Écoféminisme. Le texte « Agir avec le désespoir environnemental », de Joanna Macy, est extrait du recueil de textes écoféministes « Reclaim », paru en 2016 aux éditions Cambourakis dans la collection Sorcières.
Joanna Macy y aborde nos peurs, et notre conception du pouvoir, nous invitant à avoir une approche systémique, et à rechercher le « pouvoir avec » plutôt que le « pouvoir sur ».
Je reproduis ici certaines phrases issues de ce texte, qui m’ont marquées. Elles sont nécessairement sorties de leur contexte : je vous invite donc à vous procurer cet excellent ouvrage et à le lire !
Voir aussi « De bonnes femmes hystériques : mobilisations environnementales populaires féminines »
Agir avec le désespoir environnemental
Il y a de la terreur (…), de la colère (…), de la clupabilité (…), de la douleur (…).
L’inuctabilité de la mort individuelle.
Les appréhensions d’une souffrance collective – ce qui va arriver aux autres, humain·es et autres espèces, à l’héritage que nous partageons, aux générations à venir, et à notre planète bleu-vert elle-même, en roue libre dans l’espace.
Trois stratégies principales : l’incrédulité, le déni, et la double vie.
Biais individualiste de la psychothérapie traditionnelle.
Beaucoup de personnes, conditionnées à prendre uniquement au sérieux les sentiments ayant trait à notre bien-être immédiat, trouvent étrange d’imaginer que nous puissions souffrir au nom de la société en général – ainsi qu’au nom de notre planète -, et que cette souffrance soit réelle, légitime et saine.
Les peurs qui nous tiennent captifs·captives
La peur de souffrir
Notre culture nous conditionne à considérer la douleur comme dysfonctionnelle.
« (…) Comme ils sont jugés trop désagréables à supporter, ils sont complètement tus. On peut parler ici d’engourdissement psychique »
S’autoriser à éprouver de l’inquiétude pour le monde est non seulement douloureux, mais effrayant ; cela semble menacer notre capacité à faire face. Nous craignons que, en nous laissant pleinement aller à ressentir notre crainte, nous puissions nous effondrer, perdre le contrôle, ou nous retrouver définitivement enlisé·es dedans.
La peur de paraître morbide
Un confiance optimiste dans l’avenir a toujours été la marque de fabrique du caractère étatsunien et une source de fierté natonale.
Dans un tel contexte culturel, les sentiments d’angoisse et de désespoir envers notre monde peuvent sembler faire barrage au maintien de l’endurance ou même de la compétence.
La peur de paraître stupide
Notre culture valorise la compétence. Elle nous conditionne à attendre des solutions instantanées. « Ne me soumettez pas un problème à mois que vous n’ayez la solution », avait l’habitude de dire Lyndon Johnson pendant la guerre du Vietnam.
La peur de la culpabilité
Peu d’entre nous échappent à la suspicion qu’en tant que société – par l’intermédiaire d’opportunités, de modes de vie et de rêves de puissance – nous sommes complices de la catastrophe.
Il est difficile de fonctionner dans notre société sans renforcer les conditions mêmes que nous dénonçons, et le sentiment de culpabilité qui en découle rend ces conditions – et notre indignation envers elles – plus difficiles encore à regarder en face.
La peur de causer de la détresse
Nous ne voulons ni être un fardeau ni alarmer nos proches.
Nous les scellons derrière des murs de silence, de sorte que nos enfants puissent vivre le moment présent loin des soucis.
La peur de provoquer des catastrophes
La théorie psychanalytique et l’expérience personnelle nous montrent que c’est précisément ce que nous refoulons qui échappe à notre contrôle conscient et tend à faire irruption dans nos comportements.
« Lorsqu’une situation intérieure n’est pas rendue consciente, elle se réalise extérieurement comme destinée. » Mais, paradoxalement, dans notre situation actuelle, c’est la personne qui donne l’alerte d’un probable désastre écologique qui risque souvent de se sentir coupable de contribuer à ce destin même.
La peur de paraître antipatriotique
L’amour de la patrie semble exiger de nous un sens de l’espoir aigu, presque religieux – une croyance en notre destinée manifeste d’accomplir les rêves de l’humanité.
Dans une période de crise, certains voudraient faire taire nos peurs et nos doutes, de peur qu’ils n’érodent la croyance dans le rêve américain.
La peur du doute religieux
Le simple fait de concevoir ces images semble défier notre croyance en une divinité aimante et toute-puissante, et en la bonté de la création elle-même.
La question est connue sous le nom de « théodicée » : comment concilier l’existence du mal avec celle d’un Dieu bienveillant et puissant ?
La peur de paraître trop émotif·émotive
Éviter de donner l’impression d’être la proie de nos sentiments.
Dichotomie entre la raison et l’émotion.
La peur de se sentir impuissant·e
Des questionnements qui nous rappellent que nous n’exerçons pas le contrôle ultime sur nos vies.
Si on ne s’autorise pas à ressentir la douleur, on se coupe également des autres sensations.
« Engourdissement psychique »
Traverser le désespoir
Tout comme le travail du deuil désigne un processus par lequel les personnes endeuillées libèrent leurs énergies engourdies en reconnaissant et portant le deuil d’un être aimé, nous avons tou·tes besoin de libérer nos sentiments envers notre planète menacée et la disparition possible de notre espèce. Jusqu’à ce que nous nous décidions à agir ainsi, notre puissance de réponse créative sera paralysée.
