« Résister, c’est créer » : un livre de Florence Aubenas et Miguel Benasayag, paru en 2002 aux éditions La Découverte… Et qui dépote !
J’en ai relevé quelques extraits que je vous propose, l’idée étant de vous donner envie de lire tout le livre…
Extraits choisis
Ces extraits sont nécessairement sortis de leur contexte du fait que je les présente ici hors du texte initial. Je ne peux que conseiller la lecture de ce livre.
RÉSISTER, C’EST CRÉER
Le moment de la lutte, l’assomption de l’affrontement, quel que soit leur niveau, est inévitable. Mais si dure et héroïque que soit la résistance, elle se condamne à l’échec si elle s’enferme dans une logique d’affrontement sans développer aussi, surtout, de nouveaux mondes, ici et maintenant.
La nouvelle radicalité explore le champ que définissait Gilles Deleuze : résister, c’est créer.
1- Il était (encore) une fois le changement
Les années 80 avaient un temps donné l’illusion que toute contestation ne pouvait être que vaine et que le néolibéralisme était devenu l’horizon indépassable de l’Occident.
La question du pouvoir
Jusque là, comment se mesurait un mouvement ? Au nombre de participants, aux organisations qui l’encadraient, à son programme, au poids électoral que les instituts de sondage lui attribuaient ou à sa capacité d’affrontement. Ces baromètres sont aujourd’hui remis en cause.
Ni les sans terre du Brésil, ni les piqueteros argentins et boliviens, ni les émeutiers antimondialistes européens ne considèrent plus la prise du pouvoir comme l’objectif central de leur mouvement.
Lors des multiples tournées en France des responsables de la Confédération paysanne en 1999 et 2000, il n’a pas dû y avoir un seul débat où le public n’ait demandé, l’air entendu, quel candidat cette organisation présenterait à l’élection présidentielle. Réponse : « Cela n’a aucun intérêt. À l’Élysée, un président a 10 fois moins de pouvoir que n’importe qui dans la rue ».
Loin de vivre tout cela comme des manques, les nouveaux radicaux le revendiquent comme ce qui, justement, constitue leur cœur même.
Platon contre Aristote
Pour Aristote, c’est le sculpteur qui, par son acte, va mettre au jour ce qui de toute éternité doit être : la forme.
L’avant-garde, les élites, les intellectuels joueront le rôle du sculpteur, censé faire apparaître cette forme qui attendait, impuissante à éclore seule.
Pour Platon et les néoplatoniciens, la justices et la liberté restent des pôles inatteignables, vers lesquels nos vies doivent s’ordonner mais qui ne peuvent exister comme un stade final et définitif.
L’objectif ne précède pas l’action, il lui est contemporain : nous ne nous démenons pas pour qu’advienne, à l’avenir, la liberté : celle-ci existe dans chaque geste qui tend vers elle.
André Glucksmann : « Tout isme est fascisme ».
Condamnation globale des idéologies
Dans un premier temps, les mouvements de protestation abandonnent la lutte contre les structures du néolibéralisme, considéré comme inéluctable, pour se retrancher dans des combats « à la marge ».
C’est le temps du « droit-de-l’hommisme » : tenter de corriger les erreurs et limiter les dégâts d’un monde où l’injustice est structurelle.
Mouvement de bascule : Dans les années 80, une majorité de militants disaient : « Ici, tout va bien. À part la peine de mort ». Aujourd’hui, la plupart disent : « Ici, tout va bien. la preuve : la peine de mort ».
La contestation ne s’élabore plus en chambre ou en assemblée générale pour tenter d’être ensuite réalisée sur le terrain. C’est à l’intérieur de chaque situation propre, et ne s’appuyant que sur elle, que va naître la contestation.
Contester la contestation
Symboliquement, on peut dater l’émergence de cette nouvelle radicalité au 1er janvier 1994, avec l’apparition du mouvement zapatiste au Chiapas.
Paradoxalement, le phénomène qui consiste à vouloir « imiter les zapatistes » repose sur la même croyance que celle véhiculée par le monde qu’on est censé combattre. Se réclamer d’une tradition, comme si elle surgissait du fond des âges à jamais figée, représente une sorte de poncif idéologique.
Les mouvement islamistes, par exemple, se revendiquent d’une tradition immuable, mais celle-ci ressemble à un jouet en plastique qu’ils viennent de fabriquer : loin d’être les garants d’un passé glorieux, ils sont au contraire hypermodernes, des sortes d’avatars de la politique à l’occidentale qui fonctionne en érigeant des modèles auxquels chacun est tenu de se conformer. À l’image identificatoire de la femme ou de l’homme moderne, telle que l’impose la théorie néolibérale de la liberté individuelle, ils en opposent une autre, tout aussi contraignante, mais cette fois au nom de l’islam. Modèle contre modèle. La question n’est pourtant pas de savoir comment devrait être une femme, selon l’islam ou l’Occident, mais comme elle est effectivement aujourd’hui.
Il n’est plus possible de prendre un manuel du monde, dût-il zapatiste, indien ou bouddhiste, et d’y conformer sa vie, comme d’après un mode d’emploi.
Contester le monde commence par contester la contestation.
Parce qu’il est facile de dire : « Moi aussi, je revendique ta lutte » et après nous rentrerons à la maison.
Féminisme et écologisme : deux cas d’école
Le mouvement d’émancipation des femmes n’a jamais lui non plus considéré la prise de pouvoir comme l’objectif final et le bureau des gouvernants comme ce lieu où il suffirait de s’installer pour changer le monde. L) déjà, le changement se pense depuis la base et non du sommet (même si, dans un 2ème temps, ces avancées doivent être actées par les législateurs et le politique : légalisation de l’avortement, pilule, etc.). Plus encore, le changement réel, concret, aurait sans doute été impossible à réaliser depuis le pouvoir central.
Une fois entrés dans le jeu électoral, les partis écologistes, en Allemagne comme en France, se retrouvent pris dans ce territoire en soi, celui de la représentation.
