Je reproduis ici le contenu de la table ronde que j’ai animée avec Marion Carrel (Maîtresse de conférences en sociologie à l’université Lille 3), et que nous avons retranscrite pour la revue Mouvements n°85 du printemps 2016.
Pour connaître les actions réalisées par ces trois praticien-nes du community organizing, se reporter à l’article « Expériences de community organizing en France », publié dans la même revue.
Alors que des campagnes inspirées du community organizing commencent à se développer en France, la curiosité et les attentes sont grandes. En quoi ces expériences constituentelles des démarches de politisation, d’éducation populaire dans les quartiers populaires ? La question démocratique dans le mouvement social est-elle renouvelée ? Au-delà du pragmatisme clairement revendiqué, quel est le projet politique ? Quel est le levier utilisé pour mobiliser : injustices sociales, discriminations ?
Nous avons souhaité donner la parole à trois pionniers du community organizing en France : Laëtitia Nonone, présidente de l’association Zonzon 93 à Villepinte, L. Real, consultant à Studio Praxis et l’un des organisateurs de la campagne nationale Stop le contrôle au faciès, et Adrien Roux, co-fondateur et organisateur au sein de l’Alliance citoyenne de l’agglomération grenobloise et du Réseau pour l’action collective transnationale (ReACT).
L’émancipation par la pratique de campagnes : une forme d’éducation populaire ?
Mouvements (M.) : Un des points communs de vos trois démarches est de chercher à ce que les gens sortent de la fatalité dans les quartiers populaires, qu’ils s’émancipent par l’action collective. Vous parlez souvent de déclic. Comment vous vous y prenez ?
L. Real (L.R.) : Dans la campagne Stop le contrôle au faciès, le premier travail a consisté à aller chercher toutes les personnes concernées dans les quartiers, faire des maraudes, c’est-à-dire aller aborder les gens directement : « Alors, vous vous faites contrôler ? ». Il y a eu un vrai travail, parce que les gens pensaient qu’il n’y avait rien à faire.
M. : Vous cherchiez à leur montrer que cette situation n’était pas normale ?
L.R : C’est ça. Il y avait tout un travail de recueil de témoignages, d’initiation au droit, de soutien aux victimes. Et nous sommes allés jusqu’à porter plainte contre l’État pour « contrôle au faciès » : le procès vient d’ailleurs d’aboutir à la condamnation de l’État : une première ! Mais la réussite, ce n’est pas tant cette condamnation en justice… Elle peut servir de référence, elle permet de s’auto-congratuler un peu. La vraie trace pérenne, c’est l’émancipation et le développement de tous ces collectifs, le déclic qu’il y a eu dans la tête de beaucoup de gens : « La chose politique, j’en fais complètement partie, j’y contribue… Je peux faire changer les choses, en me battant, en m’organisant ». C’est vraiment la plus grande des victoires, car c’est durable. Sans ça, beaucoup abandonnent et certains se réfugient dans une pseudo spiritualité fataliste de substitution, ils se disent : « Dans cette vie, il n’y a plus rien à gratter, j’ai plus ma place… Au lieu de culte au moins je me sens écouté, dieu m’écoute, il va m’aider, j’irai au paradis ». Aujourd’hui, s’organiser pour faire valoir ses droits leur permet de se sentir citoyens, de se dire : Je suis Français et j’ai le droit d’exiger ceci, de réclamer cela… Pour beaucoup, cette action de community organizing est leur première expérience politique. Alors c’est une action très décomplexée, très pragmatique, qui est bien pour se révolter, pour régler des problèmes ponctuels. Mais après, en termes de vision et de long terme, ça produit des changements durables. Quand les gens sentent qu’ils ont une capacité à faire changer les choses, ils se bougent.
M. : C’est donc en montant des campagnes qu’ils prennent conscience de leur citoyenneté, de leur pouvoir d’agir. L’éducation politique passe-telle principalement par l’action selon vous, comme Paulo Freire ou Saul Alinsky le préconisent ?
Adrien Roux (A.R.) : Oui, pour nous à l’Alliance citoyenne de Grenoble, l’outil principal de l’éducation politique, c’est l’action collective. Personnellement je suis marqué par cette forme-là : j’ai appris la politique en bloquant des camions de lait dans le cadre d’une mobilisation de paysans de ma famille et de mon village contre les industriels qui achètent leur production à bas prix. Pas dans une salle ou un training, mais en faisant. Au fur et à mesure j’ai compris, « Ah oui y a des intérêts en conflit ! Il y a des gens qui ont intérêt à gagner plus de fric et il y a des gens qui ont juste l’intérêt de vivre convenablement ! ». La rue est un super lieu d’éducation, c’est important de concevoir ses actions comme des moments d’éducation politique. On insiste beaucoup sur le débrief : qu’est-ce qui s’est joué, pourquoi il a fait ça ? Ce qu’Alinsky appelle l’éducation populaire, c’est la réflexivité sur l’action. Ce n’est pas une formation a priori. L’éducation, c’est quand je prends conscience de ce qu’il s’est passé, de mon rôle là-dedans, de qui on est et de ce qu’il se passe. Ce qu’on met au cœur dans l’Alliance, c’est ce qu’on appellerait la conscientisation politique : comprendre les coulisses, quels sont les intérêts en jeu. Et cela se fait le plus souvent sans qu’on le nomme, dans des réunions, quand on essaye de savoir qui a intérêt à être quoi, pourquoi le sous-traitant de nettoyage fait cela, etc. En cela, on s’inscrit dans la tradition de Paulo Freire : dans sa pensée, c’est une aberration de penser que la conscientisation politique pourrait se faire en dispensant une leçon sur la politique.
M. : Chez Zonzon 93 et Stop le contrôle au faciès, la conscientisation passe aussi par un travail sur la mémoire coloniale. Il faut connaître son histoire pour pouvoir agir ?
Laëtitia Nonone (L.N.) : Pour moi, la tragédie de nos quartiers, c’est des gamins de quinze, seize ans qui grandissent dans un environnement communautaire et pour qui être Français est une option. Aujourd’hui, on est obligés d’expliquer à des gamins qu’ils sont Français et qu’à ce titre, ils ont certes des devoirs, mais aussi des droits. Tout comme ton pote Damien qui est dans ta classe et qui habite de l’autre côté du périph’. Après, ce qui est fort, c’est que la politique explique tellement de choses… Quand on explique à des jeunes qu’il y a une politique de racialisation, que tout est lié à la politique, ils comprennent qu’ils en sont les dommages collatéraux… La seule explication que je peux donner à des jeunes en perte d’identité, c’est : « Écoute, il y a la politique, il y a eu des lois, il y a eu des HLM, voilà pourquoi y a eu la mort de nombreux immigrés, pourquoi il y a eu la marche pour l’égalité en 1983… ». Au départ ils n’en étaient pas très friands, mais aujourd’hui on fait des exposés, eux aussi font des exposés. Le dernier, c’était sur les tirailleurs sénégalais. On travaille sur le devoir de mémoire. Quand il y a l’anniversaire de l’indépendance suite à la guerre d’Algérie, on essaye d’aller ensemble dans des événements pour comprendre. Et puis parler aux anciens aussi, qu’ils soient blancs ou noirs. Avoir ce rapport intergénérationnel avec les anciens, c’est super important.
Par exemple, on a créé un partenariat avec la maison de retraite de la ville. Il y a une dame qui a un tatouage : c’est intriguant, pourquoi ? La mamie nous a expliqué tout ce qu’elle a vécu en tant que Juive, elle nous dit que maintenant elle est perdue quand elle voit toutes ces atrocités, l’antisémitisme sur Internet. Je pense que ça permet à des jeunes qui se disaient, « Les Juifs, c’est tous les mêmes », parce qu’ils ne les connaissent pas… de se dire « En fait il y a vraiment une histoire » : c’est pas l’histoire du livre d’histoire, que te raconte ta prof, vu le rapport que tu as avec ta prof c’est compliqué, tout ce qu’elle dit, c’est compliqué. Là, c’est une mamie qui t’explique ce qu’elle a vécu.