Surmontant l’évitement et l’engourdissement, ce travail psychologique et spirituel aiguise la conscience de notre détresse collective.
Notre apathie apparente en public n’est rien d’autre qu’une peur d’éprouver et d’exprimer cette peine, et une fois qu’elle est reconnue et partagée, elle ouvre la voie à notre pouvoir.
Le réseau vivant des systèmes naturels
Jusqu’à notre siècle, la science occidentale classique était fondée sur l’hypothèse selon laquelle le monde pouvait être compris et contrôlé par la dissection.
Ils ont commencé à regarder des totalités au lieu de parties, des processus au lieu de substances.
Une dynamique complexe de systèmes organisés et équilibrés, étroitement liés et interdépendants dans chaque mouvement, fonction et échange d’énergie.
La « théorie générale des systèmes ».
Approche systémique : la plus grande et la plus ambitieuse révolution cognitive de notre temps.
A fait pivoter le prisme à travers lequel nous percevons la réalité.
Les systèmes ouverts évoluent en complexité et en réaction à leur environnement. Interagissant, ils tissent des faisceaux de relations qui façonnent l’environnement lui-même.
La vieille vision mécaniste de la réalité a érigé des dichotomies, séparant la substance du processus, le soi de l’autre, et la pensée du sentiment.
La désintégration positive
Le pouvoir à l’œuvre dans le réseau de la vie, dans et à travers les systèmes ouverts, est tout à fait différent de nos notions habituelles de pouvoir.
[On] envisageait la réalité comme composée d’entités distinctes et séparées.
Le pouvoir en est venu à être considéré comme une propriété de ces entités distinctes.
Le pouvoir a fini par être identifié à la domination.
« Pouvoir » signifie « Pouvoir sur ». Selon un tel point de vue, le pouvoir est un jeu à somme nulle : « Plus vous en avez, moins j’en ai », ou bien « Si vous gagnez, je perds ».
Du point de vue des systèmes, cette version patriarcale du pouvoir est à la fois inexacte et dysfonctionnelle, parce que les processus de vie sont intrinsèquement auto-organisationnels. Le pouvoir, qui est alors la capacité d’effectuer des changements, opère à partir de la base de manière plus fiable et organique que du haut vers le bas. Il ne s’agit pas d’un pouvoir « sur », mais d’un pouvoir « avec » ; c’est ce que les scientifiques systémiques appellent la « synergie ».
C’est dans cette interaction que se développent les systèmes de vie, dans l’intégration et la différenciation. Ici le pouvoir, loin d’être identifié à l’invulnérabilité, exige précisément le contraire – une ouverture, de la vulnérabilité et une disposition à changer.
La domination nécessite de fortes défenses et, comme une armure, elle limite notre vision et nos mouvements. En réduisant notre flexibilité et notre réactivité, elle nous coupe d’une participation plus complète et plus libre à la vie. Le « pouvoir sur » est dysfonctionnel pour l’ensemble du système puisqu’il inhibe la diversité et la rétroaction ; il entrave l’auto-organisation systémique en faisant la promotion de l’uniformité et de l’entropie.
Le pouvoir comme processus
Le pouvoir en tant que processus – « pouvoir avec » plutôt que « pouvoir sur ».
Nous ne le possédons pas. Nous ne pouvons pas nous en servir comme d’une arme à feu. Nous ne pouvons pas mesurer sa quantité ni sa taille. Nous ne pouvons pas l’augmenter au détriment de notre voisin.
Nous en faisons l’expérience lorsque nous nous engageons dans des interactions qui produisent de la valeur.
Ces échanges synergiques génèrent quelque chose qui n’était pas là avant et qui améliore les capacités et le bien-être de tou·tes celles et ceux qui sont impliqué·es.
Ce pouvoir, qui renforce celui des autres, ne vient pas de vous, mais vous participez à son déroulement. Vous êtes son canal, sa sage-femme, son jardinier.
Nous pouvons reconnaître ce pouvoir à sa façon de favoriser notre participation consciente à la vie. Priver quelqu’un·e de ses droits relève de la force, pas du pouvoir.
L’exercice du pouvoir comme processus requiert que nous démasquions et rejetions tous les exercices de la force qui obstruent notre participation et celle des autres à la vie.
Concept de pouvoir synergique.
Ceux qui, dans notre société, ont été éduqués à faire montre d’esprit compétitif.
Celles qui ont été conditionnées à plaire.
En nous confrontant à notre mortalité en tant qu’espèce, ces crises révèlent la tendance suicidaire inhérente à la conception de nous-mêmes en tant qu’êtres distincts et concurrentiels.
Nous devons penser ensemble d’une manière synergique et intégrée, plutôt que sur le vieux mode fragmenté et concurrentiel.
Le désespoir (…). Ces réactions manifestent notre interdépendance. Nos sentiments de détresse sociale et planétaire ouvrent la porte à la conscience sociale systémique.
Il existe autant de manières différentes d’agir que de dons en notre possession. Pour certain·es d’entre nous, ce peut être par l’étude ou la conversation, pour d’autres, par le théâtre ou le service public, pour d’autres encore, par la désobéissance civile ou l’emprisonnement. Mais la diversité de nos dons s’entrelace de manière fertile lorsque nous reconnaissons l’existence du réseau plus vaste dans lequel ils s’inscrivent.