« La majorité, c’est personne. La minorité, c’est tout le monde. »
À la différence des mouvements féministes, la revendication des chômeurs n’est pas ontologique, mais catégorielle. Et, loin de remettre en cause l’ordre social, les organisations de chômeurs se retrouvent souvent à le conforter…
La revendication d’un emploi ou d’un toit est évidemment justifiée, mais la révolte ne surgit jamais d’un manque, d’un « moins ». Elle est toujours le fruit d’un « plus », lorsqu’un groupe assume le fait de dépasser le strict énoncé de son étiquette.
Chiapas : « Nous ne développons rien d’autre que notre singularité, chose qui ne manquera pas, paradoxalement, d’être un message pour l’ensemble du monde ».
2- Émergence
La nécessité d’une nouvelle grille de lecture
Nos panthéons sont peuplés de ces silhouettes décidées qui, fortes de leur clairvoyance et armées de leur seule volonté, attrapent l’Histoire par la crinière et en dévient le pas.
L’Occident nourrit sa mythologie et son imaginaire de héros résolument dressés contre le sort, ces « hommes qui ont dit non », ces « courageux petits villages de Gaulois » ou « ceux qui ont sauvé l’Amérique ». La pensée occidentale a longtemps reposé sur la certitude qu’un événement et sa fabrication sont le propre d’un sujet conscient qui, grâce à la pensée, parvient à s’extraire d’une situation pour la comprendre et la maîtriser.
Ascension et chute du mythe de la modernité
Une rupture profonde, historique, qui est venue briser le mythe de la modernité : l’irruption de la notion d’incertitude. L’homme doit désormais vivre, agir, sans connaître la fin du film.
L’incertitude n’existait pas sous ce mode il y a quelques décennies à peine. Elle était alors uniquement ce « pas encore » : l’homme n’ignorait rien, il ne « savait pas encore ».
S’arrogeant la place du sujet dans un monde désigné comme objet, l’homme s’est fait à lui-même la promesse d’arriver à un savoir total, persuadé que, lorsqu’il connaîtrait enfin tout, il pourrait maîtriser le monde et son devenir.
Contre l’omnipotence du clergé, la connaissance va se faire enjeu. À partir du XIIè siècle, « apprendre va devenir le chemin de la libération de l’homme ».
Le premier des intellectuels au sens moderne du terme, un « révolutionnaire » dont le combat fut scolastique : l’abbé Abélard.
La conquête de la connaissance, vécue comme émancipation et qui modèle toujours aujourd’hui nos systèmes éducatifs, pousse peu à peu l’Occident à vouloir se débarrasser de tout ce qui évoque ces « voiles » de l’Inquisition.
Pas un secteur n’échappe à cette gigantesque tentative de transcription, jusqu’aux moindres replis du vivant, en lois rationnelles. Cela fait longtemps alors que le savoir n’est plus seulement une arme de conquête : il s’est fait croyance.
« Connaître pour prédire, prédire pour agir », décrète en 1860 le père du positivisme, le philosophe Auguste Comte.
Croyance en un savoir qui apportera la liberté, la maîtrise, le bonheur. Conviction que l’important est d’avancer, avec le progrès pour moteur.
La promesse du paradis céleste s’est transposée en celle du paradis sur terre et, à l’opposé de presque toutes les grandes civilisations, le fameux « âge d’or » n’est plus situé dans le passé, à l’origine des temps, mais au contraire dans le futur que l’homme se promet de construire à force de volonté.
Le « messianisme révolutionnaire » : une avant-garde éclairée et cultivée détient la vision du monde tel qu’il devrait être, l’érige en modèle au nom duquel elle va entraîner derrière elle des masses plus ou moins consciente.
L’irruption de l’incertitude
Durant tout le siècle, comme dans un jeu de dominos, les sciences dites dures enregistrent les unes après les autres le même constat : la science nous a conduits à de l’indémontrable.
Dans cette émergence, c’est essentiellement le lien de cause à effet qui est malmené, celui-là même qui était au cœur du fameux « Connaître pour prédire, prédire pour agir ».
Jusque là, l’épistémologie a toujours affirmé : « À causes égales, effets égaux ». Or à causes égales, les effet, eux, ne le sont pas toujours expliquent aujourd’hui ces scientifiques.
Le futur a changé de signe
L’attente impatiente et joyeuse des lendemains qui chantent est devenue l’angoisse d’un horizon forcément plus noir. Or l’avenir, c’est aussi l’autre façon de nommer les raisons d’agir, de vivre ; et l’effacement de cette dimension produit tous les jours cette sorte de tristesse diffuse.
Une sorte de brouillard qui, pour beaucoup de nos contemporains, signifie : alors, autant flamber l’héritage tout de suite.
Dans le champ politique traditionnel, ce désarroi se lit d’abord dans un pourcentage : celui des abstentions.
Vainement, on essaye de démontrer que le programme d’un Le Pen, par exemple, serait ni valable ni viable. Mais celui des autres hommes politique aussi a échoué, toujours.
Et plus on tente de démontrer à ces électeurs qu’ils ont décollé de la réalité, plus ils se délectent.
Si le changement est une « émergence », à quoi bon lutter ?
En 1975, le régime franquiste ne tient plus en Espagne qu’à un appareil d’assistance respiratoire. Lorsque celui-ci s’arrête, se clôt un cycle que n’avaient pas réussi à enrayer des résistances de près d’un demi-siècle.
Après des décennies de guerre froide et de dissidence à l’intérieur de l’Union soviétique, le Mur de Berlin glisse finalement en 1989 sur une peau de banane…
Ce moment de la chute, ce croc-en-jambe de l’Histoire paraît absolument minime, presque dérisoire, incroyablement décalé, un angle mort des événements.
Nous sommes ceux qui ont à tenir compte de la complexité des choses, habitants d’un monde dont nous savons que notre seule volonté ne suffira pas à l’ordonner.
Ce constat, cette intuition, le néolibéralisme l’a paré des vertus d’une sagesse absolue, l’a érigé en une sorte d’idéologie de l’impuissance. « Au mieux, notre seule marge de manœuvre consiste à limiter les dégâts et à éviter le pire, pour quelques-uns en tout cas ».
L’individu est ainsi aujourd’hui ce personnage qui s’est construit une liberté abstraite, vécue comme sans limite, mais qui le condamne à une soumission presque totale.
Sans cesse, autour de nous, des experts, des publicités, des artistes le martèlent : tout est possible, il suffit de le décider.
