L’éthique de l’allié·e

L’éthique de l’allié·e

Un article d’Irène Pereira, publié le 30 août 2019 sur le site du Courrier

Qu’est-ce qu’un-e allié·e ? Cette notion est utilisée dans certains milieux militants pour désigner une personne qui ne subit pas directement une oppression, mais qui désire soutenir dans leurs luttes les personnes directement concernées. Il existe toute une réflexion militante autour de la posture de l’allié·e.

Être un ou une allié·e n’est pas une position sociale. On n’est pas allié·e comme on est une femme ou un homme, une personne de milieu populaire ou de classe moyenne supérieure. Être allié·e, c’est un choix éthico-politique. C’est faire le choix, alors que l’on bénéficie de certains privilèges sociaux, de les considérer comme injustes et d’aider à lutter contre les inégalités sociales et/ou les discriminations qui y sont liées.

Néanmoins, l’allié·e a une position sociale qui n’est pas la même que celle des personnes directement concernées par la lutte sociale en question. La posture éthique de l’allié·e suppose de reconnaître l’autonomie des luttes. Cela signifie que les décisions prises dans le cadre des luttes le sont par les personnes les premières concernées.

Ce que n’est pas l’allié·e

L’allié-e n’est pas là pour parler à la place des personnes les premières concernées. Parce que, par définition, les personnes socialement opprimées sont des personnes qui n’ont pas accès à la parole. Or parler à leur place équivaut à les renvoyer à l’impuissance, à les condamner au silence.

Ce n’est pas non plus, de ce fait, une personne qui prend toute la place sous prétexte d’aider à la lutte ou de protéger les personnes concernées. Ce qui reviendrait à rejouer une position paternaliste.

Ce n’est pas non plus une personne qui, sous prétexte d’intérêt pour la thématique de la lutte en question, passe son temps à poser des questions et à chercher des débats avec les personnes les premières concernées, quand il existe une quantité de documents accessibles en ligne sur le sujet en question. L’allié·e n’est pas une personne qui théorise sur et exploite la vie des personnes les premières concernées.

Quel est alors le rôle de l’allié·e si elle ou il ne peut pas prendre la place des personnes les premières concernées ?

Le rôle de l’allié·e

L’allié·e est d’abord une personne qui effectue par elle-même un travail pour se conscientiser sur ses privilèges sociaux. Être un·e allié·e est une éthique parce que c’est d’abord un travail sur soi.

L’allié·e a un rôle important, mais ce rôle est différent de celui des personnes les premières concernées. L’allié·e est une personne qui réfléchit à la position depuis laquelle elle parle et agit.

De ce fait, en premier lieu, l’allié·e a un rôle relatif à son groupe d’appartenance. Sa position consiste par exemple à essayer de convaincre d’autres personnes de soutenir la lutte des personnes concernées ou encore à répondre aux objections faites par des personnes appartenant à des groupes dominants.

L’allié·e a aussi un rôle précieux dans le dévoilement des stratégies de domination. Du fait qu’elle ou il a accès à des aspects du monde social qui échappent aux personnes les premières concernées. Pensons par exemple aux hommes qui ont accès au monde de l’entre-soi masculin dans lequel, par définition, les femmes n’ont pas leur place.

L’allié·e s’est également une personne qui «agit avec» afin d’aider à développer la capacité du «pouvoir d’agir» des personnes les premières concernées.

De l’allié·e à l’alliance

Si la posture de l’allié·e est importante, c’est qu’elle est la condition sine qua non de l’alliance. En effet, il n’y a pas d’opprimé·e·s ultimes: tout le monde a à faire le travail sur soi de réfléchir à sa posture pour pouvoir êtres un·e allié·e.

Mais l’alliance suppose une reconnaissance mutuelle. Certain·e·s exigent l’alliance à sens unique, sans reconnaissance des autres oppressions. Certain·e·s acceptent ces alliances par mauvaise conscience: ce sont souvent les plus privilégié·e·s.

Or, ce type d’alliance se fait au détriment de personnes qui subissent des discriminations multiples. Par exemple en s’alliant au nom de la classe sociale et en considérant que le sexisme est secondaire. Ou en s’alliant au nom de l’anti-racisme tout en estimant que les luttes LGBTQI sont accessoires. Ou encore en s’alliant au nom du féminisme, mais au détriment de l’antiracisme. Dans tous ces cas de figure, les alliances se font aux dépens de certain·e·s…

C’est pourquoi une des responsabilités de l’allié·e est de réfléchir avec qui il ou elle va s’allier. Car si les premières concernées occupent une certaine place sociale, elles et ils ne parlent pas toujours de la même voix, ne soutiennent pas forcément les mêmes positions. Il faut se méfier de celles et ceux qui prétendent parler pour toutes et tous alors qu’ils ou elles ne représentent que les intérêts d’une faction bien délimitée des personnes les premières concernées.


L’auteure est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com
Publications récentes: Bréviaire des enseignant-e-s – Science, éthique et pratique professionnelle, Editions du Croquant, 2018, et Philosophie critique en éducation, Didac-philo, 2018.


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