Quand des mouvements qui se disent « ni droite ni gauche » critiquent la démocratie : quelles sont les conséquences de la confusion et du flou de leurs valeurs ? Pour quel modèle de société luttent-ils ? Quand la seule utopie semble être une « nouvelle constituante » ou la mise en place du tirage au sort, et qu’au nom de cela sont passées sous silence voire méprisées la lutte, les rapports de classes et de domination, la saisie des moyens de production, la grève et le droit de grève, la manifestation et le droit de manifestation. Quand in fine tirer au sort est plus important que voter contre Le Pen…
Je relaie ici un article de Antonin Grégoire & Nadia Meziane, publié le 6 août 2018 sur le site Lignes de crêtes.
Ces dernières années ont été marquées par l’émergence de courants politiques qui se distinguent au moins en apparence, des critiques de la démocratie précédemment inscrites en profondeur dans les traditions politiques occidentales. Le communisme, comme le mouvement ouvrier ont développé depuis des siècles des critiques radicales de la démocratie représentative capitaliste et de ses incarnations concrètes, mais en posant clairement un modèle de contre-société et un autre futur possible fondé sur des valeurs clairement affirmées, dans les textes et dans les faits. La caractéristique de ces critiques et même des plus radicales est qu’elles revendiquent quand même l’idéal de l’égalité et reprochent aux démocraties réelles de le trahir.
Dans le camp opposé, les idéologues et les militants réactionnaires et fascistes critiquent aussi la démocratie et les régimes qui s’en réclament, au nom d’un modèle de société antagoniste, fondé sur l’inégalité des êtres humains entre eux et l’apologie de l’autorité d’une élite comme seul modèle de gouvernement possible.
Les mouvements dont nous allons parler sont marqués par une confusion et un flou total concernant les valeurs prônées et le modèle de société pour lequel ils luttent vraiment. Résolus à afficher un “Ni droite, ni gauche, en dehors, au delà” ceux qui en France, revendiquent pour beaucoup les idées d’un Etienne Chouard peuvent passer des milliers de pages à critiquer les méthodes de désignation des dirigeants actuels, à défendre des formes diverses et variées de démocratie prétendument directe, tout en faisant de la démocratie représentative le mal absolu, car le plus hypocrite qui soit. Mais sur ce qu’il adviendra après la fameuse constituante ou après le Tirage au Sort reste toujours extrêmement vague, dans leurs écrits. D’où une popularité énorme, le rejet rebelle de l’existant allié au flou sur ce qu’on veut construire étant le meilleur moyen de s’attirer la sympathie.
Le documentaire “DémocracieS” réalisé par l’équipe de Datagueule (Henri Poulain désormais à le Média, Julien Goetz et Sylvain Lapoix), permet, lorsqu’on l’analyse, de voir beaucoup plus clair dans les motivations et les projets bien concrets de ces mouvances…
Le point de départ : confondre Démocratie et Dictature
Le documentaire s’ouvre sur un fond jaune où l’on voit différents “dirigeants” prononcer le mot “Démocratie”. Un montage qui permet de mélanger Bush (senior et junior), Bachar al Assad, Trump, Saddam Hussein, Merkel, Thatcher, Chirac, Reagan, Clinton, Berlusconi, Blair, Ahmadinejad, Obama, Sarkozy, Hollande, Hillary Clinton, Erdogan, Poutine, Cameron, Junker, Macron…
Cette confusion entre démocraties et dictatures mises sur un même plan est essentielle à cette forme de critique de la démocratie. Une critique qui a besoin de prendre appui sur les dictatures et en général sur les comparaisons relativistes pour se déployer. Un peu à la manière du slogan “Bachar à la ZAD” ou d’autres textes et appels qui confondent répression à Bure et guerre d’Algérie.
Les dirigeants choisis pour le montage sont aussi importants sur le plan symbolique. Européens, Americains et Moyen Orientaux. On retrouve ainsi les chocs traumatiques symboliques qui traversent nos sociétés occidentales depuis le 11 septembre : le prétendu “clash des civilisations” et le mépris démocratique fondateur des dirigeants de certaines démocraties occidentales qui ont sciemment utilisé le mensonge d’État pour rallier les opinions publiques au déclenchement de la deuxième guerre d’Irak et bafoué les grands principes démocratiques après le 11 septembre.