Dans cette perspective décrétée comme sans limite, la principale difficulté est de « faire les bons choix », de « bien diriger » et le libre arbitre va servir de clef de voûte à la conception de la liberté toute entière. Se vivant comme seuls capables de conduire leurs destinées et le monde, et maîtres de le faire comme bon leur semble, les hommes se désignent du même coup pour uniques responsables de ce qui leur arrive, comme si le poids entier d’une situation commune pouvait reposer sur leur pauvre petite tête.
Depuis l’école jusqu’à la retraite, la société se charge de nous le répéter : « Si tu te débrouilles bien, tu réussiras » ; « Ceux qui ont la volonté de s’en sortir, le peuvent. Il suffit de le vouloir » ; « N’importe qui peut se retrouver chômeur, mais n’importe qui ne le reste pas ». En creux, vient se nicher là cette notion névrotique de culpabilité.
L’événement est indécidable
L’homme n’agit pas de la même façon dans une époque où il croit tout pouvoir et dans une autre où il croit n’être rien.
En lisant, par exemple, les récits de la période révolutionnaire en France, on trouve chez leurs auteurs la certitude d’être en train de participer à qqch d’important, de spectaculaire, mais pas forcément celle de vivre une rupture.
Ici, en Argentine, nous avons tous le sentiment très fort de participer à qqch d’inouï, mais personne ne peut définir de quoi il s’agit.
Au moment des attentas spectaculaires du 11 septembre 2001 à New-York par exemple, des voix se sont aussitôt élevées, partout, pour clamer que rien, désormais, ne serait plus comme avant. Ce qui venait de se passer, que nous vivions si intensément, ne pouvait qu’ouvrir le champ, tout de suite, à un monde changé. Quelques mois plus tard, les choses, une à une, sont revenues à leur place.
Leibniz. Une vague, explique-t-il, produit un bruit assourdissant alors même que les gouttelettes qui la composent ne font, elles, aucun bruit.
Hegel, quant à lui, préfère débusquer la « ruse de l’Histoire » : dans toute société, chacun vaque à ses activités en ne considérant que ses intérêts propres ; et pourtant, ce fourmillement égoïste sert, au-delà des volontés et des consciences individuelles, un vaste dessein collectif.
Ceux qui croient en cette manière de penser le changement oublient les gouttes, redoutant même d’être l’une d’elles, pour ne s’occuper que de la vague. Mais leur vague est vide, silencieuse.
Ne pas prendre le temps de se faire gouttelette. Surfer sur la vague, pas en faire partie…
L’exigence de la situation : habiter le présent
Ces « nous-ne-pouvons-rien », ces « tous-les-mêmes », ces « à-quoi-bon », cette tentation de se laisser porter par le mouvement.
Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience.
Aristote : ce qui définit l’homme libre est précisément le fait « qu’il ne lui est pas loisible d’agir au hasard et que toutes ses actions, ou du moins la plupart, sont réglées ».
Pour l’homme grec, la liberté et la perfection se mesurent à la détermination plus ou moins grande de ce qu’il fait.
Au lieu d’être plus libre, celui qui n’assume pas son destin s’y retrouve au contraire enchaîné et il lui revient sous forme de fatalité.
Le faire trouve sa raison d’être dans le fait lui-même, où la cause est contemporaine de l’effet. On ne l’accomplit pas pour une promesse, pour un lendemain puisqu’aucun changement n’abolira jamais l’injustice, mais parce que la justice est toute entière dans chaque acte de justice. La seule solution pour l’homme est de s’opposer en situation, sans garantie d’en connaître jamais le résultat.
3- De la résistance
Les effets pervers de la logique d’affrontement
Il est une tentation efficace, puissante pour rassembler : la logique d’affrontement, qui donne tout à la fois une identité, un sens : « Être contre » réunit bien plus sûrement qu’ « être pour ». Cela galvanise, permet de s’épargner l’incertitude de construire soi-même. Mais à une condition : accepter que ce soit l’ennemi qui vous définisse, vous légitime, ordonne votre vie. Dans un mouvement de pure extériorité, la raison d’être se puise non dans sa propre construction mais dans celle de ce que, précisément, on voudrait combattre. Et se forme un rassemblement d’individus, fondé sur une identité close et exclusive, qui se structure surtout autour d’une raison d’être dont la seule qualité intrinsèque, le principal signe de reconnaissance tient dans le fait de ne pas être l’autre. « Nous sommes ceux qui ne sont pas comme ceci. » Ou bien « Ceux qui s’élèvent contre cela ».
Cela provoque un type d’unité très problématique, une confiance dangereuse et irréfléchie en sa propre supériorité.
Se cultive aussi dans la logique d’affrontement cette fausse assurance de savoir où on va, dans la gaieté artificielle d’une promesse floue. Dans le « contre », c’est à nouveau cette fameuse corde de l’espoir qui vibre, celle qui fit marcher au pas cadencé des générations de militants. Et que sonne le fameux « Quand on aura gagné… ». Faisant ainsi miroiter le futur, elle permet surtout d’oublier le présent, la vie. S’affronter au « mal » suffit, pense-t-on, à fournir un sens à ce que l’on fait et le bien ne pourra qu’advenir. Ce n’est que très secondairement que se pose la question : en quoi le monde auquel nous pensons serait-il meilleur ? « Si le monde était selon ton cœur », écrit le poète Pessoa, « il serait selon ton cœur, voilà tout… »
Qui que soient les protagonistes, se fabrique une sorte de mimétisme entre ennemis : « Il faut terroriser les terrorisme ».
« La peur doit changer de camp ». « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». « Pas de justice pour les ennemis de la justice »…
Le désastre de ces stratégies guerrières ne connaît aucun contre-exemple dans l’Histoire : les meilleurs pour chasser le mal deviennent les pires sitôt la victoire célébrée.
Quand on utilise pour combattre les mêmes méthodes que celui qu’on combat, quelle différence y a-t-il entre les uns et les autres ?
Le but se dessine, se redéfinit à chaque pas, sans jamais s’achever. Ainsi, le fameux slogan « la fin justifie les moyens » ne peut fonctionner, tout simplement parce que cette fin n’existe pas en tant que telle. Immédiatement, s’enclenche un nouveau rapport de forces et c’est dans chaque moyen, dans chaque acte, que le but existe dans sa totalité.