Cette idée de travailler sur le devoir de mémoire m’est venue grâce au community organizing. Parce que si on veut en faire, il faut savoir qui on est. On ne peut pas se lancer en tant qu’organisatrice si on ne sait pas quelles sont nos racines. Pourquoi le community organizing nous intéresse… ? Moi je sais : mon enfance, mon père martiniquais, ma mère marocaine, tout ce qu’elle a vécu en venant en France, c’est pour ça que j’ai envie d’aider, j’ai envie d’organiser. Ce devoir de mémoire, je l’ai fait avant tout à titre personnel, parce que j’ai cherché qui j’étais. Pour moi, pour quelqu’un qui a vécu des drames personnels, je pense que c’est important de savoir qui on est.
L.R. : Il y a une étape dans le community organizing qui est le « own your story », c’est-à-dire s’approprier son histoire. Ça consiste justement à revenir sur les grandes étapes de sa vie, à savoir les digérer, et à tirer de ça ce qui nous anime. C’est par ce travail que nous sommes beaucoup plus clairs sur nos combats, nos engagements, sur ce sur quoi on veut avoir un impact.
M. : On parle souvent de succès des campagnes dans le community organizing, mais quelles en sont les limites ? Par exemple, n’y a-t-il pas reproduction d’une avant-garde, avec votre distinction entre « la base » (les gens qui se mobilisent dans les actions directes), « les leaders » (qui ont une audience sur le quartier ou dans la communauté et qui peuvent mobiliser la base) et les « organisateurs » (davantage dans l’ombre, ils forment les leaders à l’organisation de campagnes, à gérer les étapes de conflits et de négociations avec les institutions) ?
A.R. : Il y a toujours des limites : jusqu’où peut-on avancer avec tout le monde quand la complexité des négociations est très forte ? Par exemple en ce moment, sur la campagne dans le quartier Abbaye à Grenoble, on est en train de se rendre compte que la négociation doit plutôt se faire au niveau de l’État avec la Direction départementale, et non de la ville. Il y a un petit noyau de leaders qui voit bien cela et avec qui on est en phase. Mais pour la masse des gens, la cible est longtemps restée le maire, qui est la figure symbolique du pouvoir. Alors une des questions, c’est jusqu’où on arrive à aller dans le partage des enjeux politiques précis avec le plus grand nombre de participants. Ça met en lumière les limites de la formation qu’on arrive à donner aux leaders. Cette question se pose toujours quand on veut construire une organisation de masse : quel niveau d’appropriation des subtilités stratégiques y a-t-il entre d’un côté les organisateurs, qui sont à temps plein et qui ne font que ça de leur vie, d’un autre les leaders, qui sont très investis et qui maîtrisent le dossier, et enfin des gens qui participent surtout lors des assemblées ou au moment des actions. Ils participent aux débats pour décider quelle revendication est prioritaire, quelle action on organise, qui va négocier, mais ils n’ont pas forcément le temps d’arriver à comprendre le détail de ce qui se joue.
M. : Vous pensez que c’est une question d’éducation politique, qui nécessiterait de passer du temps à se former, à essayer de comprendre les rouages des institutions ?
A.R. : On pourrait se dire : « Il faut que tout le monde comprenne ce qu’est la D.D.C.R.A.S.P., pourquoi leurs crédits ne peuvent être débloqués qu’avec l’accord du Préfet et du Président de la Communauté d’agglo, pourquoi, avec le passage de la transmission de compétence, il y a une redéfinition des cadres sur les P.L.U. qui inclut qu’il y ait une… ». Mais est-ce que c’est un problème que tout le monde n’ait pas les éléments complets sur tout au moment T ? Probablement pas. La seule chose à faire est de multiplier les actions, les négociations, et de multiplier les responsabilités pour que le plus grand nombre de personnes puissent s’impliquer avec un certain niveau, même petit, de responsabilité. Dans le travail d’organisation des citoyens, c’est ce qu’on appelle le développement de leaders : tout le monde peut/doit être un leader. En fait, peut-être qu’en pratique, ce qu’on essaye de construire, c’est une « armée de défense ». Encore une fois, moi, quand j’ai commencé, je ne comprenais rien aux enjeux : est-ce qu’il fallait faire un sit-in devant l’usine de transformation ou interpeller les élus ? J’étais juste dans l’équipe qui bloquait les camions. Mais en faisant cela, j’ai appris, je me suis émancipé, et dix ans plus tard je suis celui qui réfléchit avec les autres. C’est des histoires de parcours d’éducation politique et stratégique. Alors c’est sûr qu’il y a d’une part des leaders qui vont émerger et qui vont maîtriser les dossiers, et d’autre part des gens qui vont être prêts à se battre sans avoir forcément tous les éléments.
M. : Cette question du positionnement de chacun (leader, organisateur) n’a pas l’air simple. Qui sont les organisateurs, qui sont les leaders ? Est-ce qu’un leader peut devenir organisateur, voire, on y reviendra, s’engager dans le combat électoral ?
L.N. : Il m’est arrivé de ne plus savoir où me situer, parce que j’étais selon les moments parfois organisatrice, c’est-à-dire une personne qui accompagne la structuration de la campagne, et qui est censée rester dans l’ombre, et parfois leader, c’est-à-dire une participante active de l’organisation, amenée à être sur le devant de la scène dans le cadre des campagnes. C’était vraiment compliqué d’avoir ces deux casquettes, sans forcément le vouloir. Ce n’est pas que j’aie un ego surdimensionné, c’est que les campagnes vont marcher parce que, malheureusement, j’ai mon vécu, l’association et tout le reste, et que les gens ont souvent besoin de se dire « Ah ! T’y vas ? Je te suis ! ». Mais c’est vraiment trop de travail. On ne peut pas être à la fois leader et organisateur. Aujourd’hui, à Zonzon 93, ça évolue parce que les gamins qui sont là depuis 2008 ont maintenant 18 ans : ils ont passé le permis, ils ont eu le bac, ils sont grands, ils ont évolué avec nous, c’est eux les leaders maintenant. On a des porte-paroles qui sont leaders.
A.R. : Il arrive qu’il y ait des leaders qui sont tellement bons qu’ils deviennent organisateurs : c’est le cas de Laëtitia par exemple. Dans le cadre du community organizing mené par le ReACT, au Cambodge, on a un leader local de la communauté Bunong en lutte contre les accaparements de terre des plantations liées au groupe Bolloré. Il est tellement bon qu’on le rémunère pour qu’il ait assez de temps pour faire le travail d’organisateur, sauf que du coup il concentre le pouvoir et ça pose question… Mais ce sont des exceptions, car on s’inscrit vraiment dans la tradition du community organizing, qui dit que l’organisateur ne doit pas appartenir à un groupe particulier, il doit être en extériorité. Il n’a aucune légitimité, et c’est tant mieux, parce que grâce à cela il ne sera pas tenté de monter sur la scène, de prendre la grosse tête. S’il arrive qu’un organisateur parle aux médias, il se fait taper sur les doigts : ce n’est pas son boulot, il doit rester dans l’ombre et former des gens pour qu’ils parlent eux-mêmes. C’est ce qui différencie l’organisateur du leader local. C’est le leader qui va parler, qui va être à la une du journal par exemple.