Mais cette succession d’images de dirigeants ayant bafoué les principes qu’ils étaient censés défendre et des dictateurs qui n’en ont cure, réhabilite les dictatures. Ce n’est pas toujours volontaire, mais au mieux cette critique “choc” de la démocratie considère donc que la dictature n’est pas son sujet, qu’on peut faire abstraction du fait dictatorial quand on parle de démocratie et qu’on doit pouvoir dire qu’on n’est pas en démocratie, peu importe les conséquences en termes de confusion avec d’autres situations “non-démocratiques”.
Dans le pire des cas, cette posture va aller jusqu’à prendre appui sur la dictature pour critiquer la démocratie. Ainsi, pour critiquer les interventions militaires des démocraties occidentales, on va défendre le bilan de Khadafi en décrivant une Libye idyllique au plan social, affirmer l’innocence de Saddam Hussein ou la résistance de Bachar al Assad à l’impérialisme occidental.
La révolution Française contre la démocratie !
Le documentaire s’ouvre ensuite sur une citation de l’abbé Sieyès “la France n’est pas et ne peut pas être une démocratie”. Vient ensuite l’argument principal du documentaire : la démocratie représentative n’est pas la démocratie. Certes, l’abbé Siéyès a bien dit cette phrase, dans un discours du 7 septembre 1789. Certes il fait partie de ces hommes qui après avoir abattu la royauté de droit divin, souhaitent cependant établir un régime solide qui n’aille pas renverser la société de fond en comble et la crainte du désordre destructeur anime le bourgeois Siéyès… bourgeois qui est aussi l’auteur de “Qu’est ce que le Tiers État ?“, l’un des pamphlets qui galvanise la colère contre la noblesse, les inégalités et les privilèges avant 1789. La révolution sera bourgeoise, certes, mais elle n’en est pas moins révolution.
« Le plan de cet écrit est assez simple. Nous avons trois questions à nous faire.
1° Qu’est-ce que le Tiers état? — TOUT.
2° Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique? — RIEN.
3° Que demande-t-il? — À ÊTRE QUELQUE CHOSE »
Sieyes, Qu’est-ce que le Tiers-Etat
A l’origine du mal, donc, on voudrait la révolution Française. Ce serait parce que la révolution française avait peur du vrai pouvoir, du vrai peuple, de la vraie démocratie que ses dirigeants ont mis en place le système représentatif tant décrié. Le documentaire brosse un tableau de la révolution française comme le début du complot des élites révolutionnaires contre la démocratie (et le tirage au sort). Cette image de la révolution française comme point de départ de la confiscation du pouvoir par une petite élite est quelque chose que l’on retrouve aux racines historiques du complotisme et de l’antisémitisme moderne et qui traverse toute la critique fasciste européenne. C’est aussi une des passerelles entre les idées chouaristes et les milieux complotistes, fascistes et antisémites.
Bien évidemment, c’est une critique totalement a-historique : la révolution française ne donne pas tout le pouvoir au “peuple”, mais sa caractéristique est bien de le retirer à une élite minuscule et de déclarer que tous les êtres humains constituant la Nation ont droit à un morceau de ce pouvoir. Le mouvement fait irruption dans des sociétés aux structures politiques figées depuis des siècles. L’élection de représentants est un formidable pas en avant, un changement de paradigme et de philosophie dans l’histoire de l’Europe, même si les possibilités réelles restent dans un premier temps très limitées voire inexistantes pour une partie de la population et si une partie des révolutionnaires bourgeois estime que c’est très bien comme ça.
Pourtant, pour les critiques chouaristes de la démocratie, l’idéal se trouverait ailleurs, bien plus loin dans le passé.
« Placer l’élection au cœur de ces nouvelles républiques, c’est acter qu’il existe une élite bien plus capable de s’occuper de la chose publique ça tombe bien c’est cette même élite qui a choisi cette organisation. »
Le fantasme de la Grèce…
Le fantasme de la Grèce en tant qu’idéal incarné de la démocratie revient toujours, autant dans le documentaire que dans la formulation de l’exigence démocratique par les chouaristes et autres courants de cette mouvance.