Toute politique qui tend à différencier la fin et les moyens et prétend connaître le pas nécessaire pour l’avènement d’une fin donnée ne fera que rétablir une politique de l’attente et de la discipline.
Le piège du pouvoir
Manichéisme et logique d’affrontement restent en générale la seule façon dont la culture occidentale pense le changement.
La plupart des grandes civilisations ont toujours considéré la notion de permanence comme une valeur essentielle, bien plus positive que celle de changement, lequel ne pourrait advenir qu’après un long travail de concertations, d’arrangements, de va-et-vient.
C’est la vision inverse que portent en eux les femmes et les hommes d’Occident : pour eux, le changement serait bon par essence, une notion intimement liée à celle de « progrès » et de « modernité ».
Un bon triomphe est celui qui s’arrache par la force. Alors que le fait de convaincre ou de négocier, signe de sagesse et de réussite dans la culture indienne, par exemple, est toujours vu par nous comme l’arme des lâches, des traîtres ou des rusés. À nos yeux, liberté et légitimité égalent domination.
Après la Seconde Guerre mondiale, aucun mouvement contestataire ou groupe révolutionnaire, des Black Panthers aux guévaristes en passant par l’extrême-gauche allemande, n’aurait imaginé fonctionner sans une « avant-garde armée ».
Il y a deux façon de rester dans la dimension du pouvoir, en tant qu’institution centrale, et de se laisser aveugler par lui : le convoiter ou l’affronter.
Quiconque arrive au pouvoir et croit qu’il peut, depuis cette place, mener la société, n’a plus le choix qu’entre la reculade ou la dictature.
Systématiquement, que ce soit au Chili avec l’élection de Salvador Allende ou au Nicaragua avec la victoire militaire du Front sandiniste de libération nationale, la prise du pouvoir a été généralement interprétée par la population comme un aboutissement : ça y est, le travail est fait, tout le monde peut rentrer chez soi.
Un autre rapport à la violence
Dans la nouvelle radicalité aujourd’hui, un pas de côté commence à s’esquisser.
« Le pouvoir n’attend qu’une chose pour nous écraser avec la bénédiction générale : que nous passions aux groupes armés. Il joue la provocation, instrumentalise des pseudo-radicaux », raconte un jeune garçon dans la région de Béni-Douala (Kabylie).
S’engager, c’était prendre les armes ou côtoyer ceux qui les prenaient. Là se situait le point de rupture entre adhérer à des idées, défendre une opinion, et risquer son existence pour « mettre le corps » et pas seulement la tête.
Le critère de radicalité restait la violence.
Pierre Goldman, condamné à Paris dans les années 70 pour le meurtre contesté d’une pharmacienne et figure emblématique du gauchisme français, fut tout entier traversé par cet esprit de l’époque : « Je rêvais de guerre civile, de guerre antifasciste, d’un vrai retour du temps, de l’Histoire. J’étais disponible pour toute aventure révolutionnaire, si désespérée fût-elle, pourvu qu’elle me jetât dans un affrontement historique authentique ».
« Décrochages »
Si la nouvelle radicalité utilise la violence dans certaines situations, si les uns la contestent et les autres la revendiquent, elle apparaît surtout comme diffuse, populaire, souvent spontanée et sous les formes les plus diverses.
Les Black Blocks, qui veulent « réinsérer l’action au sein de la protestation pour faire de la politique au lieu de la dire », provoquent les policiers, brisent des vitrines, tentent de percer les barrages.
Ceux qui ont eu recours aux armes pour faire valoir leurs idées n’ont que très peu d’idées. Les mouvements armés, si révolutionnaires soient-ils, sont fondamentalement des mouvements arbitraires.
Personne n’a réussi à échapper à la laborieuse discussion sur le rôle de la violence dans la nouvelle radicalité, avivée par le discours dominant. Celui-ci s’obstine en effet à vouloir en faire un débat, posé dans les termes d’antan.
Cette volonté d’assimiler la contestation d’aujourd’hui à la lutte armée d’hier prouve en tous cas une chose : les gouvernements s’estimeraient bien plus à l’aise, aussi bien dans leur discours que dans leur action (ce qui ne veut pas dire plus efficaces) face à la seconde qu’à la première.
Le moindre caillou jeté devient un acte de barbarie d’une dangerosité extrême.
Optimisme de la volonté, ou pessimisme de la raison
Hormis certains cadres d’Attac ou représentants d’organisations non gouvernementales qui continuent de tonner contre les « casseurs » ou les « parasites » et à vouloir s’en démarquer, nous arrivons plutpot aujourd’hui à ce moment historique où cohabitent plusieurs manières de « résister ».
Deux conceptions de l’Histoire se heurtent : optimisme de la volonté contre pessimisme de la raison.
Voir l’homme comme le sujet de l’Histoire, versus la complexité des structures.
L’échec de la contestation sociale fondée sur le seul optimisme d’un sujet capable de changer l’Histoire a sans doute permis l’essor des courants dits « postmodernes ». Pour eux, l’homme subit l’Histoire : nous ne pouvons rien contre des structures complexes. Un pessimisme de la raison.
Terrible va-et-vient entre l’intentionnalité du sujet et le poids des structures, dont les tenants respectifs s’affrontent trop souvent en pure perte.
Responsables, oui mais pas coupables, au sens où aucun n’est le créateur de ce à quoi il participe. Le concept de culpabilité impliquerait tacitement l’idée d’une volonté agissante, capable de déterminer ces superstructures. En ce sens (et celui-là seulement), estimer un homme politique « coupable », c’est d’abord lui supposer une puissance imaginaire : il suffirait dans ce cas de le remplacer par un autre. L’humanité n’a pas été avare de cette solution. On en connaît le résultat.
Dans ce débat, chacun à tort et raison à la fois : les structures sont en effet sans sujet et sans intentionnalité ; et, en effet aussi, certains en profitent et agissent de manière à les faire perdurer.