L.R. : L’équilibre organisateur-leader tient aussi parce que tout le monde ne recherche pas les mêmes choses. Le leader, c’est quelqu’un qui doit aimer la lumière, et il faut lui donner cette lumière. Il y a un principe de base dans le community organizing, c’est que si on veut que l’action marche, qu’une cause soit défendue, il faut que les gens se l’approprient. C’est cela qui retient l’organisateur de la tentation de guider les gens : si on veut que les gens se bougent, il faut que ce soient eux qui décident, et il faut que ça concerne des choses qui les préoccupent vraiment. C’est ce qui explique que la démocratie, ce n’est pas une option : c’est le moteur. L’organisateur a un rôle de conseiller. Sa seule légitimité, la raison pour laquelle les gens vont lui faire confiance, c’est son expérience et sa neutralité. « OK, vous voulez faire ça et ça » : l’organisateur va faire des propositions mais ce sont les gens qui vont choisir. Le rôle de l’organisateur, ce n’est pas de faire l’arbitre, c’est de poser les questions, de les manager, de les challenger pour qu’ils arrivent eux-mêmes aux réponses. Il exprime son point de vue, mais sous forme de conseils. La tentation de vouloir guider ne peut concerner que des nouveaux : avec le temps, on se rend compte que quand on guide les gens, ils ne bougent pas. Il faut vraiment que ce soit porté par les gens. Parfois, les gens prennent des décisions à propos desquelles j’ai l’intime conviction qu’ils vont se planter. Mais s’ils se plantent, ça va leur permettre de resserrer les liens entre eux, et de comprendre l’utilité de faire différemment.
A.R. : Organisateur, c’est un métier avec une pratique, des règles, une posture professionnelle. Son rôle est d’arriver à faire sortir les différentes options pour que la décision collective se fasse de manière démocratique et éclairée. Il doit faire en sorte que l’assemblée, qui rassemble une centaine de personnes, décide entre les options possibles. Pour cela, il faut préparer les options avec un comité de leaders et les restreindre, afin qu’il y ait des options viables, mais comment on décide que c’est viable ou non… ? On se dit parfois « Ce n’est pas possible », mais sur un malentendu, en tapant bien fort, ça pourrait être possible. Ça fait partie de notre boulot de faire des enquêtes, d’évaluer, de voir la faisabilité, la gagnabilité. Et ce travail, on essaye de le faire le plus possible avec les gens.
M. : Justement, quelle démocratie arrivez-vous à faire vivre en interne ? Comment faites-vous les choix de campagnes dans vos collectifs, est-ce qu’il y a des conflits ?
A.R. : À l’Alliance, la démocratie, ce sont des procédures et des instances qui garantissent la participation de tous. Il y a l’assemblée du quartier, qui va élire un comité, lequel rend des comptes à l’assemblée. C’est l’assemblée qui décide les campagnes. Au niveau de la ville, il y a un conseil de l’Alliance qui a des prérogatives spécifiques sur l’arbitrage budgétaire ou les stratégies de partenariats. Et cela fonctionne. Il arrive bien sûr qu’il y ait des conflits. Par exemple, il y en a eu un à Grenoble l’année dernière sur le choix des nouveaux quartiers à organiser. Un salarié avait préparé les différentes options avec des critères pour choisir (taille, réseau existant de l’Alliance dans le quartier, adversité…). Le conseil s’est réuni et a choisi de ne pas organiser les quartiers d’Échirolles. Or un des leaders échirollois qui était absent à la réunion a accusé le salarié d’avoir eu une influence décisive sur la décision. Il a dénoncé une prise de pouvoir de la part des organisateurs sur les options qui étaient proposées. Finalement, ce sont les autres leaders qui ont défendu le choix qui avait été fait et ont négocié un calendrier avec l’organisation des quartiers d’Échirolles pour l’année suivante. C’est un exemple de conflit possible entre les leaders et organisateurs sur la gouvernance. Comme dans d’autres organisations, l’expertise technique peut avoir une influence trop importante sur les décisions. Il y a des logiques de pouvoir et de contrepouvoir, en interne aussi.
L.N. : À Zonzon 93, ça dépend des campagnes, mais généralement on fait beaucoup de votes, parce qu’on est assez nombreux. Par exemple, avant de lancer la campagne pour le festival Kiwitas que nous organisons chaque année (la levée de fonds, les vidéos, etc.), on a soumis l’idée aux jeunes et on a voté. La majorité a dit « On y va ». On ne va pas faire de longs discours : c’est la démocratie, on vote, on prend la majorité. Parce que sinon, parfois, on se perd dans des discussions qui prennent beaucoup de temps. Et ça, c’est quelque chose que les jeunes ont bien compris. Il arrive même que parfois, quand il y en a un qui essaye de remettre en cause, les autres lui disent : « Oh, c’est bon ! On a voté ! Ca y est c’est mort, tu t’expliqueras plus tard ».
L.R. : Je pense que, quand les gens rentrent dans du community organizing, ils sont conscients que c’est l’efficacité le premier objectif. Ce qui fait tenir la démocratie, c’est la confiance. Et pour cela c’est vrai qu’il faut que tout soit transparent. La démocratie n’est vraiment pas en option : c’est le moteur, le moyen de maintenir les troupes. Après, nous, le choix des campagnes, c’est vraiment du réseau, les associations qu’on connaît ou juste des rencontres. C’est vrai que chez nous, il n’y a pas d’assemblée où on dit « Aujourd’hui on va travailler sur… ». C’est pour ça que je ne dirais pas qu’on est organisateurs : on est consultants. Ça se passe au feeling, au réseau, il y a une thématique, une urgence, une actualité et les campagnes, ça se lance du jour au lendemain. C’est voir les différents contacts, en essayant de s’appuyer sur les forces en présence. Après la campagne Stop le contrôle au faciès, beaucoup de gens sont venus vers nous pour créer la même dynamique sur leur thématique, que ce soit l’homophobie, l’islamophobie, la rromophobie ; ça été des formules qu’on a essayé d’adapter en fonction des forces en présence et ça marche plutôt bien.
M. : À propos de cette tension entre efficacité et démocratie, on a l’impression que pour que les campagnes soient efficaces, il ne faut pas perdre trop de temps avec la délibération démocratique…
A.R. : Le pouvoir que les gens veulent d’abord, ce n’est pas le pouvoir au sein de l’organisation, c’est le pouvoir de se défendre face aux institutions, et c’est ça qui est émancipateur. C’est ce pouvoir qu’il s’agit d’abord de construire, cette démocratie qu’on cherche à reconquérir. Mais c’est une démocratie à tous les niveaux, et ça commence dans l’association, où tout le monde doit avoir son mot à dire pour le choix des campagnes… Il y a différents niveaux de délibération et je pense que tout le monde accepte qu’il y ait des fonctions, des responsabilités différentes. Le pouvoir de chacun dépend de son niveau d’implication. Les gens sont nombreux à dire : « Oh, moi je ne veux pas être dans le comité de l’Alliance du quartier… ». Certaines décisions sont déléguées à un noyau, mais il faudra que tout le monde débatte et vote pour savoir si on va se mobiliser sur l’école ou une autre campagne. L’efficacité de la campagne va dépendre aussi de la qualité de la décision démocratique qui l’a fait naître. Il nous faut être clairs sur qui fait quoi, sur les instances, car les problèmes et les conflits viennent du flou. Alors certes ce sont les plus idéalistes et les plus impliqués qui sont dans les lieux de décision. Mais ça peut être contesté : dans six mois, on pourra changer les responsabilités et celui qui conteste va pouvoir prendre la place. Procédures et instances, ce sont de vieilles méthodes, c’est lourd à mettre en œuvre, mais c’est une condition de l’équilibre entre le temps de la démocratie interne et le temps de l’action. Il n’est peut-être pas toujours pertinent de mettre en œuvre une démocratie directe perpétuelle dans laquelle il faudrait tout le temps avoir tout le monde pour décider, et qui nous laisserait peu de temps et d’énergie pour faire de l’action directe, qui est la clef du processus émancipateur.
Les vertus du contre-pouvoir et du conflit
M. : Certains vous accusent, avec le community organizing, de remuer ce qui ne devrait pas être remué, de disloquer la société, d’attiser les conflits, voire de chercher la guerre civile. Que leur répondez-vous ?