« L’exemple d’Athènes était bien connu de nos chères révolutions mais hors de question d’utiliser le tirage au sort, ça c’était bon pour les Grecs. Élisons des représentants, voilà l’option qui l’emporte, bienvenue en Aristocratie »
L’évocation de “la Grèce” permet d’actionner la symbolique d’un passé mythique où l’homme aurait trouvé une forme de gouvernement génial, éclairé par de grands noms philosophiques, et plus proche de la nature, retour aux sources pures et “c’était mieux avant”…
L’évocation de “La Grèce” permet surtout d’invoquer Le Tirage Au Sort (le TAS, la Cause des Causes pour les chouaristes). Sont en revanche effacés du tableau de “la démocratie en Grèce” les considérations sur le sort des “métèques” (les étrangers sans droit citoyen), des femmes, des esclaves ou le fait que les droits citoyens étaient accordés avec le service miliaire obligatoire ce qui est quand même bien pratique pour faire la guerre.
Le modèle de la Grèce antique est quand même réservé à quelques milliers de soldats excluant les femmes, les étrangers et les esclaves… soit une restriction de l’accès au pouvoir encore bien plus grande que celle proposée même par les plus conservateurs des révolutionnaires bourgeois de 1789. Et une restriction qui s’étend non seulement au droit de décider de la vie de la cité, d’être un citoyen mais aussi à celui d’être un humain à égalité au moins formelle avec les autres.
Droits de l’homme et du citoyen
La révolution française va, elle, introduire une innovation qui est le fondement de nos démocraties modernes quelles que soient les institutions représentatives mises en place : les droits de l’homme et du citoyen.
Pourtant c’est quelque chose qui n’est pas mentionné du tout dans le documentaire : la séparation (et la conjonction systématique) des droits de l’homme ET du citoyen est pourtant un fondamental des démocraties modernes.
Prenons un exemple concret : dans la démocratie grecque les droits du citoyen protègent le seul citoyen contre la torture. Dans les démocraties modernes cette protection doit s’appliquer à l’ensemble des humains.
C’est ce principe qui fait le fondement de nos démocraties, qui explique que ce n’est pas “le vote” qui est anti-démocratique mais le fait de laisser crever des migrants ou de torturer à Guantanamo. C’est ce principe qui est le fondement de l’exigence démocratique des citoyens vivant en démocratie et, enfin, c’est ce principe qui pose que le système démocratique moderne est à portée universaliste et destiné à s’étendre à l’ensemble de l’humanité.
Évidemment, ces principes ne sont pas toujours respectés par les démocraties occidentales. Évidemment, la torture a été et est pratiquée par ces démocraties. Évidemment, les libertés fondamentales inscrites dans les grands textes constitutionnels et internationaux sont bafouées en permanence par les démocraties capitalistes, soit dans des textes nationaux qui ne tiennent pas compte des normes supérieures, soit dans les faits.
Cependant, mépriser les droits formels inscrits dans les textes revient à mépriser les combats progressistes du passé et aussi à se rendre inaudibles dans le présent. C’est d’ailleurs tout le problème des discours abstraits et globalisants affirmant sans arrêt que nous ne sommes pas en démocratie : l’incapacité à être crédibles dans la dénonciation des dérives anti-démocratiques réelles.
Un bon exemple a été celui de la période de l’état d’urgence : comment dénoncer une loi d’exception forgée dans les moments les plus violents de l’affrontement entre colonisés et colons, quand on répète en boucle que le régime démocratique sans l’état d’urgence est de toute façon déjà le pire et le plus hypocrite des régimes ?
Cependant, ce sont bien grâce aux droits de l’homme que l’État d’Urgence peut être dénoncé, grâce aux droits de l’homme que les dérives de nos démocraties peuvent être considérées comme dérives. C’est là qu’on voit toute la différence entre une critique de l’État d’urgence fondée sur les droits de l’homme qui réclame la fin de l’état d’urgence en France et une critique de l’état d’urgence fondée sur la normalisation de la dictature qui dit que la France du fait de son état d’urgence n’a pas de leçons à donner à Poutine ou à Bachar al Assad. Soit ce sont les droits de l’homme qui sont universels, soit c’est l’État d’Urgence et la lutte contre le terrorisme qui le sont…
Les démocraties modernes ont en effet cette fâcheuse tendance à critiquer au moins formellement les manquements aux droits de l’homme et à fonder des ONG qui se donnent au moins formellement comme objectif de lutter pour le respect des droits de l’homme dans le monde entier et de produire des citoyens avec, au moins formellement, des exigences politique de liberté, de justice et d’égalité…
Cette universalité des droits humains, même sous une autre formulation, et même dans la critique des démocraties occidentales, est aussi un des fondements des révolutions arabes, révolutions vilipendées et combattues par tous les amis des chouaristes et par ceux qui portent aux nues la critique de la démocratie en démocratie mais refusent de voir les images et d’accepter l’existence du combat contre la dictature en Syrie.