Ce n’est pas l’un ou l’autre : une action place chacun face à ses responsabilités d’être prêt à assumer un affrontement contre ceux qui défendent les structures de l’injustice ; et un conflit, aussi important soit-il, ne résoudra jamais un rapport de forces, ni ne suppléera au véritable travail de construction de l’alternative, à l’élaboration d’une multitude de pratiques.
Qu’est-ce que la résistance ?
« Des journalistes et des hommes politiques n’arrêtent pas de nous demander si nous sommes pour ou contre la violence », raconte un proche du mouvement anglais Reclaim the Street, apparu en 1995. « C’est absurde. Cela me rappelle le débat sur l’avortement. Ce n’est pas parce que l’acte d’interrompre une grossesse serait une expérience formidable que certains militaient pour qu’il soit autorisé. Ou bien parce qu’ils voulaient réguler les naissances par ce moyen. Ou encore l’imposer à toutes les femmes. Il s’agissait de faire reconnaître officiellement et publiquement que, dans certaines situations, on ne peut pas agir autrement. Avec la violence, c’est pareil. »
« Résister ». Ce mot a un passé. Il reste intimement lié à une situation d’exception, à ces « accidents » de l’Histoire qu’on tente d’abolir, comme l’établissement brutal d’une dictature ou l’occupation d’un pays par un autre.
Identifier la résistance contre le néolibéralisme à celle contre une dictature a qqch d’artificiel, qui nous plonge dan la virtualité : un régime d’oppression ou d’occupation est un élément qui tente de s’imposer dans une situation pour devenir hégémonique, mais qui ne la constitue pas en soi. Alors que le capitalisme, lui, n’est pas un soubresaut historique : c’est une forme de civilisation, un long cheminement de la pensée, de la culture, de la vie, dont nous faisons tous partie.
Le néolibéralisme est en nous
Le néolibéralisme n’est plus seulement une idéologie : il a fini par créer une structure sociale qui, certes, profite à certains et en lamine d’autres, mais où même ces victimes contestent généralement moins le système que la place qu’elles y occupent.
« Il faudrait que les gens regardent moins la télévision », entend-on dire régulièrement. Mais, si la plupart d’entre eux finissaient par l’éteindre, le seul résultat prévisible serait qu’ils s’ennuieraient davantage. La télé fait partie d’eux.
Qui veut moins polluer doit trier ses ordures, renoncer à la voiture. Bref, des convictions, un acharnement. En revanche, pour polluer, il suffit d’exister. D’être là. Si l’écologie est une idée, la pollution, elle, est un vécu.
De ce point de vue, la « résistance » au capitalisme reste prisonnière de ce vieux schéma qui oppose une idée au monde.
Pour ton bien, ne sois pas ce que tu es.
Si les points de « désadhésion » au système n’ont jamais été si nombreux et visibles qu’aujourd’hui, si les colloques, les revues, les conférences se multiplient, cet élan de résistance se métamorphose pourtant peu à peu en tristesse quand aucune pratique ne l’accompagne. Et ceux que porte aujourd’hui cet élan commun de résistance se sentent d’autant plus impuissants, velléitaires et en colère qu’ils sont éloignés d’une possibilité d’agir.
Du « devoir-être » au « devoir-faire »
Tant qu’on ne lutte pas, on reste obsédé par l’ennemi. Quand on se met à lutter, on se rend compte que l’ennemi n’est personne.
Personne, quelque que soit sa force, ne pourra empêcher le développement des constructions, des expériences, des contre-pouvoirs. Les seuls à pouvoir détruire cela, c’est nous, quand nous arrêtons.
« Résister, c’est créer » : développer une myriade d’expériences qui permettent de sortir du « devoir-être » pour passer au « devoir-faire ».
La liberté est tout entière dans l’expérience de liberté elle-même, au moment où elle se fait. En ce sens, ce serait plutôt dans un au-delà du capitalisme, et non dan la seule confrontation avec lui, que se situe aujourd’hui la nouvelle radicalité.
Il ne s’agit pas d’édifier des kibboutz, petits bastions fonctionnant à huis-clos, des alternatives qui pousseraient comme des plantations hors-sol soigneusement tenues à l’écart d’un paysage et d’un climat. Parfaites mais non viables hors de leur microcosme. Le monde se questionne depuis des expériences qui s’agencent avec lui, dans leurs réussites, leurs échecs, leurs tâtonnements. Des exemples.
4- L’individu et le militant
Le mythe de l’individu
Véritable atome de base de notre société, l’individu se vit aujourd’hui intimement comme un conquérant tout-puissant, qui dominerait la nature, son époque, les autres, son corps, son vieillissement. C’est une entité abstraite, qui surplomberait le réel et le tiendrait en laisse.
Tout se passe comme si, dans le vaste mouvement de la modernité, avait eu lieu une sorte de révolution copernicienne où la Terre n’était plus désormais au centre de l’univers et où cette place était désormais occupée par chacun d’entre nous, véritable empire dans l’empire.
« L’individu, comme valeur sociale, exige que la société lui délègue une partie de sa capacité à fixer les valeurs et en devient l’étalon. Cette évolution se scelle dans des concepts dont la liberté de conscience ou le libre arbitre sont l’exemple type. La déclaration des droits de l’homme se fait la formule idéologique parfaite de la nation : là où régnait un devoir différent selon la condition de chacun, s’imposent maintenant en première ligne les droits imprescriptibles de chacun comme individu. »
Dans la vision classique de la politique et de l’engagement, chaque individu va donc aussi aller puiser dans ce qu’il droit être source de toute vérité, son « plus profond de lui-même », son « âme et conscience ». Lui, petite entité abstraite déliée de tout, regarde alors défiler les programmes, qui sont eux-mêmes des modèles de mondes virtuels. Et là, depuis ce point où plus rien n’existe, ni lui ni l’univers, il pense qu’il va adhérer à une idée. Lui, et lui seul. Au nom de ce qu’il a de plus personnel, jure-t-il.
C’est l’époque qui nous pense
Contrainte de rafistoler en permanence le mythe d’un individu égal à lui-même et maître de ses choix, la pensée occidentale a développé un discours qui se rapproche de celui sur les « états modifiés de conscience » (venu de l’anthropologie et de l’ethnologie, ce concept désigne ces moments où le sujet perd plus ou moins son identité à travers des formes de transes qui varient selon les cultures et les civilisations). Et c’est cela que va plaider le militant en rupture de ban : une force extérieure, supérieure à la sienne, le charisme d’un leader, ou l’euphorie d’un mouvement social, l’aurait poussé. Il n’est pas coupable puisque, en somme, ce n’était pas lui.