L.R. : Je travaillais sur Trappes au moment des émeutes qui avaient eu lieu à l’été 2013 suite à un contrôle d’identité qui avait mal tourné. À ce moment-là, pour les gens, dire « Je suis Français », ce n’était pas possible. Pour eux, la France, c’était les cafards et les rats dans leurs immeubles, une municipalité qui a toujours été de gauche et qui les a méprisés. À cela s’ajoutait le contexte post-colonial, la stigmatisation dans les médias… Ils ressentaient qu’on ne voulait pas d’eux, alors par fierté ils disaient « Non, on ne veut pas être Français ». Lors de ces émeutes, le fait de participer, de se mobiliser, de voir que ça marche, qu’on les écoute, qu’on s’intéresse à eux, cela a fait qu’ils se sont sentis légitimés dans leur citoyenneté, ils se sont dit « En fait oui je suis Français ». Ils se sont rendu compte que la France, on leur avait retiré le droit d’en faire partie.
A.R. : Sur cette question de « Je suis Français, je ne suis pas Français »… Je trouve que c’est un élément vraiment important, d’autant que c’est un peu contre-intuitif. Un des moteurs du community organizing, c’est le conflit, aller secouer l’institution. Et il apparaît que c’est un puissant moteur d’intégration sociale. Ça s’inscrit dans une analyse classique de sociologie ou d’histoire. Il faut lire par exemple le travail de Thompson sur la formation des classes ouvrières 3 : ce qui a permis d’intégrer les classes laborieuses au sein de la société britannique, c’est la vertu intégratrice du conflit social. Paradoxalement, ce qui fait société, c’est le conflit social. Alinsky a fait pareil aux États-Unis : dans les années 1930, on est dans une situation où il n’y a pas « une » société, parce qu’il y a des migrants qui viennent de partout, et des tensions culturelles et sociales hyper fortes. L’action d’Alinsky montre que ce qui fait société, le commun qui se crée, c’est dans la confrontation avec des patrons, des élus avec qui il faut négocier et avec lesquels on se dit : « Maintenant il faut se mettre d’accord… ». Tout cela répond à l’accusation qui est portée de façon récurrente contre les artisans du community organizing, leaders, organisateurs, d’être des fauteurs de trouble, d’attiser les tensions : en réalité, je ne sais pas si on doit en être fier, on contribue à l’intégration sociale. Parce qu’en réalité c’est ça ou bien la désaffection. Le choix de la confrontation ouvre la voie vers la négociation, c’est le choix de la construction d’une société commune plutôt que la désertion. Et c’est la clé de la démocratie, car fondamentalement, il n’y a pas de société démocratique s’il n’y a pas de conflit, s’il n’y a pas des gens dans la rue, des gens qui viennent dans ton bureau alors que tu ne les as pas invités.
L.R. : Je suis tout à fait d’accord avec ce que tu dis ! À Trappes, j’ai filmé une discussion que j’ai eue avec trois émeutiers (les autres ne voulaient pas être filmés). Et c’était exactement ce que tu dis : ils disaient « Nique la France », mais quand on prenait le temps de discuter avec eux, ils finissaient par retourner le truc en disant : « Les gens ils voient les émeutes à la télé et ils disent que c’est pas bien ! Mais en vrai, ces émeutes, c’est la solidarité de toute une ville envers un mec qui s’est fait taper par la police et qui a vécu une injustice ! C’est nous la France, c’est eux qui n’ont rien compris, c’est eux qui ne sont pas intégrés ! ». C’est comme ça qu’ils arrivaient à politiser leurs problèmes, à prendre conscience et à définir leur condition : « En fait on est dans les émeutes aussi parce qu’on n’a rien à faire. On a un pote qui ne veut pas venir, il nous dit qu’il travaille demain matin et qu’il faut qu’il aille dormir. Si on avait un boulot on serait resté dormir à la maison… »
M. : Le community organizing valorise l’importance des contre-pouvoirs. Mais peut-on être toujours « contre » ? Que se passe-t-il quand les élus ont envie d’aller dans votre sens ?
A.R. : À Grenoble nous avons une nouvelle mairie, à laquelle la question démocratique tient à coeur. Il n’empêche qu’ils reproduisent parfois involontairement des schémas de décision classiques, en ce qui concerne par exemple les logements insalubres des vieilles cités dans le quartier de l’Abbaye, les réunions se sont multipliées au sein de la nouvelle équipe municipale pour choisir entre la démolition-reconstruction ou la rénovation du bâti alors que les gens étaient laissés dans l’ignorance totale de ce qu’il se passait. Avec l’Alliance, les habitants du quartier se sont mobilisés pour obtenir plus de transparence : deux jours avant la venue programmée du maire dans le quartier pour parler d’autres questions, ils ont mis des banderoles « Piolle, tout dégringole ! ». Piolle pour le nom du maire, et « dégringole » pour décrire leurs logements. Et le jour de la venue du maire, il y avait environ quatre-vingts personnes qui portaient des casques de chantiers et qui ont organisé une cérémonie d’inauguration des travaux en donnant symboliquement une truelle à M. le Maire pour lui signifier : « Il est temps de commencer les travaux ! ». Le tout avec une haie d’honneur et une chanson écrite pour l’occasion. Ça a été la première mobilisation massive, à dimension médiatique : les télévisions locales étaient présentes.
Comme cette mairie axe toute sa communication sur la démocratie locale, ça fait désordre quand les médias relaient le fait qu’une centaine de personnes d’un quartier disent « M. le Maire, voudriez-vous bien être plus transparent sur les procédures qui nous concernent ? » ! Cette action a provoqué une petite panique dans les cabinets. Ils nous ont appelé pour nous dire « Hé, mais on est copains ! Vous êtes des alliés normalement, on est plus démocratique que l’équipe précédente ! ». Mais, notre façon de voir les choses, c’est : « Faites le boulot d’abord, et ensuite on sera vos alliés ! ». Ça a permis de mettre la question à l’agenda politique, mais ça a surtout permis que, au-delà des intérêts respectifs de la mairie, de l’office HLM et de l’État, l’intérêt des habitants fasse désormais partie des négociations. Un intérêt organisé et défendu grâce à la capacité collective à passer à l’action – ce qui provoque forcément une certaine crainte chez les institutionnels : « Il faut que nous les entendions, sinon ils vont nous mettre le bazar ». Toute institution, même portée par un sincère volontarisme démocratique, a besoin de contre-pouvoir.
M. : Vous rappelez les élus et les services publics à leurs obligations, vous faites en sorte qu’ils fassent leur travail. Mais il doit être tentant, parfois, de pallier directement par vous-mêmes les dysfonctionnements que vous dénoncez… Comment ne pas vous faire récupérer, éviter le désengagement des institutions qui en profiteraient pour vous laisser la responsabilité de gérer les dysfonctionnements que vous dénoncez ? Comment ne pas renoncer à votre fonction critique et transformer l’institution ?
L.N. : On n’est pas le relais de la mairie et on ne le sera jamais ! Notre rôle, c’est d’interpeller les services de la mairie, de les mettre devant leurs responsabilités. On est juste des citoyens qui travaillons pour le bien… de nous-mêmes en fait ! Aujourd’hui, on est obligés de pallier les manquements du territoire, parce que les services municipaux ne répondent plus aux besoins des habitants. On est juste des habitants qui voulons vivre correctement notre vie d’habitants, parce qu’on paye des impôts, parce qu’ils sont là pour ça et parce qu’ils ont été élus pour ça !