Le Tirage Au Sort, TAS
Ce qui intéresse ces critiques de la démocratie représentative n’est pas véritablement la portée possiblement universelle de la démocratie et des droits humains mais l’obsession “des dirigeants” et leur mode de désignation. C’est très pratique pour remplacer les rapports de domination, la dialectique ou la lutte des classes par de bonnes grosses ficelles populistes de “critique du système”, un “peuple vs les élites” ou “les 1%”.
Le Tirage Au Sort, c’est la Cause des Causes pour les Chouaristes. On va faire ici semblant de ne pas savoir qui est Chouard pour se concentrer exclusivement sur l’analyse de cette proposition qu’est le Tirage Au Sort, mise à l’honneur plusieurs fois dans le documentaire.
Dans une démocratie représentative, un fait premier est l’alternance pacifique du pouvoir politique. Le Monsieur (ou la Dame) qui a 49% des voix accepte de laisser le pouvoir à celui qui a 51% des voix.
Ce qui pousse le monsieur des 49% à accepter de laisser le pouvoir, c’est que la société dans son ensemble est d’accord sur cette règle démocratique de transmission pacifique du pouvoir. Quoi qu’on pense du monsieur ou de la dame, il faut aussi penser à ce qui pourrait arriver de pire et est déjà arrivé ou arrive ailleurs : par exemple, imaginons que le consensus social n’ait pas été assez ancré dans les esprits pour que les militaires d’extrême-droite et le Front National admettent leur défaite. Imaginons que des millions d’électeurs du FN n’aient pas le poids de cette éducation sociale et décident de soutenir un coup d’État.
Évidemment, on peut aussi imaginer une révolution sociale et progressiste contre une victoire électorale des fascistes, entre autres. Mais justement les critiques de la démocratie représentative et les partisans du tirage au sort n’orientent absolument pas l’imagination de ce côté là.
Dans le cas du tirage au sort on demande en effet d’avoir confiance dans la main d’une vierge innocente ou dans un algorithme et on détruit un des piliers essentiels de la démocratie : l’engagement des groupes sociaux à respecter une règle d’alternance pacifique sur la base d’un consensus autour du suffrage universel… pour le remplacer par un consensus sur le rôle fondamental du hasard ? Ça a l’air totalement stupide et lunaire, mais ça ne l’est que si l’on pense que les leaders de ces courants croient vraiment à ce qu’ils disent. En réalité, la critique de la démocratie représentative et l’arnaque du tirage au sort leur permet surtout de dépolitiser les autres.
L’intérêt politique du vote n’est pas tant le vote que la création d’un enjeu et, avec lui, des responsabilités et de la transparence. Le vote permet une campagne électorale pendant laquelle les différents groupes sociaux vont pouvoir échanger, débattre, se comprendre ou pas mais en tout cas réaliser qu’ils forment un ensemble commun. “Si tu agis politiquement, tu peux influer sur le cours des choses politiques” c’est cela que peut permettre la campagne. Mieux encore, ces différents groupes sociaux aux intérêts différents vont pouvoir bénéficier d’un instrument de mesure de ce qu’ils représentent. Une mesure fort utile quand il s’agira de limiter ou de s’opposer au règne absolu du vainqueur en rappelant le pourcentage avec lequel il a été élu ou le nombre des 600 000 voix qui manquaient pour arriver au second tour. Cette perspective n’existe pas uniquement dans les élections de représentants politiques : elle est aussi présente dans nombre d’organisations du mouvement ouvrier et depuis leurs origines. Elle existe aussi dans les mouvements de classe comme les grèves : imagine-t-on tirer au sort ceux qui vont décider de la suite de la grève ?
Mettre fin à cela, en tout cas pour le remplacer par le tirage au sort, c’est déposséder les citoyens de la chose politique et de ses enjeux. Plus d’action possible, plus d’échange ni d’appropriation de la parole politique par les citoyens. La démocratie c’est au moins pouvoir regarder un débat politique avec d’autres citoyens pas forcément d’accord et exprimer sa parole à son voisin parce qu’il y a un enjeu à essayer de convaincre l’autre. “J’ai convaincu un pote, je travaille mes parents pour qu’ils fassent pas une connerie” voilà ce que génère une campagne électorale : les gens parlent de politique et de ses enjeux et s’approprient la chose politique.