La découverte géniale de l’inconsciente qui nous montre maîtrisés par des « surdéterminations ».
Il n’y a pas d’authenticité dans l’individu, car celui-ci n’est pas chacun de nous mais la forme d’un système, celui de la civilisation occidentale capitaliste, telle que nous l’incarnons.
À l’inverse de ce que nous considérons souvent, ce n’est pas nous qui pensons l’époque, c’est elle qui nous pense.
Leibniz distingue deux niveau du « vouloir » : on peut parfois faire ce que l’on veut, mais jamais vouloir ce que l’on veut. Voilà ce qui est difficile à accepter dans une forme d’humanité où nous nous pensons maîtres de nos choix et du monde : davantage que vivre dans une époque, nous sommes l’époque, nous faisons partie de son paysage et nos « vouloirs » sont autant de poussées intrasituationnelles, quelle qu’en soit la direction.
« Faute de trouver ce qu’on désire, on se contente de désirer ce qu’on trouve », écrit Guy Debord pour décrire ces hommes et ces femmes piégés dans l’impuissance de la « société du spectacle ».
Changer la vie ou changer sa vie ?
De façon idéaliste, les fameux révolutionnaires protagonistes du changement ou partis radicaux classiques, considèrent eux aussi toujours l’homme comme ce « noyau sain » écrasé par un oppresseur quelconque et imaginent un sujet, purement abstrait, existant au-delà de l’oppression, le peuple.
Pendant des années, des militants ont distribué des tracts à l’entrée des usines expliquant rationnellement combien grand (et bien réel, d’ailleurs) en est le système d’exploitation. Et les ouvriers se rassemblent aujourd’hui pour expliquer aux patrons comment mieux les pressuriser. Il y a là qqch qui rappelle ces campagnes sur les méfaits du tabac ou de l’alcool, toutes hérissées de menaces. Oui, il faudrait arrêter de fumer et de boire. Tout le monde est d’accord. Mais qui le fait ?
En 1900, l’ouvrier d’ « avant-garde » pensait que la solution collective était d’agir ensemble, en syndicat ou en parti, et qu’on allait ainsi renverser les patrons et construire un nouveau monde. Dans la dernière partie du XXè siècle, cette solution va être historiquement supprimée : l’échec des idéologies, comme moteur social, déconstruit le collectif et le système néolibéral apparaît si fort que l’idée même de mutation semble inconcevable. La chute du modèle révolutionnaire a conduit à une sorte de sidération, où nous nous sentons condamnés à l’injustice, à perpétuité.
La seule issue est la fuite individuelle. Ensemble, nous allons au massacre. Seul, on s’en tirera. Et ce n’est plus dans un grand mouvement où l’union fait la force qu’un ouvrier pense qu’il pourra s’en sortir. Mais, personnellement, en devenant lui-même un patron. Ce n’est plus le monde qu’on veut changer, c’est sa vie à soi.
Aujourd’hui, d’une autre façon, la planète entière souhaiterait un « monde plus juste ». Et chacun manifeste, chacun proteste sur le mode individuel du souhait sans que rien ne soit fondamentalement différent de l’époque où tout le monde se résignait à cet horizon. Ensemble, mais tout seul. Or il ne s’agit pas aujourd’hui de revenir à une nouvelle croisade contre l’individu, mais de l’émergence d’une forme qui se développe en marge de l’individu, et qui en casserait le monopole, une nouvelle forme d’humanité qui ne joue plus dans les termes traditionnels d’un sujet d’émancipation qui va libérer un objet.
La centralisation contre la multiplicité
Soyons sérieux, organisons-nous, structurons et centralisons tout ça, d’une façon ou d’une autre. Bref, la multiplicité, élément majeur de la nouvelle radicalité, serait considérée comme un défaut à corriger d’urgence.
Il faudrait « exclure les parasites », se démarquer de l’un ou de l’autre, refuser d’apparaître aux côtés d’un troisième qui déplaît.
Pour ces partisans du « soyons sérieux », les actions ne sont que pure dispersion tant que le bureau politique (ou ce qui en fait office) ne s’est pas chargé de leur donner un sens, pour leur plus grand bien.
Ce fonctionnement reste pris dans la mécanique de la transitivité : agir non pou la chose en soi, mais pour ses effets ultérieurs supposés.
Ils sont bien là, mais, en réalité, leur présence est une pure absence. Pour eux, l’intelligence, la logique n’appartiennent pas à la situation elle-même et aux gens qui l’habitent, mais à son inscription dans une visée plus vaste, purement abstraite.
La politique classique a pour objet de s’emparer des gens, dans le but de les modifier. Un engagement situationnel serait au contraire celui qui, loin d’en faire un objet, resitue l’homme dans un ensemble multiple.
Faire de la politique, c’est toujours pour beaucoup une façon de sortir de la vie quotidienne, de respirer l’air pur des hauteurs, d’être à proprement parler dans l’extraordinaire.
Ce mépris du quotidien et cette fascination pour les étages supérieurs ont été adoptés sans autre forme de procès par les avant-gardes de mouvements révolutionnaires classiques.
Les deux figures du militant
Il y a les très tristes, qui se sentent condamnés à la longue peine du quotidien. Pour eux, le travail, la maison sont rarement des plaisirs. Ce sont en tous cas des occupations secondaires, voire des empêchements, qui les dévieraient de leur vraie vie, soigneusement cloisonnée et qui commence après : militer. Évidemment, les réunions et les manifestations ne sont pas forcément grisantes, mais au moins elles donnent l’impression d’y respirer un peu l’air frais des hauteurs, de frôler cet au-delà où se déciderait le monde. De sa façon d’ordonner sa vie et celle des autres, le militant triste agit comme s’il s’agissait d’autant d’organismes malades à soigner.
C’est la figure typique de l’homme du ressentiment et de l’impuissance, qui ressemble au prêtre comme un jumeau, comme le remarquait Nietzsche. Comme lui, il puise sa force dans une promesse dont il se veut le prophète : le paradis à venir. Son arme principale : la culpabilisation.
