées par l’école revient primordialement au milieu familial ».
Ambiguïté de l’analyse
Rompre avec « le hasard des talents individuels, c’est-à-dire, en fait, la logique des privilèges sociaux. »
« Le système scolaire enseigne non seulement un langage, mais un rapport au langage qui est solidaire d’un rapport aux choses, un rapport aux êtres, un rapport au monde complètement déréalisé ».
Résistances
Les impasses de la théorie d’émancipation de Bourdieu, incapable de saisir la résistance sociale des opprimés au-delà de la « délégation » et/ou de l’alliance avec le monde intellectuel.
Le langage des dominés n’est pas seulement illégitime socialement, il est aussi, selon Bourdieu, dans l’incapacité fondamentale de dépasser l’immédiat et de porter un discours émancipateur collectif.
Les dominés n’ont pas de parole… Terrible conclusion, impasse théorique et politique.
Deux issues s’offrent alors aux dominés :
- Le recours à la délégation de la parole dominée : « La dépolitisation culturelle des dominés implique en effet qu’ils n’ont pas les moyens techniques de former leur propre opinion politique, et doivent recourir à des représentants, lesquels « portent » moins leur parole qu’ils ne la constituent »
- L’accession à la culture pour traduire dans la langue des dominants les plaintes des dominés.
Une « solution » qui maintient au bout du compte un rapport dominé/dominant (le porte-parole, le savant, l’expert).
Cette prise de conscience de « la dignité culturelle implique une forme de soumission aux valeurs dominantes et à certains des principes sur lesquels la classe dominante fonde sa domination, comme la reconnaissance de hiérarchies liées aux titres scolaires ou aux capacités que l’École est censée garantir ».
Pour le militant et le pédagogue, l’œuvre de Bourdieu est un outil sans pareil pour comprendre les processus cachés de la domination et de reproduction sociale.
JACQUES RANCIÈRE : L’ÉCOLE OU LA DÉMOCRATIE ?
Jacques Rancière, 1940- , philosophe français.
La démocratie reste, aujourd’hui, un scandale.
Le blasphème démocratique
Tout pouvoir est condamné à combattre les principes originels de la démocratie du fait de sa nature même de pouvoir.
L’homme démocratique, ce consommateur avide, cet individu égocentrique, ce gréviste égoïste et archaïque.
Les chemins de l’émancipation
Jacotot, ce « maître ignorant » qui enseigne ce qu’il ne sait pas.
« Le savoir n’appartient pas à ceux qui savent, il se construit entre ceux qui ne savent pas. »
Ce sont les actions qui créent les rêves, et non l’inverse.
« Qui part de l’inégalité est sûr de la retrouver à l’arrivée ».
La leçon du maître ignorant
Expliquer qqch à l’ignorant, c’est « d’abord lui expliquer qu’il ne comprendrait pas si on ne lui expliquait pas, c’est d’abord lui démontrer son incapacité ».
« L’instruction du peuple n’est pas simplement un instrument, un moyen pratique de travailler au renforcement de la cohésion sociale. Elle est proprement une « explication » de la société, elle est l’allégorie en acte de la manière dont l’inégalité se reproduit en « faisant voir » l’égalité […] La société se représente ainsi à la manière d’une vaste école ayant ses sauvages à civiliser et ses élèves en difficulté à rattraper. »
La haine de l’école
Si la démocratie est ce scandale qui proclame la capacité de n’importe qui à gouverne, l’école en est un aussi insupportable où chacun est en capacité de savoir, de comprendre, de penser.
« Au fil des dénonciations de l’inexorable montée de l’inculture liée au déferlement de la culture du supermarché, la racine du mal allait être identifiée : c’est bien sûr l’individualisme démocratique. L’ennemi que l’école républicaine affrontait n’était plus alors la société inégale à laquelle elle devait arracher l’élève, c’était l’élève lui-même, qui devenait le représentant par excellence de l’homme démocratique, l’être immature, le jeune consommateur ivre d’égalité, dont les droits de l’homme étaient la charte ».
La liste de ceux qui ont fait profession de dénoncer la barbarie démocratique et la démocratie scolaire se recoupe : Arendt, Milner, Finkielkraut…
« Les symptômes funestes de l’individualisme démocratique et les ravages de « l’égalitarisme » détruisent les valeurs collectives, forgeant un nouveau totalitarisme et conduisant l’humanité au suicide ».
Trouver une réconciliation entre l’éducation et l’émancipation, l’individuel et le collectif.
Émancipation individuelle, espoir collectif
« L’égalité est une dynamique autonome, pas le moyen d’autre chose ».
Il ne s’agit pas de confier à l’école la tâche de formater les individus émancipés de demain.
« L’instruction est comme la liberté : elle ne se donne pas, elle se prend. » (Jacotot)
FREINET… JUSQU’OÙ ?
Célestin Freinet, 1896-1966, pédagogue français, fondateur de l’Institut Coopératif de l’École Moderne (ICEM)
Une actualité ambiguë et problématique qui, depuis quelques années, déstabilise ce mouvement en l’accusant d’avoir – même à son corps défendant – accompagné l’avènement d’une pédagogie libérale au sein de l’Éducation nationale.
La pédagogie Freinet aurait été récupérée et détournée de ses intentions premières par les promoteurs du nouveau capitalisme.
Pédagogie de la rupture
L’engagement pour une véritable démocratisation scolaire, loin de l’hypocrite déclinaison républicaine de « l’égalité des chances ».
Le refus de l’élitisme.
L’attention portée aux savoir-faire autant qu’aux savoirs
Le refus des classements, des notes, des hiérarchies…
« À la soif de posséder – en pillant au besoin -, au désir de dominer par la force, qui réglementent aujourd’hui l’action sociale, correspond un état d’âme équivalent à l’école : le capitalisme de la culture »
Freinet à la loupe
Six principes :
- L’école est centrée sur les apprentissages
- L’école fait l’objet d’un travail d’institutionnalisation
- L’école est constituée comme une société
- Cette société s’appuie sur un idéal démocratique
- Cette société se construit sur une culture commune
- Cette société ne vit pas en autarcie
Respecter – et proposer – des rythmes et des cheminements différents, plus souples, mais toujours dans un cadre collectif.
Vivre à l’école autrement
L’approche morale, fondée sur la « sollicitude » pour ses pairs, s’inscrit dans une démarche de « pacification ».
Les analyses de Foucault opposent l’espace de droit (qui juge des actes et des faits en distinguant le permis et le défendu) de l’espace de discipline (imposée par la norme, elle juge les individus).
Le collectif éducateur
Cercle infernal où « moins l’élève est acteur, plus le maître est responsable ».
Texte libre, conférences, plan de travail ou « Quoi de neuf ? » permettent de construire une école du « pourquoi ? » alors que l’enseignement traditionnel se tourne trop souvent vers le seul « comment ? ».
Une vie après Freinet ?
Quand la coopération ou l’entraide sont assimilées à de la tricherie, le collège leur apparaît comme une école de la compétition.
Conclusion
L’héritage porté par les successeurs de Freinet s’inscrit dans une tradition sociale, loin de clichés sur une pédagogie bob au service du capital.
« Un régime autoritaire à l’école ne saurait être formateur de citoyens et de démocrates »