Aujourd’hui, Zonzon 93 est devenue l’association à laquelle les Villepintois s’adressent quand il y a l’expulsion d’une famille, l’exclusion d’un jeune de son collège… Peu importe la thématique, les gens viennent nous voir parce qu’ils nous connaissent, ils savent qu’on a la capacité de faire pression sur la mairie notamment. Et la mairie nous soutient pour cela : étant donné qu’on avait soutenu la candidature de la maire UMP aux municipales de 2014, puisque c’était la seule au second tour à avoir signé notre charte, elle a nettement augmenté notre subvention quand elle a été en poste (de 500 à 3 000 €). On sait que ce n’est pas grand-chose dans le budget de la ville, et que ça permet à la maire d’acheter la paix sociale, mais ça ne nous empêche pas de faire ce qu’on veut…
Par exemple, une famille de Tchétchènes avait été expulsée de l’hôtel social de Villepinte où ils habitaient depuis cinq ans. Ils s’étaient retrouvés à dormir dans leur voiture. La mairie leur disait : « Vous venez d’un hôtel social, vous n’êtes pas Villepintois ». Quand nous avons appris ça, on est retourné à la mairie avec la famille, on a défendu qu’ils étaient Villepintois, et que, d’ailleurs, les enfants étaient scolarisés depuis cinq ans dans la ville. Ça a été très compliqué… Le CCAS refusait de leur faire une domiciliation à Villepinte, or sans domiciliation, pas de titre de séjour. Alors on a mobilisé des parents d’élèves de chaque école où étaient les enfants, et on est allés tous ensemble au CCAS. Cette fois, c’étaient les parents des autres élèves qui disaient « Ils sont Villepintois ! C’est le camarade de mon fils depuis cinq ans, vous ne pouvez pas dire qu’ils ne sont pas Villepintois ! ». Et le CCAS leur a finalement fait leur domiciliation. Grâce au community organizing, il y a eu un élan de solidarité villepintois : sans cela, je ne sais pas ce que serait devenue cette famille !
C’est plein de trucs comme ça. Nous, on s’appelle Zonzon 93 et on ne changera pas de nom, mais on pourrait s’appeler l’Alliance citoyenne ! Et oui, notre action transforme l’institution, il suffit de voir leur tête quand on arrive dans les locaux, ils se disent « Oh ! Non ! ». Parfois on a des échanges vraiment houleux avec des techniciens. Mais on prend le temps de parler avec eux, et alors on se rend compte qu’ils en ont marre de leur boulot, qu’ils ont trop de travail. Et maintenant, y a des techniciens qui deviennent des alliés de l’intérieur, discrètement !
A.R. : Transformer l’institution, ce n’est pas une bonne expression pour décrire cela. La question, c’est en fait de transformer le rapport social entre l’institution et les citoyens. Nous on a eu le même truc récemment : un mec était dans un logement totalement insalubre, le bailleur lui a proposé un relogement dans un autre quartier. Sous pression, le gars a accepté précipitamment. Il a réalisé ensuite que le quartier était trop éloigné et que ça lui rendrait la vie difficile avec les enfants. Il a voulu retourner vers le bailleur mais celui-ci l’a pris de haut : « Écoutez mon petit monsieur, vous avez signé, alors ce n’est plus le moment… ». Il a parlé de ses malheurs à ses voisines, qui toutes les deux sont membres de l’Alliance citoyenne et lui ont dit : « Attends ! Il y a un délai de rétractation normalement, c’est abuser, on va s’en occuper ». Elles sont alors allées interpeller le bailleur au nom de l’Alliance du quartier. Le lendemain, le mec se voit proposer de nouvelles solutions de relogement ! Avec la multiplication de ce type d’action, c’est le rapport social entre les institutions et les citoyens qui change, parce qu’il y a moins de mépris.
M. : Vous faites donc assez peu confiance aux élus, quelle que soit leur couleur politique…
L.N. : Une des raisons pour lesquelles on a écrit notre charte et demandé aux candidats à la mairie de Villepinte de la signer, c’est parce qu’on en avait marre des mises en scènes théâtrales lors des meetings, marre que les candidats divisent la population… Parce qu’il faut savoir que, chez nous, à chaque campagne municipale, c’est la guerre entre quartiers, entre personnes, entre colleurs d’affiche. Alors qu’à la base ce sont des personnes qui se côtoient et se connaissent. Les candidats le savent très bien, et ils en jouent même avec les plus jeunes : ils les emmènent manger des kebabs et se prennent en photo avec eux ! On s’est dit qu’il fallait arrêter de nous prendre pour des… Alors on a fait notre charte, et on a essayé de la faire signer. On a eu un peu toutes les réactions… Les gauchistes nous disaient « De toutes façons, ça ne sert à rien ce que vous faites, parce que, même s’ils signent votre charte, et après ils vont s’en foutre. Toi et tes jeunes, ce serait plus intéressant que vous créiez un vrai projet jeunesse, que vous veniez avec nous. » Et les candidats, quelle que soit leur couleur politique, nous disaient : « La politique c’est nous, c’est nous qui faisons, et c’est vous qui suivez », vraiment comme ça ! Finalement, la candidate UMP était la seule au second tour à avoir signé notre charte, du coup, on a été classés à droite. Aujourd’hui, l’interco est Front de gauche, avec une coalition assez large : ils ont décidé de nous retirer 10 000 € de subvention pour le festival Kiwitas, en représailles sans doute du fait qu’on ne les ait pas soutenus aux municipales de Villepinte. Mais on ne s’est pas laissés faire ! Pendant la campagne des départementales, Clémentine Autain (Font de Gauche) et Sébastien Bastaraud (Parti Communiste) distribuaient un tract dont le titre était « Égalité et justice dans tous les quartiers ». Eh bien nous, avec les jeunes de l’association, on rajoutait systématiquement « in- » devant, et ça donnait « Inégalité et injustice »… Ça va pas plaire aux lecteurs de la revue ! N’empêche que ça a tourné sur les réseaux sociaux, il y a eu un article dans Le Parisien, Clémentine Autain nous a finalement reçus en rendez-vous, trois mois après notre première sollicitation… C’est que ce n’était pas vraiment une urgence pour elle ! On lui a dit qu’on n’était pas contents, mais, pour des questions de commissions etc., elle n’a pas pu nous rendre notre subvention. On a donc dû se débrouiller tout seuls, et on l’a clairement dit pendant le festival. Donc, bah voilà, on est toujours obligés de faire avec ou sans les politiques… Clémentine Autain, là c’était notre cible, mais peut-être
que demain elle sera une alliée, pour autre chose…
M. : Le fait d’être de gauche, donc, ça ne veut pas dire grand-chose pour vous ?
L.R. : Pour les habitants des quartiers, en fait, les grands idéaux de gauche, ils ne sont pas visibles dans les politiques du quotidien.
L.N. : Ce n’est même pas qu’ils ne sont pas visibles… C’est qu’ils sont nuisibles ! Je suis désolée, mais afficher des objectifs qu’on ne tient pas, c’est extrêmement nuisible ! Notamment, sur le communautarisme, ils ont l’habitude de prendre une communauté pour taper sur l’autre, puis de changer… Par exemple à Tremblay et à Grigny, qui sont des villes gérées par des communistes, eh bien pendant trois mois, on va mettre en avant les Comoriens. Du coup les autres, les Maliens, les Sénégalais, ils se disaient « Pourquoi il n’y en a que pour les Comoriens ? ». Le résultat c’est que ça froisse les communautés, ils le savent très bien, c’est écrit dans tous les livres de sociologie !
On nous a tellement vendu la gauche, socialiste, communiste, Angela Davis, Che Guevara, tout ça… C’est ça qui fait mal. Parce que quand on va dans des rassemblements militants, chez Mélenchon, chez les cocos, ils sont tout contents d’avoir l’ancienne affiche des Black Panthers et de nous expliquer « J’ai eu cette affiche quand je suis allé aux États-Unis dans les années 1970, bla bla ». Et puis, quand ils nous voient arriver, ils trouvent ça exotique. C’est malheureux… Moi je sais que j’en veux plus à la gauche, parce que c’est elle qui m’a vendu du rêve. Alors que la droite et l’extrême-droite, ils ne m’ont jamais rien vendu, ils ne nous ont jamais aimés. Alors que la gauche…
A.R. : Après, un maire au pouvoir depuis quarante ans, quelle que soit sa couleur politique, c’est d’abord un maire au pouvoir qui a en tête sa prochaine élection, et qui fait tout pour se maintenir au pouvoir.