L’autre principe du tirage au sort est le suivant : toute discussion sur les modalités de la mise en place du tirage au sort aboutit inévitablement à la proposition d’une solution politique qui dérive vers la complaisance avec le fascisme. Vous pouvez essayer chez vous ou avec vos amis fans du TAS ça marche à chaque fois.
“Qu’est ce qui se passe si c’est Hitler qui est tiré au sort? – Bah on met en place une façon de restreindre le tirage au sort juste à ceux qui peuvent pas être Hitler – ah oui c’est pas idiot mais comment on détermine qui ne sera pas Hitler?”
“Qu’est-ce qui se passe si on tire au sort quelqu’un qui n’y connait rien? – Bah on lui mettra un conseil d’experts pour l’aider à prendre les décisions – ah oui c’est vrai mais on détermine comment qui est expert ?”
De façon assez géniale, le documentaire nous propose d’aller à la rencontre de Jo Spiegel, cet élu d’une ville de l’est de la France, qui pratique le tirage au sort “sur certains sujets importants”. Et effectivement, Jo est un modèle parfait de confiscation du pouvoir. Il est élu depuis 1989, explique qu’il faut “des réunions pour qu’on apprenne à ne plus dire on” (pour que les gens ainsi infantilisés puissent aller, grâce à Jo, du “je” vers le “nous”) et il est tellement proche de ses électeurs que lorsqu’il en croise un dans la rue qui essaye de lui parler d’un problème il le coupe (deux fois) et enchaîne sur le fait qu’il a arrêté de fumer.
C’est typiquement lors de cette séquence qu’on peut constater combien l’écran de fumée constitué par la “démocratie directe” et le Tirage au Sort permet de masquer les rapports de domination. On retrouve dans cette séquence la reproduction en pire des rapports de domination existants, entre le Maire en costume, réélu depuis la chute du mur et le monsieur en bleu de travail qui veut lui parler mais qu’il va interrompre gentiment en rappelant de façon paternaliste la bonne norme à adopter “arrêter de fumer c’est bien”. Les réunions infantilisantes où on doit apprendre les règles de la prise de parole, le tirage au sort où on va former les tirés au sort qui connaissent pas le dossier à l’aide d’experts etc.
Jo Spiegel le reconnait d’ailleurs lui-même : toutes les initiatives de démocratie participatives qu’il a pu mettre en place n’ont jamais fait baisser le score du FN… mais il ne dit pas ce qu’implique son fameux tirage au sort d’un pourcentage d’habitants censés débattre et orienter les décisions publiques. A aucun moment, la question de la présence d’électeurs et de sympathisants fascistes et racistes au sein de ces assemblées tirées au sort n’a été posée. La réponse à la fameuse question ” Que fait- on si Hitler est tiré au sort ? ” est là. On ne fait rien, parce qu’Hitler est un tiré au sort comme un autre avec lequel le consensus est finalement possible.
Même les plus droitiers des défenseurs de la démocratie représentative se posent au moins pour la galerie, le problème de l’extrême-droite et du fascisme. Même eux sont contraints de faire mine de reconnaître un vague problème.
Pas les défenseurs du tirage au sort, qui hurlent à l’amalgame sans intérêt lorsqu’on dénonce la proximité de leaders comme Etienne Chouard avec Alain Soral. On s’en fiche, disent-ils, ce qui compte, c’est l’idée du tirage au sort.
Il n’y a donc rien d’étonnant ni d’accidentel à ce que ces courants se retrouvent en interaction avec les sphères fascistes comme avec celles qui défendent les dictatures les plus sanglantes de la planète.
Ne pas reconnaître les institutions représentatives dans la démocratie représentative
Le problème de la critique de la démocratie représentative n’est pas seulement de mettre en valeur toutes les solutions potentiellement autoritaires de la “démocratie directe”. Il est aussi de dissimuler toutes les formes démocratiques de représentativité qui sont possibles et permettent aux citoyens d’agir politiquement et de fonder une exigence de justice sur le respect universel des droits de l’homme.
