Fraude

Sociologie des élites délinquantes

« Cols blancs, mains sales et casiers vierges »
Article de Jean Bérard, publié sur La vie des idées.
À propos de l’ouvrage : « Sociologie des élites délinquantes, de la criminalité en col blanc à la corruption politique », par Pierre Lascoumes et Carla Nagels (2014)

L’article est à lire ici.
Et pour vous donner envie de lire l’article voire le bouquin, voici quelques extraits choisis issus du premier :

Extraits choisis

Ces extraits sont nécessairement sortis de leur contexte du fait qu’ils sont extraits de leur texte initial. Je ne peux que conseiller la lecture de cet article.


 

Extraits choisis

La « gestion différentielle des illégalismes », selon les mots de Foucault.
La sociologie de la déviance a montré pourquoi les infractions des classes populaires sont celles dont les auteurs finissent le plus souvent en prison.

Au-delà de l’indignation ponctuelle, les sciences sociales invitent à dépassent la « découverte » répétée des pratiques délinquantes des élites, et à se pencher sur la manière habituelle dont celles-ci sont appréhendées par la justice mais aussi par les citoyens.

Les deux faces de la domination : la délinquance économique des entreprises, et la corruption.

Comment les des gens parviennent-ils à commettre des délits sans être considérés et sans se considérer comme des délinquants ?

Un ressort de l’invisibilité de la délinquance des élites est lié à l’histoire de la constitution des savoirs sur le crime. À la fin du XIXè siècle, Enrico Ferri, un des fondateurs de l’école de criminologie positiviste italienne, divise la société en considérant que tout en haut se trouve une classe « qui ne commet pas de crimes, organiquement honnête », alors que tout en bas se trouvent des personnes « réfractaires à tout sentiment d’honnêteté ».
L’étude de la criminalité a longuement « rationalisé ce déni », « en ignorant totalement les transgressions commises par les élites ». Des justifications de la différence entre les catégories de crimes se sont appuyées sur une distinction entre les mala in se et les mala prohibita, entre des vrais crimes et des crimes créés par la loi. Une telle différence recouvre bien ce qui serait du ressort éternel de la délinquance (le vol des pauvres) et ce qui serait le fruit de la création de normes variables moins importantes et dont la transgression n’aurait pas la même gravité (le contournement des règles comptables et fiscales des riches).

Si « la majorité des recherches en sciences sociales est menée sur des acteurs dominés », c’est aussi parce qu’il est moins aisé d’accéder au bureau d’un directeur qu’à un jeune pris en charge par des institutions sociales.

D’après Sutherland :
Les pratiques transgressives des entreprises reposent sur des mécanismes discrets : manipulation comptable, rapports d’activité mensongers, accords clandestins, dissimulation d’expertises et dangerosité de produits. Un ressort de cette invisibilité est l’absence de contact direct entre les auteurs et ceux qui en sont, en dernière instance, les victimes.
Or « le système pénal est majoritairement alimenté par les victimes ».
La distance entre les infractions et les victimes nourrit une « situation de déni collectif » : non dénoncée, les transgressions des cols blancs sont peu poursuivies et n’apparaissent pas comme une priorité pour les citoyens. Entre l’idéologie de la classe « organiquement honnête » et la rareté des poursuites se construit « un apprentissage social, voire une inculcation idéologique qui a fait, depuis au moins deux siècles, échapper à la réprobation sociale un vaste ensemble de comportements objectivement transgressifs et cognitivement ignorés ».

Toujours d’après Sutherland :
Des organismes spécialisés, comme feu comme la Commission des opérations de bourse, devenue Autorité des marchés financiers, forment un filtre puissant en amont de la police et de la justice. Ils déterminent en particulier les cas qui se règlent dans la discrétion et ceux qui doivent parvenir jusqu’à la sphère pénale. Or, ce pouvoir de classement est dévolu à des organismes dans lesquels « les régulés font partie des instances de régulation ». Pour cette raison, ils conçoivent leur action bien davantage dans une optique disciplinaire (avertir, expliquer, négocier) que de sanction.

« La voie pénale est l’exception et la règle est l’arrangement par transaction ».

Lorsque les élites font tout de même l’objet de poursuites, elles ne se laissent pas démonter : « les recherches menées auprès de personnes condamnées pour des faits de délinquance en col blanc sont unanimes : la condamnation pénale n’entraîne pas sur eux d’effet dévalorisant, ces personnes rejettent même l’étiquette de « délinquant » ». « Elles résistent à la stigmatisation par un ensemble de « rituels de restauration » qui mobilisent leur capital social, culturel et économique ». En particulier, l’usage de toutes les possibilités de la procédure judiciaire pour contester les actions des juges permet de donner aux débats un tour technique et une durée qui affaiblit l’attention publique et favoriser la minimisation de la gravité des faits. De telles stratégies nécessitent « l’existence et l’appui de puissants réseaux, une maîtrise optimale du droit, de ses passes et de ses méandres, ainsi qu’une capacité à imposer une lecture alternative crédible de la situation discutée ».

« Les entreprises frauduleuses mènent souvent des stratégies préventives vis-à-vis des contrôles ».
Les élites ne sont pas seulement en capacité d’influer sur le traitement des infractions, mais aussi sur leur définition même.

La singularité de la délinquance des élites : un ensemble de transgressions commises par des groupes sociaux qui, par ailleurs, ont des moyens importants pour lutter contre la qualification pénale de leurs actes.

La séquence qui s’ouvre à partir des années 16980, notamment avec Thatcher et Reagan, est marquée par une orientation inverse : « la droite néolibérale (…) a prôné et fait progresser le mouvement de dépénalisation des activités économiques et mis en œuvre une dérégulation concrète par la diminution drastique des budgets des agences de contrôle et une diminution de leurs pouvoirs. » De même, estiment les auteurs, en France un mouvement général de « dépénalisation de la vie des affaires » est initié « depuis au moins une décennie ».

« Plus les salaires sont répartis inégalement dans une entreprise, plus cette entreprise semble mettre en œuvre des stratégies transgressives ».

Il existe parfois de « véritables sous-cultures délinquantes où des activités perçues comme illégales par le monde extérieur sont, à  l’intérieur de la sous-culture, totalement banalisées (l’organisation de l’évasion fiscale dans certains cabinets d’avocats, l’entente entre concurrents dans les travaux publics et la grande distribution ».

Luc Boltanski : « Ce que partagent implicitement les membres d’une classe dominante, sous la forme d’un savoir commun qu’ils ne peuvent pas avouer aux autres (qu’ils peuvent à peine s’avouer à eux-mêmes) est que, d’un côté, il est indispensable qu’il y ait des règles, c’est-à-dire du droit, des procédures, des normes, des standards, des règlements, etc., et, de l’autre, que l’on ne peut  rien faire de vraiment profitable […], que l’on ne peut pas simplement agir, dans un monde incertain, si on suit ces règles. »

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