L.R. : C’est un des grands défis de la gauche aujourd’hui, c’est de savoir se renouveler, se remettre en question. À Bobigny, par exemple, la mairie était tenue par les communistes depuis près de cent ans. Quand ils ont vu qu’il y avait plein de petits jeunes et de militants associatifs qui se mobilisaient contre eux, parce qu’ils étaient le symbole de l’oppression qu’ils vivaient, les élus étaient tellement en décalage avec cette jeunesse que leur seule réaction c’était de dire « Ils sont achetés par la droite, pourquoi ils nous font ça ? C’est grâce à nous qu’ils sont allés à l’école… On leur a construit des HLM… ». Ils donnaient l’impression de dire : « Mais en fait ils sont méchants, et nous on est gentils ! ». Les postures morales ça ne marche plus, dans les quartiers les gens veulent plus que jamais du concret.
M. : Et qu’est-ce qu’apporte le community organizing que la gauche n’apporte pas ?
A.R. : Dans le travail d’organizing, ce qui est mis au centre, c’est le rapport citoyen-institution et la distribution du pouvoir. Alors que la gauche a toujours mis au centre la distribution des richesses plutôt que du pouvoir. Un bon décideur de gauche va faire de la redistribution sociale, ouvrir des écoles, construire des HLM. Dans la région grenobloise, c’est encore plus marqué chez les communistes qui mettent vraiment en œuvre ces programmes mais qui refusent toute contestation populaire, comme s’ils étaient atteints d’un syndrome stalinien… Ils acceptent et organisent des démarches participatives mais combattent fermement des dynamiques contestataires qui viennent du cœur de leur électorat-cible. Nous, ce qu’on va mettre au centre, c’est la question du rapport au pouvoir entre les citoyens et les institutions. On considère que si des gens veulent devenir calife à la place du calife, eh bien tant mieux, mais le coeur du problème est ailleurs. Car quelle que soit la personne élue, quelles que soient les promesses faites, il faut toujours une force sociale et des mobilisations collectives pour aller contester celui qui est assis sur le fauteuil du décideur.
L.R. : Même la personne la mieux intentionnée du monde, à partir du moment où elle est élue, elle a un agenda et des priorités qui ne sont plus celles des gens. Si Laëtitia devenait maire de Villepinte, elle serait obligée de régler des problèmes d’eau, des problèmes de ceci, cela. Il faudrait que les jeunes restent organisés, pour que quand ils ont un problème, ils puissent taper du poing sur la table et la forcer à mettre le point à l’ordre du jour.
M. : Et avec les militants, comment ça se passe ?
L.R. : Quand on a commencé Stop le contrôle au Faciès, on a essayé de se lier avec tous les collectifs qui étaient déjà actifs et avaient une grande expérience sur la question des discriminations et des violences policières. Mais c’était un peu leur chasse gardée, on a été accueillis avec des « Ca sert à rien », « On a pas le temps en ce moment », « C’est pas comme ça qu’il faut faire ». Alors bon, on a fait sans eux. Et quand ça a commencé à marcher pour nous, il y a eu des scissions dans leurs rangs, entre ceux qui finalement nous rejoignaient et ceux qui continuaient de nous dénigrer. Encore très récemment, des anciens nous ont dit « Vous êtes une officine du PS, comme Ni putes ni soumises, comme SOS Racisme ». Il y a même eu des gens pour dire qu’on était des Illuminatis… Dans des émissions de radios, des gens disaient : « Le numéro de téléphone de Stop le contrôle au faciès, c’est un numéro de la police : si vous envoyez un texto, vous allez être enregistrés dans un fichier de gens qui sont contre la police, et ils vont vous tomber dessus ». On nous a aussi accusés d’avoir été créés pour étouffer la parole de la lutte contre les violences policières… Ca va loin… Il faut dire que le fait qu’on s’asseye à une table de négociation avec les syndicats de police pour discuter, beaucoup de gens ne veulent pas l’entendre. On nous dit : « Vous vous asseyez avec la police, ils nous tuent… Vous êtes avec eux ! ».
A.R. : Nous aussi on a parfois des copains, des anars, qui nous disent « Ah, vous négociez, pff… ». C’est peut-être le vieux débat réforme-révolution. Pour certains, si on sort de la seule critique du système, eh bien, potentiellement, on peut être contre-productifs.
Un pragmatisme sans projet politique ?
M. : Vous assumez faire preuve de pragmatisme, vous avez souvent cette formule : « Il n’a y a pas d’alliés ni d’ennemis permanents », vous organisez le contre-pouvoir quelle que soit la couleur politique en face de vous. Mais ce que vous faites, c’est de la politique, non ? Vous n’êtes pas tentés de devenir élus ?
L.N. : Je ne rentrerai jamais en politique, c’est une décision que j’ai prise depuis très longtemps, j’ai fait un pacte avec des membres de ma famille. Et je ne soutiendrai plus aucun parti. Je l’ai fait en 2008, je ne le ferai plus jamais. Pour moi, faire partie d’un parti politique ou d’une liste citoyenne, ça ne va pas du tout avec ce que j’ai lu et ce que j’ai pu comprendre de Saul Alinsky et du community organizing… Parce que j’ai vraiment l’impression qu’il faut être de l’extérieur. Si tu rentres à l’intérieur, tu deviens schizophrène. Et donc avec les jeunes ce qu’on s’est dit… Aux municipales de 2014, j’ai décidé de ne pas soutenir de candidat, de n’être sur aucune liste. On a des exemples dans les quartiers de personnes qui voulaient sauver le peuple et qui sont devenus malgré eux des Noirs ou des Arabes de service. Je crois qu’il y a un gros, gros travail, que je laisse aux autres, avant que nous, Noirs et Arabes de quartiers, autodidactes, on puisse être reconnus en politique.
L.R. : A Studio Praxis on a suivi beaucoup de gens, dont certains se sont lancés sur les listes. Ça lance une génération de politiques qui font beaucoup plus attention à leurs communautés d’intérêts. Bon, après, c’est sur le long terme qu’on dira, mais les parachutages comme Rachida Dati, au bon vouloir du prince, ça ne pourra plus être possible.
A.R. : Qu’est-ce que tu appelles leur « communauté d’intérêts » ?
L.R. : Le terme exact, ça serait « community », comme l’entendent les Anglo-Saxons. Mais en France le terme « communauté » a une connotation négative, alors je dis « communauté d’intérêts » pour désigner l’ensemble des gens qui, du fait de leur histoire, de leur classe sociale, de leur lieu d’origine ou d’habitation, sont les plus enclins à demander des comptes à cette personne-là. Avant, pour arriver en politique, il fallait se couper de sa base, de sa communauté d’intérêts ; maintenant ça évolue.
M. : Les gens que vous avez suivis malgré leur engagement en politique, Vous avez l’espoir qu’ils fassent de la politique autrement ? La diversité en politique, c’est la solution ?
L.R. : On peut discuter des limites du community organizing : est-ce qu’il remet en cause le système ? Là, il y a un long débat, mais on va dire que les gens comprennent qu’ils sont redevables vis-à-vis de leur base. Maintenant, la diversité en politique, ça veut dire quoi ? La diversité cosmétique je n’y crois pas du tout. Aujourd’hui, les élites mondiales sont diverses et s’entendent très bien ! Après, je suis d’accord qu’un organisateur doit rester sur le contrepouvoir, mais qu’il ait des alliés au sein de la municipalité, des leaders qui sont devenus élus, si c’est une vraie stratégie réfléchie, je n’y vois pas d’inconvénient. Parce que le problème, ce ne sont pas les individus, c’est le système. Et le community organizing, c’est justement la capacité de mettre en place un système de contre-pouvoir.
L.N. : Pour moi, le pouvoir, c’est vraiment le peuple. Il y a certes le pouvoir politique, mais il y a la force du nombre, qui fait qu’on arrive à avoir des victoires. Juste parce qu’on est là, présents physiquement, en nombre, on peut obtenir un pouvoir politique et un pouvoir au niveau des médias par exemple. Moi je crois vraiment en cette force du nombre.