La construction d’un documentaire sur la démocratie diffusé sur internet par exemple, est déjà en soi un exercice de démocratie représentative. On va ainsi se faire le porte parole de ce groupe social qui critique la démocratie et qui pense que le tirage au sort est la solution, on va les représenter par un outil démocratique qui est un documentaire (un média) et on va mesurer qui il représente grâce aux “like”. C’est déjà une forme de représentation qui est permise par le régime démocratique dans lequel nous vivons. En l’absence de démocratie, faire un doc pour dire qu’on est pas en démocratie vaut d’aller en prison.
En réalité les institutions représentatives dans nos démocraties modernes sont considérablement élargies et en s’élargissent de façon exponentielle. Le problème de cette critique de la démocratie et des solutions véritablement autoritaires qu’elle propose est de nier et d’occulter ce fait et, plutôt que de renforcer les potentiels des mécanismes démocratiques permettant de lutter pour les droits humains ou d’amoindrir les rapports de domination (ONG, Syndicats, médias, école) elle préfère tirer un grand trait sur la démocratie en général et éventuellement ériger les solutions dictatoriales et fascistes en contre-modèles.
La démocratie c’est un régime où un syndicaliste représentant des ouvriers va négocier avec le ministre. Cela est rendu possible par le régime démocratique où les syndicats sont libres, où le droit de grève existe et permet aux ouvriers de se mettre en lutte, où le droit de manifestation permet aux gens d’aller exprimer leur mécontentement dans les rues, où les médias, même si ils ne donnent pas les bons chiffres, parlent de la manif qui a eu lieu et non d’un “complot de l’étranger” et où “passer en force” signifie signer un décret et non massacrer tout le monde avec des bombes chimiques.
Abandon de la critique de gauche pour un fantasme sur “l’organisation démocratique”
Le documentaire, considérant que nous ne sommes pas en démocratie mais ayant quand même vaguement identifié des espaces où la démocratie est, selon eux, possible, s’en va donc explorer ces espaces. Mais puisque la démocratie qui a rendu possible la création de ces espaces est censée ne pas exister, le documentaire présente alors ces espaces comme merveilleux, tombés du ciel par hasard sans nullement s’intéresser à la façon dont ils sont arrivés là. Le meilleur cas est celui d’une usine autogérée en Grèce.
Ce passage est passionnant dans ce qu’il ne dit pas, dans les questions qu’il oublie de poser et des sujets sur lesquels au contraire il choisit de s’attarder.
“Toutes les usines ferment sauf une filiale. Les ouvriers réquisitionnent les machines et décident de continuer la production”. La situation est ainsi posée là déconnectée du réel et de la lutte qui l’a produite.
Le documentaire filme ensuite les discussions passionnantes des ouvriers sur l’organisation quotidienne de l’usine: « plus on fait des réunions plus on est efficace, moins on en fait moins on est efficace, unis on décide ce qui est bien ou pas », puis des images des ouvriers qui fabriquent les produits; « on est tous unis, personne ne décide, chacun donne son avis, personne ne nous dit quoi faire, même un ouvrier qualifié ou analphabète peut avoir une idée sur comment améliorer la production.»…
Le documentaire, en revanche, ne songe pas que la façon dont les ouvriers ont pu s’emparer des moyens de production soit une question digne d’intérêt. Le contrôle des moyens de production, un vieux machin marxiste plein de poussière oublié sur l’étagère. C’est bien plus intéressant de filmer des discussions sur comment on s’organise après.
Pour ceux que ça intéresse, l’usine de Vio.Me a dû évidemment passer par un truc qui s’appelle la lutte, la grève, l’occupation et n’est pas arrivée à l’autogestion par la magie du tirage au sort ou en apprenant à écrire une constitution dans des ateliers constituants.
Et c’est là qu’on peut constater toute la nocivité de ce fantasme de “la vraie démocratie” qui permet d’oblitérer la lutte, les rapports de classes et de domination, la saisie des moyens de production, la grève et le droit de grève, la manifestation et le droit de manifestation. Toutes ces choses existantes et concrètes sont effacées du paysage au profit d’une “démocratie” mythifiée où les rouge-bruns soutiennent des dictatures, dialoguent avec des passionnés du “on nous cache des trucs” mâtinés d’antisémitisme, des fondus du TAS convaincus que le Tirage au Sort c’est plus important que de voter contre le Pen et des honnêtes gauchistes qui voudraient bien changer la société pour le meilleur et en ont marre de l’injustice capitaliste, mais sont persuadés que ces courants là peuvent être améliorés et transformés.
En réalité ces courants ont contribué à renforcer ce qu’ils prétendent combattre.