Le seconde figure du militant serait celle du modificateur, enfin arrivé au pouvoir.
La position classique confondait ce que nous nommons l’émergence avec la prise du pouvoir.
La grande différence entre la révolution entre la révolution soviétique et la Révolution française. La première a tenté de changer la société depuis la superstructure, avec le résultat désastreux que l’on connaît. La seconde, en revanche, était moins une cassure qu’une sorte de mise à jour des superstructures politiques par rapport à une société mercantile, bourgeoise, qui avait déjà émergé. De la même façon, l’école obligatoire ou la dépénalisation de l’homosexualité sont des mesures qui viennent donner un sens à des tendances dominantes qui existent déjà dans la société. À l’inverse, la sédentarisation des Mongols ou des Tziganes ne correspond à aucune aspiration qui pourrait exister au sein de ces communautés.
Les habitants du pouvoir central n’ont finalement que deux solutions : écraser ou accompagner un changement. Jamais celle de le créer, ni même de l’incarner.
Ne pas céder sur l’impossible
La nouvelle radicalité implique ainsi un double dépassement de ces figures de militants. D’une part, en constatant que le pouvoir n’est ni le lieu ni le moteur depuis lesquels se modifie la société, détissant l’illusion d’une scène hors quotidien où s’ordonnerait le monde.
D’autre part, en rompant avec la vision d’une action à proprement parler extraordinaire, unidimensionnelle et polarisée par la lutte pour un avenir abstrait, afin de réinvestir les dimensions multiples de la vie.
Un vaccin contre le sida est impossible. Le développement de la justice dans le tiers-monde est impossible. Une éducation non-utilitariste en Occident est impossible. Un amour éternel est impossible. Mais que tout cela soit déclaré impossible ne signifie pas que l’humanité doive y renoncer, cela désigne au contraire ce sur quoi elle ne doit pas céder.
Ne pas céder sur l’impossible est une invitation à se rendre présent à notre présent, à casser avec la promesse.
Et le risque de dispersion ?
Si la différence entre centralité et multiplicité est évidente, celle entre multiplicité et dispersion est moins visible.
« Agir local, penser local »
5- Une économie alternative ?
La toute puissance de l’économique
Toute pensée globale en termes d’économie mondiale relève d’une sorte de délire, même si ce délire paraît aujourd’hui configurer l’économie mondiale.
Une nouvelle idéologie
Engendré par un vaste mouvement de désacralisation du monde en Occident, l’économique est en effet devenu croyance. Louis Althusser expliquait que le propre de l’idéologie est que les réponses précèdent les questions.
Par les pratiques, les comportements qu’il induit, l’économique est sans doute devenu le principal foyer producteur de valeurs de notre civilisations, créant et recréant mythes et interdits, limites et espoirs, construisant une norme et une morale. Jusqu’à façonner peu à peu ce qu’est un homme.
Il y a deux siècles, celui qui lisait la fin d’un conte : « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » voyait immédiatement apparaître l’image de la félicité. Dans les films que nous voyons aujourd’hui, l’homme comblé est celui qui, à la dernière image, ramasse les 10 millions d’euros. Pas besoin d’en dire plus : c’est ça le bonheur.
Toute autre dimension dans une marchandise que sa valeur d’échange, la valeur d’usage par exemple, va être considérée comme archaïque, voire absurde.
La théorie économique, à prétention scientifique (mais qui n’a de fait jamais dépassé un vague scientisme idéologique), a fortement refoulé nombre d’usages propres à toute culture humaine, qu’elle considère comme non rationnels.
Cette situation s’illustre aujourd’hui dans le face-à-face entre les experts et la société : d’un côté, de bons pères de famille s’émerveillent ou s’affolent face à des mondes qu’ils comprennent mal, criant tantôt à la magie, tantôt à une atroce barbarie. De l’autre, des techniciens ont du mal à s’identifier à ces images de docteur Folamour ou d’affameur du tiers-monde, animés d’intentions machiavéliques, que leur renvoie parfois le miroir social. Eux se vivent plutôt comme les représentants d’une paisible neutralité en blouse blanche, qui résolvent équations et problèmes, dans le cadre de structures dont ils n’ont pas la maîtrise.
En somme, les uns comme les autres se vivent comme absolument détachés face à des univers qui ne dépendent pas de leur volonté. Mais il n’existe pas d’homme abstrait ou atemporel, qui resterait totalement étranger au devenir de la science ou de l’économique. Tous sont pris dans leur évolution, qui construit sans arrêt l’homme qui lui correspond.
Ils ne sont pourtant ni nazis ni eugénistes, ces savants qui ont par exemple développé le dépistage prénatal ou les implants cochléaires : ils créent des possibles pour le bien de tous. Mais ces possibles deviennent ipso facto normatifs, construisant un réseau souterrain de sens qui ne se revendique pas et n’est pas reconnu comme tel.
Nous en sommes donc arrivés exactement là où le IIIè Reich et les médecins fous de la Suède des années 50 voulaient en venir.
La sphère économique comme sphère autonome
« Dé-socialisation de l’économie » : celle-ci se détache peu à peu de la société jusqu’à une profonde séparation qui en fait un ensemble en soi. Ce que nos cultures nomment « économie » désigne en fait cette combinatoire autonome qui, sous cette forme, n’existe dans aucune autre culture ou civilisation.
pour apprivoiser ces structures sans conscience et sans desseins, que nul ne peut ordonner, s’est mise en place une idéologie de la complexité, qu’on évoque comme on le faisait jadis des dieux malfaisants.
C’est trop complexe, inutile de tenter quoi que ce soit, nous ne pouvons rien. Paradoxalement, la complexité fini par devenir l’idéologie du plus étonnant des simplismes.
Il existe un véritable isomorphisme entre le fonctionnement du sacré dans toute société et la conception que nos contemporains ont de la sphère économique.
Les croyances ne sont pas des fables que les lumières de la raison et le phare de la vérité suffiraient à dissiper. Elles sont aussi des faits sociaux, bien arrimés dans le réel.
Les croyances ne sont jamais accidentelles, de simples erreurs de perception, mais des métaphores et des récits qui parlent des structures profondes modelant chaque culture.