L.R. : Malheureusement le nombre ne suffit pas toujours. Pour pouvoir agir, il faut s’organiser, et il faut des relais, des alliés, des leviers… Pour moi, le community organizing a deux objectifs : d’une part les victoires en ce qui concerne les cas précis sur lesquels les gens se mobilisent, et d’autre part la construction du pouvoir. Or on est dans un système où la politique électorale est une forme de pouvoir. Dans le community organizing, il n’y a pas cette notion de « prendre le pouvoir » : le but c’est que chacun soit en capacité de se faire entendre et de participer au pouvoir. Et si, pour cela, il est utile d’avoir des gens ici ou là, alors ces gens sont à considérer comme des leviers.
L.N. : Moi, ça me pose problème que des personnes formées au community organizing fassent campagne pour les élections. J’ai été choquée de voir que des gens avec qui j’avais été formée par Studio Praxis ont fini à la Manif pour Tous : ils sont contre tout, ils ont même créé un parti politique ! Quand je me suis retrouvée à l’Alliance citoyenne, pour une formation de trois jours, je me suis dit : « Ouf ! Je ne suis pas la seule à penser que le community organizing n’a pas vocation à servir à entrer en politique ». C’est la méthode d’Alinsky : du moment où tu utilises cette méthode pour des personnes qui ont envie d’avoir le pouvoir, moi ça me gêne, parce que je me dis que quand cette personne sera à l’intérieur, même si elle me dit « T’inquiète pas, stratégie, etc. », eh bien elle va s’asseoir dans son siège de député ou de maire, et très vite, l’intérêt collectif ça va lui passer au-dessus, parce que c’est comme ça, le pouvoir, l’argent, on ne côtoie plus le même monde…
M. : Au-delà de ce clivage sur la démocratie représentative, quel projet politique portez-vous ? Et que faites-vous en cas de désaccord éthique avec les gens que vous organisez, s’ils disent « Mon problème c’est mon voisin Rrom » ? D’ailleurs on pourrait parler de Bobigny, l’hostilité envers les Rroms de la liste des jeunes des quartiers alliés à l’UDI….
L.R. : Le community organizing a des limites… Moi je considère le community organizing comme un outil, promu par Saul Alinsky avec ses valeurs, mais n’importe qui peut le récupérer sur d’autres valeurs. C’est un outil dont l’extrême droite pourrait se saisir, et ils le font déjà sur les réseaux. La définition que je donnerais du community organizing, ce serait : méthodologie instituant un processus d’organisation des citoyens afin de développer leur capacité à défendre leurs droits et leurs intérêts, à travers une coopération conflictuelle avec les décideurs. Après, intérêts, valeurs, chacun met son curseur où il veut. C’est vrai que le fruit de notre expérience montre qu’effectivement, sans une éducation politique poussée, ça peut nourrir un monstre. On a été surpris de voir qu’on a formé des gens qu’on retrouve ensuite sur une estrade devant 200 000 personnes à dire « Le mariage gay est une abomination ». Sur Bobigny, il faut replacer les choses dans leur contexte. La population avait le sentiment que le pouvoir en place utilisait les Rroms contre eux, ça a produit des tensions communautaires : le camp de Rroms était à côté de la mosquée, or les Musulmans sont une communauté qui se sent déjà délaissée et stigmatisée, et on lui met des camps de Rroms juste à côté en disant « La priorité c’est les Rroms ». Forcément, ça fait des tensions.
M. : Vous faites comment alors, quand les gens disent « Le problème c’est les Rroms d’à côté » ?
L.R. : Ça rentre dans un processus qui est plus long… Dans le cas de Bobigny, tout s’est fait dans l’urgence à cause du timing de la campagne, ça pouvait créer de vrais problèmes. Mais après on a fait un travail de rappel de l’histoire ; on n’a pas fait de grands cours, mais on a montré que la situation des Rroms aujourd’hui c’était la situation de leurs parents hier, que l’instrumentalisation des Rroms aujourd’hui, c’était l’instrumentalisation que vous viviez hier. Et alors les gens commencent à prendre du temps pour réfléchir et revoir leurs jugements, mais ça ne les empêche pas toujours d’être pris dans un embrigadement.
M. : Il y a l’urgence de l’action et puis il y a le temps long de l’éducation. Pour toi Adrien, pas de risque de « nourrir un monstre » comme le dit L. Real ? Le community organizing ne peut-il pas être utilisé par la droite ?
A.R. : Je pense qu’une des erreurs courantes, c’est de confondre le community organizing avec le fait de mener une bonne campagne. En gros, l’action directe, la médiatisation d’une cause, ça peut être utilisé par n’importe qui. Et une partie du community organizing, c’est juste une rationalisation de bonnes tactiques pour gagner. Mais ça, ça voudrait dire que Greenpeace fait du community organizing, que la FNSEA c’est des champions en la matière, etc. Nous on dit que faire du community organizing, ce n’est pas seulement mobiliser : c’est surtout organiser. On peut citer le triple O d’Heather Booth : un Organisateur Organise une Organisation. Le but, ce n’est pas la victoire : la victoire n’est qu’un moyen, la fin, c’est l’organisation pérenne. Et du coup, si le community organizing, c’est organiser en masse tous les habitants d’un quartier pour agir sur les problèmes sociaux vécus par les gens, alors si l’extrême droite fait ça, il ne leur faudra que quelques mois pour ne plus être d’extrême droite !
M. : Pourtant ils gagnent sur des programmes sociaux, l’extrême droite.
A.R. : Ils peuvent faire ça pour gagner des campagnes électorales, mais après… Ce travail-là, qui que ce soit qui le fasse, s’il est fait vraiment sérieusement, c’est-à-dire s’il consiste à aider les gens sur leurs problèmes sociaux vécus, des problèmes d’école ou de logement, à la fin ça sera positif pour la démocratie, que le mec il ait un drapeau extrême-droite ou pas. Alors oui, ça peut être négatif s’il s’agit d’organiser des gens qui ont déjà du pouvoir : si je choisis d’organiser Neuilly, il y a des chances pour que mes campagnes aient pour objectif d’empêcher la construction d’un logement social ou de demander des baisses d’impôts. Si on organise des gens qui ont déjà du pouvoir, on va renforcer les inégalités. De même, si on n’organise que des quartiers de « Blancs » ou que les Blancs d’un quartier, on va favoriser la guerre des pauvres entre eux. L’action directe est souvent critiquée par des gens qui disent « Moi, ce que j’aime dans la démocratie c’est le débat, la délibération ». Pour ces gens-là, finalement, la démocratie c’est réservé aux intellectuels qui savent débattre ! Moi je trouve que, ce qui est fort, c’est de remettre au coeur l’action publique, l’action directe, le pouvoir du peuple… Mais, pour autant, l’action directe toute seule, elle ne suffit pas. Il faut une articulation entre l’action directe et la force morale du discours qui accompagne cette action. Par exemple, Luther King raconte bien ça : la désobéissance civique, c’est-à-dire la violation de la loi, elle est démocratiquement forte parce qu’elle est dans un cadre moral, c’est la morale publique qui va juger. La clef, c’est la capacité de chacun d’ancrer son action au service de l’intérêt général, du bien commun. Et ça, des mobilisations à caractère raciste ne peuvent le faire.
M. : On a l’impression que vous dites : cette méthode-là, quoiqu’il arrive, elle est du côté progressiste si on prend comme base les opprimés, les gens qui sont au bas de l’échelle sociale, qui sont discriminés.
A.R. : C’est en effet ce que je pense, si on prend pour base les opprimés et qu’on fait vraiment du tout-terrain, c’est-à-dire qu’on ne construit pas une organisation anti-Rrom mais une organisation qui va agir sur le logement, sur les écoles, etc. S’il y a des Rroms dans le quartier et que ça pose des problèmes, il vaut mieux pour tout le monde que cet intérêt collectif soit exprimé sur la place publique ! Les voisins, en fait ce n’est pas qu’ils ne veulent plus des Rroms, c’est qu’ils ne veulent plus quelque chose qu’ils subissent et dont la cause présumée est la présence des Rroms : vols, poubelles, ou je-ne-sais-pas-quoi. Eh bien oui, qu’ils l’expriment ! Les Rroms sont aussi là pour exprimer leur intérêt, on se met autour de la table, on négocie, « Nous on veut un espace pour vivre tranquillement,vous voulez quoi ? », « Nous on veut de la sécurité, de la tranquillité publique ». Comment on arrive à ce que les différents intérêts sociaux se concilient et cohabitent, comment on organise cette expression de tous les intérêts et leur négociation… C’est ça la démocratie. Tous les intérêts sociaux, toute colère sont légitimes. Quand on va rencontrer les gens, le parti pris est de dire : « T’as raison d’être en colère… ». L’organisateur n’est pas là pour juger pourquoi les gens sont en colère. Si quelqu’un me dit qu’il est en colère contre les jeunes du quartier, ou contre les Arabes, eh bien le boulot c’est d’éviter que ce ressentiment moisisse en racisme, et que le débat soit ouvert sur la place publique, qu’il s’exprime. En face de nous, on trouvera des intérêts contradictoires, et on devra négocier, trouver des compromis. La bataille pour le mariage pour tous, quoi qu’on en pense, on peut aussi se dire que, pour la démocratie, c’est plutôt positif que des gens aillent sur la place publique pour exprimer et défendre leurs valeurs.
L.R. : Tu dis que toutes les colères sont légitimes : je ne suis pas d’accord, il y a un vrai enjeu à verticaliser les colères, à trouver des enjeux beaucoup plus larges que ceux qui sont exprimés au début par les gens. Car on se rend compte qu’il y a des frustrations qui sont pas forcément légitimes… À une époque, j’avais beaucoup travaillé sur l’extrême-droite ; et de manière froide, je me disais : « S’ils avaient un bon organisateur, ils pourraient s’organiser sur la base de leurs frustrations, de leur sentiment de relégation, de perte de leur identité ». Pour se dépasser, on a besoin de quelque chose qui nous transcende. Dans le community organizing, ça va être les droits, les valeurs, la justice… Mais pour des identitaires par exemple, ça pourraient être d’autres valeurs.Quand on organise des musulmans contre l’islamophobie, on essaye de les transcender par la justice, l’égalité et tout. Mais après, quand certains parmi eux vont s’organiser contre le mariage pour tous, ce qui les transcende, c’est leur conception de la nature de ce que Dieu attend, etc. Et en fait, c’est en ça qu’on dit que le community organizing n’est qu’un outil, parce qu’après se pose la question de ce qu’on organise, qui, et pour quoi ? Maintenant, on n’accepte plus tout le monde : les gens qui veulent se mobiliser contre les droits des autres, c’est niet, parce qu’ils se retrouvent fondamentalement opposés aux valeurs que nous on défend en tant qu’êtres humains, mais pas opposés au community organizing qui ne reste au final qu’une méthodologie, avec des valeurs certes, mais que n’importe qui peut détourner.
A.R. : Pour nous, la porte d’entrée ce n’est pas la question de la discrimination, on se concentre d’abord sur les intérêts matériels des classes populaires. Du coup, entre les vieux ouvriers italiens, espagnols ou arabes, effectivement on a cet enjeu fort de se battre ensemble, mais c’est aussi une limite. Il y a un critère très basique qui est : est-ce qu’on est organisés autour d’opinions ou d’intérêts sociaux ? Nous on a ce critère-là : on n’organise pas sur des opinions, mais sur des intérêts sociaux, du coup ça règle en partie le problème. Toutes les batailles que j’ai vues à Grenoble, Londres, même aux États-Unis, ce sont des batailles sociales.
L.R. : Alors attends, le contrôle au faciès, l’islamophobie, la rromophobie, c’est quoi ?
A.R. : Ce sont des discriminations, des pratiques sociales discriminatoires. Par exemple, les gens qui s’en prennent aux Rroms, si on fouille bien, ils ne se battent pas contre les Rroms eux-mêmes, ils se battent contre une dégradation de leurs propres conditions de vie qu’ils imputent aux Rroms… En ce qui concerne l’islamophobie, il y a aussi des intérêts matériels en jeu. Il y a effectivement des pratiques discriminatoires à l’encontre des Musulmans ou supposés Musulmans, comme par exemple l’interdiction de certaines activités aux mères voilées dans le cadre des établissements scolaires. Se battre contre ces pratiques concrètes, ça n’épuise sûrement pas le problème de l’islamophobie mais c’est une porte d’entrée. C’est comme attaquer le racisme structurel aux États-Unis en lançant une campagne pour le droit des Noirs de voyager dans le même compartiment de bus.
M. : Donc tout tourne autour de cette idée de « verticalisation », qui consiste à déplacer les colères vers les institutions, même quand à l’origine elles visent des voisins. Mais alors, avec un tel postulat, vous positionnez-vous en « ennemis permanents » des institutions, au nom de la défense des intérêts des opprimés ? Parce que, d’un autre côté, votre objectif est quand même de vous asseoir à la table de négociation avec les décideurs, pour faire évoluer les choses et, finalement, co-construire un compromis, un « intérêt général » peut-être. Au bout du compte, êtes-vous des ennemis ou des partenaires des institutions ?
A.R. : Quand par exemple on est salariés et qu’on se bat pour améliorer nos conditions de travail, à un moment donné, on sera bien obligés de s’asseoir à la même table que le patron. Le but du jeu, c’est d’avoir assez de pouvoir pour défendre nos intérêts, nous faire entendre et reconnaître. Et du coup oui, ce qu’on recherche c’est le compromis. Si on pense l’intérêt général non pas comme un truc qui tombe du ciel, mais comme la conciliation la plus juste entre des intérêts sociaux contradictoires, alors on n’a pas peur des intérêts collectifs. Ce dont on a peur, c’est quand il n’y a que certains qui dominent. S’il n’y a que les routiers qui s’expriment et qui font de l’action directe, qui défoncent tous les péages pour empêcher la mise en place de la taxe carbone, s’il n’y a pas une voix pour défendre tous les autres intérêts sociaux qui bénéficient de cette écotaxe, eh bien effectivement…
M. : Monter en puissance dans le rapport de pouvoir… N’est-ce pas la loi du plus fort, avec le risque que tout le monde monte en pression ?
A.R. : Ce n’est pas ce que l’histoire nous enseigne. On passe de la grève ponctuelle à la grève générale, à l’occupation des usines, donc on a une certaine gradation, mais ce qu’on pourrait imaginer c’est que plus il y a d’occupations d’usines, plus il y a de répression syndicale. Or, ce n’est pas le cas, c’est l’inverse. La multiplication des conflits sociaux n’aboutit pas à la guerre civile, mais à des concessions de la part du pouvoir et à l’intégration des contestataires au sein du pouvoir. N’empêche que pendant toute cette phase initiale, les patrons hurlent à la guerre civile. « Les ouvriers s’organisent, ils menacent l’ordre social », entendait-on au XIXe siècle. « Les gens des quartiers s’organisent, les Musulmans s’organisent, c’est la guerre civile » pourrait-on entendre aujourd’hui. Eh bien non ! Au contraire, qu’ils s’organisent, qu’ils se défendent, qu’ils se battent, qu’ils se défendent dans la rue, c’est l’inverse de la guerre civile ! Mais c’est un peu contre-intuitif. Aux États-Unis, du fait de l’histoire particulière de ce pays, ils ont probablement une conception différente de la politique, de la société et du pouvoir, alors qu’en France, notre histoire c’est celle du roi puis des Jacobins, qui définissent l’intérêt général comme étant au-dessus du peuple… En 1791, avec la loi Le Chapelier, la gauche jacobine a interdit toute forme d’organisation collective. On a parfois l’impression qu’on est encore là-dedans. Chaque fois qu’on fait du community organizing, on a l’impression que des gens peuvent nous ressortir une loi Le Chapelier et nous empêcher de nous organiser dans les quartiers ! Ça vient d’une conception pervertie de la démocratie, l’idée d’un intérêt général qui planerait au-dessus de tous, une pensée qui ne comprendrait pas cette réalité des conflits sociaux comme une confrontation nécessaire des intérêts sociaux contradictoires pour rendre possibles la vie en société et la démocratie.