Entre le soubassement (en l’occurrence les hommes et leurs activités) et la forme qui en émerge (l’économique), le rapport n’est pas simplement une dépendance causale, unilatérale, comme l’affirme le point de vue réductionniste.
Ainsi, une cathédrale est faite de pierres. mais l’édifice qui émerge de ce soubassement minéral ne peut être résumé à un empilement de pierres : il est plus que cela. Pourtant, en elle-même, chacune de ces pierres reste un caillou, rien d’autre.
Il n’est pas possible de lancer sur le ton du rappel à l’ordre que l’économie doit retourner « au service de l’homme », parce que nous en avons suscité l’émergence et qu’il nous apparaîtrait brusquement que l’outil créé pour notre usage serait défaillant.
Certes, l’ordre économique actuel profite à certaines minorités, mais celles-ci n’ont en aucune façon le pouvoir de l’orienter.
Les termes concrets de cette interdépendance constituent la base de toute pensée de changement de nos sociétés, qui ne tomberait ni dans un sentiment stérile de toute-puissance où l’homme s’érigerait en maître du jeu économique parce qu’il l’a créé, ni dans l’impuissance consistant à croire que l’autonomie du niveau émergent rend vaine toute activité humaine.
L’économie n’est ni au service de l’homme ni contre l’homme : elle est au service de l’économie.
L’émergence d’une métaéconomie
Toute tentative pour la dominer, lui imprimer ordre et clarté, produit donc inévitablement la conséquence inverse : l’augmentation du désordre et de l’opacité. La validité de cette hypothèse peut, pour notre malheur, se constater dans n’importe quel manuel d’histoire et d’économie : plans quinquennaux, programmes d’industrialisation, espaces économiques à géographie variable, protectionnismes ou dirigismes de toutes sortes ne sont non seulement jamais parvenus à dominer cette complexité, mais l’ont invariablement augmentée.
Depuis quelques années émergent des formes de solidarité, des expériences, qui ne partent pas d’un modèle économique ou politique, comme c’était le cas pour la contestation classique. Elles poussent au quotidien, là où elles peuvent, sans volonté de centralité, ce qui les rend presque invisibles à nos yeux habitués à une militance tout en drapeaux et trompettes.
À aucun moment, le résultat n’est soumis à une vérification logico-formelle, à des exigences macroéconomiques ou à la vocation d’ordonner un ensemble.
Des tendances au non-capitalisme…
En fait, aucun des projets de ce type n’existe contre ou pour la sphère économique. Il ne s’agit même pas de décider qu’on l’oublie, qu’on fait comme si elle n’existait pas, mais de l’excentrer : ils se construisent au-delà d’elle, créant des zones, des tendances au non-capitalisme au sein d’un monde capitaliste. En ce sens, l’anticapitalisme devient non le pivot d’une contestation, la cible d’une lutte, mais le corollaire d’une résistance qui se fait création, capable de produire elle-même d’autres valeurs.
Il se construit des zones de méta-économie, qui dévirtualisent la relation des hommes avec le monde, avec les objets du monde, mais aussi avec eux-mêmes. Il s’agit de penser des économies régionales dans le sens où Husserl parlait d’ « ontologies régionales » : on développe des projets qui ne sont plus soumis à la finalité de l’ensemble complet, mais porteurs de leurs propres fins.
Projet local ou programme global ?
Cette invalidation de beaucoup d’initiatives pratiques de développement, de formes alternatives de vie, de production, d’éducation ou d’échange ne vient pas de malveillants soldats de la répression, mais au contraire d’une tension à l’intérieur même de cette nouvelle radicalité.
Ce sont les partisans d’un « programme économique alternatif », qui, à chaque réunion d’alternatifs, comme Porto Alegre, élèvent la voix pour réclamer avec les meilleures intentions du monde que surgissent des propositions concrètes pour passer « de la contestation à la proposition ».
Cet universel abstrait est ainsi mis en avant pour mettre un peu d’ordre dans l’universel concert, considéré comme trop local.
Les foyers de résistance ne le sont jamais à des techniques, mais aux valeurs que celles-ci produisent.
Projet local et programme global ne s’opposent pas en soi, il ne s’agit pas de jouer l’un contre l’autre, ou bien de décréter que l’un des deux doit disparaître : ils renvoient à deux niveaux d’existence, interdépendants mais de nature différente.
Le caractère nouveau de ce type d’expériences méta-économiques ne réside pas dans un nouveau modèle, mais dans le foisonnement du multiple, de projets ancrés dans le réel, à côté, en conflits ou en complémentarité avec la centralité capitaliste.
L’émergence de cette multiplicité de singularités en situation est profondément non-capitaliste, nourrie qu’elle est de projets singuliers qui opposent le réel de la vie à la virtualité spectaculaire.
Pour en finir avec la dichotomie réformisme-révolution
Dans le développement de nouvelles formes de sociabilité et de justice, un effet cumulatif peut à terme rompre l’équilibre dominant et faire basculer une hégémonie. Mais il n’est pas possible de militer pour une rupture, comme si elle était un point que l’on pouvait viser, puis atteindre. Une seule chose est sûre pour ceux qui choisissent cette méthode : elle est la meilleure façon d’empêcher tout changement.
Pour aller vers le changement, il n’y a pas de raccourci.
L’avancée d’une subjectivité contestataire qui ne se soumet plus au caractère supposé indépassable du capitalisme. Peu à peu, s’y construisent les éléments et les outils de contre-pouvoirs, compris non comme un tremplin vers le pouvoir, mais comme des formes puissances qui construisent ici et maintenant de nouvelles valeurs.
En renonçant à une vision transitive de la politique et du changement social, ces expériences dépassent la croyance en un tout économique pour retrouver le propre de l’aventure humaine.
L’apparente rationalité capitaliste est, du point de vue de la vue, du point de vue des hommes réels et des situations concrètes, une pure irrationalité qui ne tire sa force que de la puissance que les individus lui délèguent. C’est pourquoi le seul projet possible passe par la création et le développement de zones et de tendances non capitalistes, où il ne s’agira plus de trouver des plans macroéconomiques de libération, mais de nous libérer de l’économie.
Merci pour cette analyse, c’est confortant !